Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

2. VIE SENTIMENTALE ET FAMILLE

Dans la saga impériale, les femmes de Napoléon et le clan Bonaparte forment un registre à part. Sur le plan sentimental, le carré d’as est constitué de deux épouses, d’une fiancée et d’une amante-amie, soit Joséphine de Beauharnais (dont il adopte les deux enfants, Eugène et Hortense), Marie-Louise d’Autriche (mère du Roi de Rome), Désirée Clary et Maria Walewska (qui lui donne également un fils, le comte Alexandre Walewski).

Entre 1796, après la découverte des infidélités de Joséphine, et 1809, date du second mariage, on lui connaît en outre une cinquantaine de maîtresses, choisies en majorité parmi les artistes de scène – Mlle George, Giuseppina Grassini, Carlotta Gazzani Brentano, Marie-Thérèse Bourgoin, Joséphine Duchesnois – ou les dames de compagnie de l’impératrice, comme Élizabeth Le Michaud d’Arçon de Vaudey, Adèle Duchâtel, Anne Lacoste, Mlle Guillebeau, Félicité Longroy et Éléonore Denuelle de la Plaigne (mère d’un premier fils illégitime, le futur comte Charles Léon) ; mentionnons encore Pauline Fourès (rencontrée en Égypte, et pour laquelle il faillit divorcer), Françoise-Marie Pellapra-LeRoy, Auguste Charlotte von Kielmannsegge et, à Vienne, Emilie Victoria (Eva) Kraus von Wolfsberg. Ce sont beaucoup de passades, des relations à éclipses toujours généreusement dotées, mais qui tracent à peine sur ses sens et pas du tout sur son cœur. Constant (le valet de chambre), Murat, Duroc et Talleyrand servent de « recruteurs ». Amant tendre mais maladroit, pressé, parfois proche de la goujaterie, Napoléon a toujours refusé d’installer une favorite à la Cour, par respect pour Joséphine et parce que, estime-t-il, elles ont fait du tort à Henri IV et à Louis XIV. Selon lui, « les Français sont devenus trop sérieux pour pardonner à leur souverain des liaisons affichées et des maîtresses en titre ». Sa vraie maîtresse, c’est le pouvoir.

À L’ÉCRAN

Située en marge de l’épopée, la matière permet de montrer l’homme derrière le grand homme, le cœur sous la redingote, et les producteurs de cinéma ont très vite compris que la dimension amoureuse, intime de la vie de Napoléon – héros au repos – rend ce dernier également attractif pour un public féminin. Le cas de Désirée, la fiancée du jeune général d’artillerie en mal de finances, tient de Cendrillon : c’est le conte de fée sur fond de haute politique, popularisé bien sûr par le best-seller à l’eau de rose d’Anne-Marie Selinko (1951). La fille d’un riche négociant de soie marseillais est courtisée puis délaissée par celui qui deviendra le maître de l’Europe et se console dans les bras d’un maréchal d’Empire qui hérite du trône royal de Suède ; de surcroît, Julie, la sœur aînée de Désirée, s’unit à Joseph Bonaparte, frère aîné de Napoléon, qui, lui, deviendra tour à tour roi de Naples et roi d’Espagne. Bilan : deux reines consorts liées à la famille impériale. Tout en brodant fortement sur des effusions sentimentales en réalité bien limitées (et, pour Bonaparte, surtout intéressées), le cinéma livre en particulier deux films qui resteront dans les mémoires, pour des raisons sans doute opposées. En 1942, avec Le Destin fabuleux de Désirée Clary, tourné sous l’Occupation, Sacha Guitry chante la gloire de l’Empire et encourage les Français à ne pas oublier leur passé, autrement plus prestigieux que le sinistre régime à la croix gammée. Bonaparte-Napoléon (Jean-Louis Barrault, parfait, et Guitry lui-même) est ici un souverain quasi idolâtré que la petite bourgeoise méridionale et son maréchal béarnais propulsés à Stockholm trahissent sans vergogne ; tous deux finissent leur vie dans le remords d’avoir manifesté autant d’ingratitude que d’aveuglement. Douze ans plus tard, la 20th Century-Fox à Hollywood mobilise le nouveau procédé CinemaScope et un Technicolor haut de gamme pour jeter passagèrement la délicieuse et candide Jean Simmons dans les bras de Marlon Brando. La guerre froide s’inscrit en sous-texte dans ce Désirée de 1954 dominé par un Napoléon despote ténébreux, impérieux et d’un charme dévastateur : on y brandit la menace du totalitarisme à la sauce révolutionnaire, et les visées françaises sous l’égide du beau rebelle hollywoodien parti « à la conquête du monde » sont détournées dans ce sens. Néanmoins, Brando, jeu subtil et profil de médaille, vaut amplement le détour.
