III - L’ITALIE

5. ROME ET LES ÉTATS PONTIFICAUX

En 754, un legs temporel du roi carolingien Pépin le Bref fait du pape-évêque de Rome un souverain temporel qui s'empêtrera dans des problèmes politiques, trop souvent au détriment du religieux. " L'humilité d'un prêtre chrétien aurait dû peut-être refuser un royaume terrestre qu'il ne pouvait gouverner aisément sans renoncer aux vertus de son état ", remarquera à ce sujet - et avec combien de pertinence! - l'historien Edward Gibbon (Histoire du déclin et de la chute de l'Empire romain, 1788), car grande est la tentation de vouloir représenter non seulement "Dieu" mais aussi "César". Ce legs très périlleux - dont le légitimité reposes sur un faux, la soi-disante Donation de Constantin - marque la naissance des États pontificaux qui ne tarderont pas à grandir et à se multiplier (Latium et Abruzzes). C'est aussi l'affranchissement vis-à-vis du pouvoir impérial byzantin jusque-là considéré comme souverain. Charlemagne étant devenu roi des Lombards en 774 et confirmant cette donation, on assiste (sous le pape Léon III) à la création pure et simple d'un empire rival à celui de Byzance en Occident, empire comprenant les Barbares christianisés par l'épée, comme les Saxons (le baptême ou la mort, selon la "loi du fer de Dieu"). En 962, après la désagrégation de l'Empire carolingien, le roi de Germanie Otton Ier est couronné empereur à Rome et la Péninsule italienne est intégrée au Saint-Empire romain germanique. Rome innove alors en matière de théologie et de droit canon en insistant sur la primauté temporelle du pape, une évolution qui va entraîner en 1054 la rupture désastreuse - et fatale - avec toutes les Églises d'Orient.


En 1095, lors du concile de Clermont-Ferrand, le pape français Urbain II prêche la croisade de la " chrétienté contre l'islam ", une notion plus qu'abusive car les chrétiens grecs, coptes, russes, arméniens et éthiopiens ne sont à aucun moment impliqués dans ces huit calamiteuses expéditions militaires de l'Occident atlantique - en majorité franques - venues les libérer contre leur volonté et menant à la création passagère mais très profitable de divers " Royaumes latins ", dont celui de Jérusalem; le Saint-Sépulcre passe sous contrôle exclusif du clergé romain, avec expulsion des prêtres "orientaux". La ville sainte est ainsi transformée par le fer et le sang en cité dite "latine", tandis que la population locale chrétienne et musulmane est partiellement passée par les armes, les juifs même brûlés dans leurs synagogues (cf. Croisades, France, chap. 4). Pire: les croisades dégénèreront en 1202 sous forme d'une vaste opération de brigandage menée par Venise qui détournera la Quatrième Croisade en incendiant et pillant Constantinople ; on tue, on viole, les églises byzantines sont profanées, les icônes brisées, les mosaïques détruites, les reliques jetées en des lieux infâmes, une prostituée braille des obscénités assise sur le trône patriarcal d'Hagia Sophia tandis qu'à Rome, Innocent III confirme la nomination (passagère) d'un patriarche-évêque vénitien sur les rives du Bosphore. Venise devient ainsi riche et puissante. Constantinople ne se remettra jamais des destructions traumatisantes occasionnées par ses "frères chrétiens" et, sérieusement affaiblie, deviendra une proie facile pour les Ottomans. Paradoxalement, ces mêmes Ottomans, plus tolérants que les catholiques latins, préserveront l'Église byzantine d'une certaine dégénérescence, voire de tentations trop terrestres, et protégeront les monastères du Mont Athos; quant à la transformation d'Hagia Sophia en mosquée (1453), ce sera une réponse à celle - non moins outrageante - de la mosquée de Cordoue en cathédrale (1196, 1236). Aux yeux de la papauté, les croisades "voulues par Dieu" sont surtout l'occasion d'asseoir le pouvoir et le prestige de Rome en ce début du nouveau millénaire, mais aussi de détourner la turbulente chevalerie locale de la "querelle des Investitures" (cf. plus bas) vers d'autres horizons, aux attraits exotiques. Urbain II appelle les chevaliers à devenir des soldats du Christ sans revêtir la bure ni changer de statut sociétal, la guerre se muant en œuvre pie, en action sacrée. Cela toutefois pour "un résultat parfaitement vain dans l'immédiat, et très néfaste à l'échelle des siècles" (dixit Jacques Le Goff), qui laissera des traces indélébiles au Proche-Orient. Accessoirement, les croisades permettent, sans l'avoir recherché, des échanges et contacts à plusieurs niveaux, tant scientifiques que culturels et intellectuels, avec le "péril musulman".

