IV - ESPAGNE ET PORTUGAL

1. L’HISPANIE MULTIETHNIQUE ET MULTICULTURELLE

À partir de la moitié du VIe siècle, les Wisigoths, barbares germaniques venus de la Dacie, s’établissent en Espagne et y imposent leur loi en 584 dans l’ex-royaume suève (au nord-ouest) et en 624 dans la province byzantine de Spania (Andalousie, Levant). Seul le littoral et les montagnes au nord, peuplés par les Cantabres, les Astures et le Vascons (basques), romanisés et christianisés, échappent à leur contrôle. Les Wisigoths chrétiens d’Hispanie se convertissent de l’arianisme au catholicisme (orthodoxie nicéenne) en 589. Mais pendant deux siècles, leur règne n’est rythmé que par des conspirations, des rébellions et des assassinats. Cette instabilité chronique va favoriser l’invasion des musulmans, accueillie avec joie par la minorité juive persécutée sous le régime wisigoth.

En 711, la Péninsule ibérique est conquise par TARIQ ibn Ziyad, stratège et gouverneur arabo-berbère au service des califes omeyyades, stationné à Tanger. Il mène son armée de 12'000 hommes depuis les rives du Maroc, ce pourquoi le détroit de Gibraltar porte son nom : djebel al-Tariq, la montagne de Tariq. Ce sont les héritiers du roi wisigoth Wittiza qui lui demandent son soutien au cours de la guerre civile les opposant au roi wisigoth Rodéric. Tariq obtient l’appui des juifs séfarades, mais aussi des rivaux de Rodéric, d’opposants à l’Église catholique et même du gouverneur byzantin de Ceuta qui fournit l’importante flottille nécessaire à la traversée du détroit. Il faut environ trois ans aux troupes musulmanes pour prendre la quasi-totalité de l’Espagne wisigothe, conquête qui ne touche cependant pas les royaumes du nord, les futurs acteurs de la Reconquista. En 755, ABD AL-RAHMAN Ier, dit « l’Émigré », seul rescapé du massacre de la famille omeyyade par les Abbassides à Damas, débarque au sud de l’Espagne pour y fonder un État indépendant. L’année suivante, il se fait proclamer émir d’Al-Andalûs – l’Espagne musulmane – dans la grande mosquée de Cordoue. En 929, le plus remarquable de ses descendants, ABD AL-RAHMAN III dit « Al-Nasir (le vainqueur) », bilingue, fils d’une concubine chrétienne, fonde une dynastie califale structurée et indépendante du Moyen-Orient. Durant son règne, il fait preuve d’une tolérance et d’une largesse de vue exceptionnelles.

Les petits souverains chrétiens du Nord demeurent sur la défensive face à un califat qui apparaît alors comme l’un des États les plus puissants de son temps. L’espace urbain y est ouvert à tous, car les conquêtes arabes ne sont pas des guerres de conversion : juifs et chrétiens sont des « gens du livre » (ahl al-Kitab), donc protégés (dhimmî) par le Coran, libres d’exercer leur religion, mais soumis à une imposition plus élevée (dont les seigneurs arabes ne voudraient pas se priver !) ainsi qu’à quelques restrictions. Dès le IXe siècle, les rois chrétiens reprennent à leur compte le statut de protection d’origine islamique, appliqué aux sujets musulmans (mudejars). C’est un royaume prospère grâce à une économie dynamique et une politique commerciale très active sur tout le pourtour de la Méditerranée. Cordoue est dix fois plus peuplée que Paris (un million d’habitants, dit-on), avec des rues éclairées, surpassant en prestige et en splendeur toutes les capitales européennes, et peut-être même Bagdad. Seule rivale : Constantinople, capitale chrétienne de l’empire byzantin avec laquelle ses diplomates traitent d’égal à égal. On encourage le savoir religieux et profane (astronomie, mathématiques, médecine, histoire naturelle, philosophie, métaphysique, musique, jeux d’échecs, etc.). Sa bibliothèque est l’une des plus prestigieuses de l’Islam, fruit d’échanges intellectuels continus, d’un brassage ethnique (coutumes et festivités communes) et du plurilinguisme : on parle roman (issu de l’idiome latino-ibérique), arabe, hébreu, latin et grec ; les juifs jouent le rôle d’interprètes dans les strates supérieures de la société, les notables, les artistes et dans les cours, où la coexistence va de soi. C’est à Cordoue, vers l’an 970, que le pape Sylvestre II découvre la numération décimale des marchands sarrasins et impose les chiffres arabes pour tout l’Occident chrétien.