Le couple Joséphine-Napoléon est mythique, incontournable. Joséphine, c’est la reine de cœur, le premier grand amour d’un homme politique des temps modernes : tout en entremêlant des codes d’autrefois, ce mariage d’amour bourgeois, exclusif, passionné, cadencé d’orageuses scènes de ménage, est impensable chez un tenant de l’Ancien Régime. La relation – qui répond aux nouvelles aspirations romantiques du XIXe siècle – semble donc idéalement forgée pour le grand et le petit écran (sans oublier le théâtre). Elle conjugue non seulement des états d’âme qui nous sont proches, mais aussi toutes les facettes d’une trajectoire épique menant de la Terreur robespierriste à la défaite des Aigles. Le cas de Joséphine se présente en deux étapes : d’une part l’aristocrate martiniquaise ayant échappé à la guillotine, éperdument volage et frivole, et qui trompe un jeune époux dont elle ne mesure ni l’affection ni la dimension ; de l’autre, l’impératrice respectée de tous (sauf des Bonaparte), devenue compagne loyale et complice, mais aussi une femme frustrée, jalouse et finalement répudiée parce que stérile, et qui se mure dans une attitude de sacrifice. Plusieurs stars de renom l’ont campée en passant, Merle Oberon (Désirée, 1954), Michèle Morgan (Napoléon de Guitry, 1954), Martine Carol (Austerlitz d’Abel Gance, 1960), Micheline Presle (Vénus impériale de Jean Delannoy, 1962), Ursula Andress (Scaramouche d’E. Castellani, 1975), Isabella Rossellini (Napoléon d’Yves Simoneau, tv 2002), etc.
Une bonne vingtaine de films se concentrent sur la destinée hors normes de la vicomtesse de Beauharnais (à laquelle une vieille pythonisse créole avait prédit un avenir fabuleux) et ses démêlés conjugaux. Au cinéma, on notera deux productions britanniques portant le même titre éloquent, A Royal Divorce : l’une, muette, tournée partiellement en France en 1923, et l’autre, sonore, de 1938, inédite dans l’Hexagone malgré la présence assez jouissive de Pierre Blanchar en Napoléon ; le conflit des têtes couronnées fait ici écho au scandale récent de l’abdication d’Édouard VIII (le duc de Windsor). Pour les amateurs de nanars, signalons aussi un épisode de Femmina (1954), énigmatique production italo-franco-américaine signée Marc Allégret et Edgar Ulmer, dans laquelle le couple impérial est formé – sans rire – par la reine du glamour Hedy Lamarr et le futur réalisateur Gérard Oury. Toutes les autres « vies de Joséphine » sont confinées au petit écran, peut-être parce que – comme pour Napoléon – un seul long métrage ne saurait suffire à en illustrer les aléas. Actrice fétiche de l’auteur dramatique Samuel Beckett, Billie Whitelaw domine l’intéressante série anglaise Napoleon and Love (9 heures, 1974) pour ITV, en aventurière expérimentée et manipulatrice qui finit par se heurter à l’indifférence croissante de son mari (Ian Holm) comme à l’arrivée des premières rides. Mais la Beauharnais la plus convaincante – et peut-être la plus juste de toutes – est jouée par Danièle Lebrun dans Joséphine ou La Comédie des ambitions de Robert Mazoyer sur TF1 (8 heures 30 min., 1979), fleuron de la reconstitution historique intelligente à la télévision. Mise en scène fluide, dialogues élégants et acérés, décors séduisants, un Bonaparte (Daniel Mesguich) énergique et taciturne, à la ressemblance physique souvent troublante. Ravissante, gracieuse, coquette et égoïste, la Joséphine de Danièle Lebrun est une amoureuse innocemment perverse, une femme-enfant sans méchanceté dont le mensonge est devenu une seconde nature et qui, au fil des événements, acquiert une humanité et une dignité insoupçonnées. Un tour de force. En revanche, on oubliera charitablement l’inénarrable série américaine Napoleon and Josephine – A Love Story de Richard T. Heffron (4 heures 30 min., 1987) avec Armand Assante et Jacqueline Bisset dans les rôles-titres ; sous son emballage grand luxe (extérieurs dans tous les palais de France) ornementé de vedettes chic (Anthony Perkins en Talleyrand), c’est un cumul de kitsch sacchariné, d’aberrations et d’anachronismes.