La réforme grégorienne sous Léon XI et Grégoire VII qui débute au milieu du XIe siècle (fondation d'immenses seigneuries ecclésiastiques comme l'abbaye de Cluny) entend façonner durablement la société chrétienne et lutter contre les manquements du clergé à ses devoirs, ce qui incite désormais le pape-roi à vouloir tout contrôler au détriment du pouvoir politique existant: l'Église s'impose en tant qu'institution sociale. La liturgie se cléricalise tandis que les précieux enseignements et pratiques gnostiques (prière du coeur) se retirent dans le secret de quelques monastères plus discrets face à l'agitation des débats théologiques qui envahissent les universités nouvellement fondées, donnant désormais l'occasion à un Pierre Abélard, à Siger de Brabant (qu'admirait Karl Marx) ou à un Guillaume d'Ockham, précurseur de l'empirisme et de la sécularisation moderne, de propager des thèses déstabilisantes (combattues, entre autres, par Bernard de Clairvaux et Thomas d'Aquin); cette nouvelle caste de théoriciens-philosophes s'avérera imperméable à la spiritualité vécue d'une Hildegarde de Bingen ou de Maître Eckhart: insensiblement, le mondain prend le pas sur le contemplatif. Le synode de Latran (1075) impose l'abstinence sexuelle à tout le clergé séculier, mesure inconnue dans le clergé de l'Europe orientale qui, au fil des siècles, va induire une cascade d'embarrassants dérapages systémiques et une obsession frénétique du charnel qui perdureront jusqu'au XXIe siècle et finiront par discréditer l'Église même aux de la population. Mais les monarques du Saint-Empire, pour qui les évêques sont aussi des relais de l'autorité impériale, voient dans ces diverses initiatives (les Dictati papae) une atteinte à leur pouvoir qui fait de facto de la puissance papale une monarchie centraliste. Les monarques du Saint-Empire, pour qui les évêques sont aussi des relais de l'autorité impériale, voient dans cette action (les Dictati papae) une atteinte à leur pouvoir qui fait de la puissance papale une monarchie centraliste. En s'opposant à cette prétention, l'empereur germanique Henri IV déclenche la "querelle des Investitures" qui va durer de 1075 à 1122. Grégoire VII l'excommunie, action qui délie ses sujets de leur serment de fidélité. En habit de pénitent, l'empereur est contraint d'attendre trois jours humiliants dans la neige à Canossa jusqu'à ce que le souverain pontife lui accorde son pardon. Puis le vent tourne. Soutenu par le clergé germanique, Henri IV fait élire un antipape, se fait couronner à Pavie roi d'Italie et s'empare de Rome tandis que le pape se réfugie au château Saint-Ange, son palais-forteresse longeant du Tibre, puis à Salerne. En 1158, l'empereur Frédéric Barberousse impose ses volontés aux villes lombardes, mais il est à son tour excommunié par le pape Alexandre III en 1160 ; six ans plus tard, Barberousse vient assiéger Rome et oblige le Souverain Pontife à se réfugier en France. L'empereur est cependant vaincu par les villes lombardes à Legnano en 1176 (cf. chap. 2.1). La paix de Venise de 1177 consacre l'indépendance des États du pape vis-à-vis du Saint-Empire, tandis que l'architecture gothique qui prend son essor vers 1190 (Bourges, Chartres) et ses voûtes élevées, summa theologica avant la lettre, célèbrent désormais aussi l'exaltation majestueuse d'une Église militante et de son dogme. Dans leur splendeur, les nouvelles cathédrales, visibles de loin, deviennent une métaphore à la fois lumineuse et monumentale du rayonnement de l'institution sur la société comme de la soumission des monarques. Le style roman, centré sur l'intériorité et le coeur, tend, lui, à s'effacer.