En 978, le satrape AL-MANSUR (ALMANSOR en espagnol) dit « le Victorieux », régent-vizir du dernier Omeyyade, usurpe le pouvoir et, redoutable général, écrase les armées des royaumes chrétiens du Nord (Estrémadure, León) qui ont attaqué les régions entre le Tage et le Douro. Souverain bâtisseur (il agrandit la mosquée de Cordoue, construit le pont sur le Guadalquivir), brutal, brave et généreux, il fait régner l’ordre dans le royaume grâce à l’importation massive de troupes berbères et de mercenaires chrétiens (traités à l’égal des musulmans). En l’absence de légitimité dynastique, Al-Mansur doit alterner campagnes de guerre et purges internes. Entre 981 et 999, il mène personnellement plus de 50 expéditions militaires, toutes victorieuses, au rythme de deux par an, en attaquant l’adversaire sur ses terres : son djihad ne vise pas à une expansion territoriale, mais à soumettre et humilier par un tribut annuel les rois de León, de Castille, de Pampelune ou de Catalogne ; il épouse la fille du roi de Navarre, qui se convertit et lui donne un fils. Son attaque de Barcelone (985) et la non-assistance des rois carolingiens et capétiens marque la naissance de la Catalogne. Quant au raid punitif qui conduit au saccage de Saint-Jacques-de-Compostelle en Galice (997), entrepris à l’instigation et avec l’aide de plusieurs comtes chrétiens (après que le roi Bermude de León ait tenté de rompre ses liens de vassalité), il sera considéré comme un affront à toute la chrétienté et occupera une place de choix dans la propagande de la Reconquista qui se dessine dès le XIIe siècle.

Avec la disparition d’Al-Mansur en 1002, le califat omeyyade s’effondre à l’issue d’une guerre civile (1009-1031) et se fragmente en une vingtaine de micro-États rivaux, des principautés appelées taïfas qui se partagent les lambeaux du territoire califal. Cette période de chaos politique annonce le déclin de l’âge d’or arabo-espagnol, d’une Péninsule ibérique devenue, grâce à des échanges continus, un des hauts lieux de la rencontre Orient-Occident, unique dans l’Histoire européenne. Mais ces péripéties et cette atonie politiques n’affectent guère le bouillonnement culturel qui définit Al-Andalûs. La coexistence sociale et culturelle - avec ses hauts et ses bas - connaît son heure de gloire entre 711 et 1086 dans les territoires islamiques, puis entre 1085 et 1370 dans les territoires chrétiens. En 1085, Alphonse VI de Castille prend le contrôle de Tolède, et c’est là que se côtoient désormais les savants des trois religions sur un modèle qui s’inspire de celui des Omeyyades, car les armées chrétiennes sont en priorité animées par la volonté de récupérer un territoire garantissant à leur communauté une existence indépendante. Gérard de Crémone et ses disciples y traduisent en latin les trésors scientifiques et philosophiques accumulés par les Arabes, plus de 70 ouvrages, dont les écrits de Ptolémée, Euclide, Aristote, Archimède, Avicenne, Hippocrate, Al-Khwârizmî, etc.

Mais l’année suivante, après avoir longtemps hésité, les roitelets arabes des taïfas menacés par l’avancée castillane invitent les ALMORAVIDES nord-africains à leur porter secours. Cette dynastie berbère, dont l’empire englobe le Maroc, la Mauritanie, le Sahara occidental et une partie de l’Algérie, est à l’origine une confédération de tribus puritaines et littéralistes. Leur sultan-imam Youssef Ibn Tachfin, fondateur de Marrakech, débarque en Espagne, rejoint par les émirs de Séville, Grenade, Malaga et Badajoz, et inflige une sévère défaite aux Castillans. Puis, appuyé par les dignitaires religieux locaux, il conquiert lui-même tout Al-Andalûs entre 1090 et 1094, malgré son échec relatif face aux chrétiens menés par le Cid Campeador, célèbre chevalier mercenaire au service des souverains tantôt hispaniques tantôt maures qui lui tient tête à Valence (cf. chap. 1.2). Victimes de leurs divisions, les taïfas sont annexés par leurs protecteurs « barbares », tandis que l’Hispanie multiconfessionnelle menace de s’effondrer.

