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  l’antiquité au cinéma
non seulement les hommes entre eux, ou l’homme et la nature,
mais surtout l’homme avec lui-même, tout en appelant à
une profonde « rébellion » spirituelle contre la société qui,
elle, passe du monde de la perversion (Hérode) à celui de la
froide rationalité (Pilate). Faisant un télescopage avec Judas
de Gamala qui organisa la sédition contre le recensement
fiscal romain en l’an 6, le scénario fait de Judas Ischariote le
compagnon de lutte de Barabbas ; il trahit son maître dans
l’espoir qu’une fois entre les mains des bourreaux, le Messie
utilisera ses pouvoirs surnaturels pour terrasser l’occupant.
L’Australien Frank Thring, le Ponce Pilate de
Ben-Hur
,
fait un Hérode singulièrement inquiétant. Prévu pour jouer
Ponce Pilate, James Mason est remplacé par Hurt Hatfield
(il fut le débauché Dorian Gray en 1945), plus cérébral et
glaçant. Le cinéaste reste ainsi en accord avec la thémati-
que de ses œuvres précédentes.
King of Kings
est animé par une dynamique visuelle qui
s’éloigne à chaque occasion de l’héritage pictural connu,
des attitudes figées par des siècles d’imagerie pieuse, tout en
respectant la vision populaire des Evangiles. La fresque de
Nicholas Ray frappe en premier lieu par plusieurs passa-
ges d’une surprenante beauté plastique (la Sainte-Cène en
teintes brunes et olive, loin de la représentation tradition-
nelle, avec une table à trois volets qui préfigure la croix, et
le Christ lui-même assis au centre de cette croix), de l’in-
vention et des audaces visuelles (la mort d’Hérode le Grand
filmée en plongée, la caméra subjective ascensionnelle lors
de la mise en croix à Golgotha, l’ombre du Christ ressuscité
formant une croix avec le filet des pêcheurs dans le plan fi-
nal), enfin d’ingénieuses idées de mise en scène, comme ce
long travelling descendant puis ascendant qui anime le mé-
morable Sermon de la Montagne, pour lequel Ray a mobi-
lisé quelque 5400 figurants. Indépendamment de sa portée
symbolique, la descente de Jésus vers la foule et sa remon-
tée au sommet de la colline dynamisent et aèrent la scène
afin de maintenir l’attention des spectateurs (à l’origine,
la séquence durait près de 20 minutes, la MGM en aurait
éliminé la moitié, selon Ray). Conçu comme une suite de
questions et de réponses, à l’instar des débats dans les sy-
nagogues, ce Sermon parvient, dans une certaine mesure
et ceci pour la première fois à l’écran, à transmettre une
idée de l’ampleur métaphysique du message. Inversement,
le cinéaste n’hésite pas, à l’occasion, à montrer un Christ
silencieux, et ce non-dit, signifiant un contenu qui dépasse
tout vocabulaire, confère à sa scène une densité inattendue,
car Ray privilégie les regards plutôt que les dialogues. Par
exemple, le gros plan en CinemaScope des yeux bleus per-
çants du Messie à l’instant où il se fait connaître à Jean-
Baptiste, plan-surprise tant admiré par Martin Scorsese.
Ou cet échange de regards qui en dit long entre mère et fils
lorsque Jésus annonce qu’il part pour Jérusalem: les deux
« savent » ce qui doit y arriver, tandis que Pierre, à côté
d’eux, ne perçoit rien. Contrairement à Mel Gibson 44 ans
plus tard, Ray ne s’apesantit pas sur le supplice du Christ
afin de préserver autour de sa personne l’aura d’altérité
d’un maître spirituel. Pas de dolorisme sanguinolent.
Le film est désavoué par la Catholic Legion of Decency aux
Etats-Unis, moyennement accueilli par le public (qui s'at-
tendait à plus de ferveur prosélyte), et plutôt mal par la cri-
tique non spécialisée, car Ray refuse l’illustration explicite,
le spectateur devant lui-même parcourir le chemin entre ce
qu’il voit et ce qu’il croit (Jean à Marie : « Est-il vraiment
sans péché ? » – « Je ne sais pas ; demande-le-lui »). Aucune
tentative de « psychologiser » ou d’émotionaliser le person-
nage du Christ. Les rares miracles traités à l’écran (quel-
ques guérisons, mais pas la résurrection de Lazare ou les
noces de Canaan, dont on entend seulement parler) sont
montrés sans emphase ni insistance. La musique, fort belle
mais en fait antinomique de Miklos Rozsa, fut imposée à
Ray et contrebalance sa sobriété si éloignée de la religiosité
et de la dévotion affichées du cinéma biblique. Seuls les
cadrages avec leur utilisation poétique de l’espace, la dra-
maturgie des couleurs (la robe de Jésus, blanche ou rouge,
le bleu pâle à la cour du satrape), le rythme particulier de
la narration signalisent la nature exceptionnelle des évé-
nements. Le réalisateur tente ainsi de replacer le spectateur
en face du choix imposé aux Judéens d’antan, dont les yeux
étonnés contemplent une personne et des faits insaisissables
dans leur intégrale grandeur.
Jugé trop violent, le film est remonté par Irving Lerner à la
MGM, derrière le dos du cinéaste qui a perdu le contrôle
de son œuvre : on coupe notamment les plans de cadavres
de prêtres empilés du début, évoquant trop les camps de
concentration nazis. Sont également sacrifiées au montage
les scènes avec le riche Juif romanisé David (Richard John-
son) et sa discussion avec Ponce Pilate («païens, juifs ou
chrétiens, qu’importe, il n’y a qu’un seul dieu, qui nous
concerne tous »), les rapports entre Claudia Procula et le
centurion Lucius, le regard d'Hérode le Grand sur son fils
détesté lorsqu’il ordonne la mise à mort de tous les nou-
veau-nés, les symptômes de folie de Salomé, ébranlée dans
sa santé mentale après l’exécution de Jean-Baptiste, etc.
CharlesWalters aurait même effectué quelques retakes. Ces
manipulations des producteurs se font surtout sentir dans
la seconde partie de l’œuvre. Mais en dépit de ses imperfec-
tions,
King of Kings
de Ray, avec sa succession de cadrages
élégiaques et novateurs, reste cinématographiquement un
des meilleurs films bibliques jamais tournés.
1961
Ponzio Pilato / Ponce Pilate
(IT/ FR) Irving Rapper et
Gian Paolo Callegari ; Enzo Merolle-Lux C.C.F.-Glo-
mer Film, 100 min. – av. Jean Marais (Ponce Pilate),
Jeanne Crain (Claudia Procula, son épouse), Basil Rath-
bone (Caïphe), Livio Lorenzon (Barabbas), John Drew
Barrymore (Jésus-Christ / Judas), Massimo Serato (Ni-
codème), Gianni Garko (Jonathan), Alfredo Varelli (Jo-
seph d’Arimathie), Leticia Roman (Sarah), Riccado Gar-
rone (Galba). –
Rappelé de Judée en 36, Ponce Pilate est
accusé par Caligula de ne pas avoir été capable de mainte-
nir l’ordre romain. Taraudé par les remords, le préfet assiste
à son propre procès dans le silence et revoit son parcours en
Jean Marais tente de réhabiliter Ponce Pilate (
Ponzio Pilato
, 1961)
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