Avec le chapitre Maria Walewska, la discrète et dévouée maîtresse polonaise mariée à un barbon septuagénaire, on passe de l’Ancien Testament (Esther et Assuérus) à Fannie Hurst (Back Street), du sacrifice patriotique humiliant aux ébats passionnels inattendus et clandestins, récompensés par la naissance d’un fils illégitime. Point de films français sur le sujet, excepté deux dramatiques de télévision (dont une de la fameuse émission « La Caméra explore le temps » de Stellio Lorenzi en 1957) ainsi qu’un épisode acerbe de la série européenne Napoléon et l’Europe (1991) signé par le Polonais Krzystof Zanussi. Le cinéma hollywoodien, qui s’est fait une spécialité d’aborder le personnage de Napoléon par ses amours (cf. supra, Désirée) plutôt que par ses exploits militaires, sa chute et sa solitude finale, épisodes qui nécessiteraient des spectateurs scolarisés, produit le film le plus connu : Conquest (Marie Walewska) (1937) de Clarence Brown, fabriqué à la Metro-Goldwyn-Mayer avec l’habituelle débauche de moyens. La « divine » Suédoise Greta Garbo fait la Polonaise éthérée et le « French Lover » Charles Boyer lui donne la réplique en conquérant corse (d’où le titre). Le mélo se voudrait bouleversant. Hélas, il n’est qu’embarrassant, saboté par un script ankylosé, des répliques ampoulées et surtout une interprétation aujourd’hui bien ringarde : Garbo s’épuise en mimiques languissantes tandis que Boyer cabotine en despote franchouillard légèrement mafieux. Ajoutons à ce bilan deux bandes muettes perdues, l’une polonaise (1914), l’autre allemande (1920), deux productions télévisuelles du Brésil (!), à nouveau un volet de la série britannique Napoleon and Love (1976), servi par une authentique aristocrate hongroise, la délicate Catherine von Schell, et pour finir, une comédie aussi sympathique qu’originale provenant, une fois de plus, de Pologne : Marysia i Napoleon (Maria et Napoléon) du vétéran Leonard Buczkowski (1966). Le présent et le passé s’y donnent rendez-vous : un jeune philologue français, qui a le profil et le prénom de l’Empereur, s’arrête en voiture à Walewice, l’ancien palais des Walewski, où il rencontre une charmante étudiante de Varsovie dont les traits ressemblent à s’y méprendre à ceux du portrait de la comtesse Walewska. Coup de foudre et saut temporel.
Reste l’archiduchesse Marie-Louise ou l’hyménée de raison, quatre ans de mariage arrangé et sans surprises. Le cinéma français ignore la petite-nièce de Marie-Antoinette, cette nouvelle « Autrichienne » qui aurait, selon une vision injuste mais popularisée par littérature, spectacles et médias, abandonné l’Empereur dans la détresse et l’exil. On aperçoit la seconde impératrice au mieux, et furtivement, dans les adaptations de L’Aiglon d’Edmond Rostand, où, mère indigne, elle cède l’impérial bambin au perfide Metternich pour batifoler avec son amant borgne Neipperg. Ce même Neipperg qui la contacte de nuit dans une autre pièce de théâtre souvent transposée à l’écran, Madame Sans-Gêne de Victorien Sardou et Émile Moreau. Maria Schell l’interprète, le temps de quelques minutes, dans le Napoléon de Sacha Guitry (1954). Certes, la personnalité de la dame est peu enthousiasmante : épouse dévouée un brin nunuche, ardente au lit, brodeuse assidue et obéissante en toutes choses, un pur produit de l’éducation habsbourgeoise. Susan Wooldridge la cerne fort bien, mais avec une touche d’humour, dans la série tv déjà mentionnée de Napoleon and Love (1974), montrant à la fin combien Marie-Louise, trahie par son entourage, a tenté pendant des mois de partager l’exil de son mari sur l’île d’Elbe, en révolte ouverte contre son père et ses ministres, et fait passer clandestinement plusieurs lettres grâce à l’entremise du frère de Maria Walewska. Relevons toutefois une jolie surprise dans ce désert cinématographique, le mélodrame allemand So endete eine Liebe (Ainsi finit un amour) de Karl Hartl, en 1934. Le point de vue s’inverse : comment faire comprendre à Marie-Louise (Paula Wessely), jeunette éperdument amoureuse de son cousin, le séduisant duc François de Modène (Willi Forst), qu’elle doit se sacrifier pour l’État et s’unir à l’« ogre » tant exécré par sa famille et ses compatriotes ? Une œuvre sans la moindre agressivité antifrançaise, nuancée, mélancolique et émouvante. Un film réalisé à Berlin par un groupe d’Autrichiens talentueux, pressés de tourner le dos au Reich pour s’installer sur les rives encore rassurantes du Danube – ou émigrer en Californie.