Au XIIe siècle surgit un autre mouvement berbère, hostile aux Almoravides et provenant du Haut Atlas marocain : les calamiteux ALMOHADES. Prônant une réforme morale austère et rigide, ces intégristes établissent leur empire jusqu’à la Tripolitaine, massacrent les Almoravides et envahissent l’Andalousie occidentale. Séville devient la nouvelle capitale, jusqu’alors centre d’une rare prospérité. Cordoue est prise en 1148, Grenade en 1154. Les Almohades changent brutalement les conditions de vie des dhimmis juifs et chrétiens, en infraction complète avec la tradition coranique et imposent des conversions par milliers, persécutant les réticents. Le radicalisme austère des Berbères almohades – à l’instar de la politique belliqueuse d’un Saint Louis en France - est vécu comme une catastrophe générale par les juifs, les chrétiens et les arabo-musulmans d’Al-Andalûs, même si les nouveaux maîtres investissent dans de grands travaux publics dans les domaines de l’architecture civile, militaire et religieuse. Les universités sont sommées de rejeter l’héritage gréco-romain, Averroès est accusé passagèrement d’hérésie et ses écrits sont brûlés, tandis que le médecin-philosophe juif Moïse Maïmonide doit s’exiler et trouve refuge à la cour de Saladin au Caire. Pour la culture séfarade dans la péninsule ibérique, le douzième siècle marque la fin de l’âge d’or.

Sous l’impact de Pierre le Vénérable et de Robert de Chester, hommes d’église fanatiques et antimusulmans, la réplique hispanique ne se fait pas attendre, exacerbée de surcroît par les débâcles latines en Terre Sainte et la reprise de Jérusalem par Saladin. Après la défaite d’Alphonse VIII de Castille à Alarcos (1195), les États chrétiens d’Espagne (Castille, León, Aragon et Navarre) et du Portugal s’organisent pour une Grande Reconquista. Soutenus par des croisés venus de tout l’Occident à l’appel du pape Innocent III - Allemands, Bretons, Lombards, Provençaux, Aquitains, Languedociens - , ils infligent une défaite écrasante aux Almohades à Las Navas de Tolosa dans la province de Jaén en juillet 1212, une victoire chrétienne qui décide du sort de l’Espagne. Puis, tandis que les Almohades s’entretuent dans des conflits dynastiques, FERDINAND III DE CASTILLE (FERNANDO III) s’empare en 1236 de Cordoue, ville symbole de l’Islam, puis de Murcie, de Jaén, enfin de Séville en 1248 (ses campagnes lui vaudront d’être canonisé en 1671). Il est relayé à l’est de la péninsule par JACQUES Ier D’ARAGON (JAIME dit « El Conquistador ») qui investit Majorque (1229), Ibiza, Minorque, Valence (1238) et Murcie. Parmi ces monarques batailleurs, on distingue le gendre de ce dernier, le Tolédan ALPHONSE X LE SAGE (ALFONSO EL SABIO, 1252/1284), roi hautement érudit de Castille et de León, parent du fameux Frédéric II de Hohenstaufen. Sous sa direction, des savants juifs, chrétiens et musulmans travaillent à un corpus monumental de textes et de traductions sur l’astronomie, l’astrologie, l’histoire, la poésie et la musique. Sur le plan militaire, il reprend Cadix en 1261. Dès lors, la présence musulmane en terre ibérique se limite au seul petit royaume nasride de Grenade.

Au fur et à mesure où la christianisation de la péninsule s’étend, la cohabitation interculturelle et interreligieuse qui a longtemps régné à tous les niveaux de la société arabe et mozarabe (chrétiens convertis ou acculturés) cède le pas à une simple tolérance – momentanée. Les premiers gitans (ou « Égyptiens »), venus de Grèce, de France et d’Italie, s’installent en Andalousie vers 1450, où ils sont honnis, placés en liberté surveillée, parfois persécutés. La communauté juive, accusée de déicide, abhorrée par la population chrétienne et rendue responsable des épidémies, des famines et des guerres qui ravagent alors l’Europe, en fait les frais. Plus la Reconquista sur les Maures progresse, plus se déchaîne la haine contre les juifs. En 1391, un siècle avant le décret d’expulsion générale, un bain de sang inonde la Castille, l’Aragon, la Catalogne et Majorque. Plus de 4000 personnes périssent lors du pogrom de Séville où sévit le fanatique Ferrand Martínez, archidiacre d’Ecija. Prospère, la communauté juive de Barcelone est anéantie ; seuls ont la vie sauve ceux qui implorent de recevoir le baptême. Une ordonnance royale de 1412 contraint les juifs, qui ont toujours vécu au milieu du peuple castillan, à être parqués désormais dans des « ghettos » isolés et on leur interdit, entre autres, d’exercer la moindre charge publique. La conquête de Constantinople par Mehmed II en mai 1453, qui bouleverse toute la chrétienté, sera une aubaine pour les juifs, car c’est désormais dans l’Empire ottoman qu’ils trouveront le refuge le plus sûr.
La Reconquista des derniers territoires non encore christianisés reprend dès 1481 sous la direction des Rois Catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon, et s’achève en février 1492 avec la chute de Grenade, ultime enclave musulmane dans la péninsule après plus de 780 années de présence arabe (cf. infra, chap. 2).