L’unique enfant légitime de l’Empereur, Napoléon II, ce Roi de Rome devenu duc de Reichstadt en Autriche et surnommé plus tard l’Aiglon, fait d’abord une entrée fracassante sur scène en 1900, grâce à la pièce d’Edmond Rostand et à son interprète, la légendaire Sarah Bernhardt. Le poème dramatique de Rostand tombe à pic : la France vient d’accumuler les crises douloureuses – la défaite militaire de 1870/71, la perte de l’Alsace-Lorraine, l’affaire Dreyfus – , et le sentiment national a été durement éprouvé, l’armée atteinte dans son prestige. Exploitant la nostalgie de la grandeur impériale (le colonialisme est à son apogée), le texte exalte les valeurs nationales et nourrit un certain esprit revanchard envers ces voisins qui ont enlevé et « germanisé » de force le petit prince bonapartiste. Le cinéma s’empare du malheureux dès ses balbutiements, le Film d’Art en 1910, émile Chautard avec l’accord de Rostand en 1914 (à la veille de la grande boucherie), les Autrichiens et les Allemands en 1920. Comme si la solitude, la tuberculose et l’impuissance politique ne suffisaient pas à colorer un scénario, on attribue à l’Aiglon des amours imaginaires avec la danseuse Fanny Elssler, même une tentative de coup d’État dans les rues de Paris ! Le cinéma esquisse une sorte de réconciliation européenne en 1931 à travers L’Aiglon / Der Herzog von Reichstadt de Victor Tourjanski en double version française et allemande, interprétée par des acteurs des deux pays. Le fils martyrisé de Napoléon disparaît ensuite des écrans pour près de trois décennies (pendant l’Occupation, Pétain fait interdire le texte de Rostand, jugé anti-allemand). En 1959, dans le cadre de l’émission « La Caméra explore le temps », Stellio Lorenzi et André Castelot à l’ORTF offrent un éclairage rafraîchi du drame avec Le Véritable Aiglon, conçu à partir de documents récemment découverts et qui jettent une lumière plus nuancée, moins cocardière sur le sort du jeune duc. Le film qu’en tire, deux ans plus tard, Claude Boissol (Napoléon II, l’Aiglon) n’a marqué ni les annales du septième art ni le box-office, mais l’entente cordiale Adenauer-de Gaulle lui enlève son restant de rancœur : l’histoire du fils du héros qui n’était pas un héros lui-même apparaît désormais plus pathétique que tragique. C’est un cas, regrettable certes, mais plus une victime. Napoléon II peut dormir en paix, le cinéma ne le dérangera plus.
Quant à la famille du Petit Caporal, l’écran ne lui consacre rien de bien sérieux. Peut-être pas à tort. À défaut d’un Roi de Rome alerte et entreprenant, les scénaristes affublent Napoléon d’une progéniture imaginaire (L’Aiglonne et La Fille de Napoléon en 1922). L’auteur dramatique Giovacchino Forzano, un proche de Mussolini, invente un obscur oncle de l’Empereur, Don Buonaparte, brave curé perdu en Toscane dont, fort curieusement, le cinéma fasciste célèbre le pacifisme (1941). Hollywood flirte deux fois avec Jérôme Bonaparte, le benjamin du clan qui a l’outrecuidance d’épouser une riche Américaine du Maryland, Elizabeth Patterson, et de tenir tête à son tyran de frère : Glorious Betsy d’Alan Crosland (1928) et Hearts Divided de Frank Borzage (1936) ; comme on pourrait s’en douter, toute ressemblance avec des personnages ou événements historiques y est purement fortuite. Enfin, Pauline Bonaparte a droit à un opulent blockbuster italo-français en Technirama 70 mm, Vénus impériale (1962), que la réalisation guindée de Jean Delannoy réduit à de l’imagerie figée pour photo-roman. Gina Lollobrigida y pose en « plus belle femme de l’Empire », visiblement persuadée qu’elle en est l’idéale réincarnation.