Une division fratricide de l'Italie s'ensuit entre 1154 et 1250 au cours de la " lutte du Sacerdoce et de l'Empire ", des " guelfes " défendant le pouvoir des pontifes contre les " gibelins " affirmant la suprématie de l'institution impériale. Elle prend fin avec la défaite et la mort de l'étonnant empereur Frédéric II de Hohenstaufen (cf. chap. 7, Italie méridionale), roi de Sicile ouvert aux échanges interculturels dont la papauté traque impitoyablement la descendance ; son petit-fils Conradin est décapité à l'âge de 16 ans à Naples en 1268. Frédéric II a eu en outre l'audace d'obtenir des musulmans la garde de Jérusalem pour dix ans sans verser de sang et cette croisade scandaleusement pacifique lui a valu d'être excommunié une deuxième fois. Ambitionnant de soumettre les souverains temporels à l'autorité pontificale, revendiquant la primauté de l'Église sur toute la société séculière (le dominium mundi), Innocent III alias Lotario di Seni excommunie le roi de France, Philippe Auguste. Il jette l'interdit sur son royaume, privant tous ses sujets des sacrements de l'Église, et se mêle ouvertement de la politique continentale en Allemagne comme en Angleterre. "Le Christ, écrit-il en 1199, a laissé à Pierre non seulement l'Église universelle mais tout le monde à gouverner". Ce même pontife - dont le règne marque l'apogée de la papauté médiévale - rend la communion et la confession annuelle obligatoire (concile de Latran IV, 1215). En 1231, Grégoire IX crée la Sainte Inquisition, puis, en 1234 fait du mariage un sacrement en principe indissoluble, toujours célébré en présence d'un prêtre.

Gérée par les dominicains, l'Inquisition permet, elle, de sanctionner toute contestation en la criminalisant, l'hérésie étant définie comme un mouvement - donc une menace - qui n'entre pas dans les cadres dogmatiques, disciplinaires ou institutionnels de la chrétienté latine: l'hérésie n'est plus seulement une erreur ou un péché, c'est un crime, et l'Inquisition devient l'arme absolue pour "éradiquer les forces du mal" (notamment dans les territoires hispaniques à partir de la fin du XVe siècle). Ainsi, les cathares (mot apparu en Allemagne vers 1160 pour désigner des dissidents rhénans) sont-ils présentés dans le Languedoc comme des "hérétiques dualistes", invention grossière justifiant l'annihilation des communautés albigeoises opposées à la réforme grégorienne, des insoumis rejetant la richesse des clercs et s'élevant contre l'édification et le décorum des grands bâtiments de l'Église. Les cathares albigeois ont par ailleurs l'outrecuidance de critiquer le trafic juteux des reliques, vraies ou fausses (la Sainte Couronne d'épines, les morceaux ou les Saints Clous de la Vraie Croix, les amphores de vin restant des noces de Cana, etc.), eux qui remettent en cause toute matérialisation du sacré. Les enquêteurs instaurent une bureaucratie de la délation, les flammes rétablissent l'ordre. Désormais, la papauté peut faire plier les rois et les empereurs, décréter seule des croisades, redresser les mœurs, car être soumis au pontife romain reste "une nécessité de salut". Au milieu du XIIIe siècle, les États pontificaux ont atteint leur extension maximale, avec sept provinces au centre de l'Italie : Rome, la Campagne et Maritime, une partie de la Toscane, la Sabine, la marche d'Ancône, le duché de Spolète, en France les enclaves de Bénévent, le Vaucluse et Avignon. Pendant les guerres d'Italie au XVIe siècle, Jules II della Rovere, pape politique et militaire, prendra possession des villes que Cesare Borgia a conquises pour l'Église en Romagne et dans les Marches, Léon X y ajoutera les villes d'Émilie (Plaisance, Parme, Reggio, Modène, Bologne). En 1598, Clément VIII annexera encore Ferrare et Cornacchio.
Un épisode semble particulièrement révélateur du malaise engendré par les jeux de pouvoir à Rome. En juillet 1294, le siège apostolique étant resté vacant pendant plus de deux ans, les cardinaux élisent à l'unanimité comme pape un inconnu, Pietro Angeleri de Morrone, humble moine-ermite des Abruzzes, fondateur de l'ordre des Célestins; ce contemplatif octogénaire à la formation théologique sommaire, ignorant tout du fonctionnement de la Curie et du droit canonique, atterrit dans un univers de fauves en soutane. Il accepte la tiare sous le nom de Célestin V, mais après cinq mois de tracasseries politiques pendant lesquels le saint homme - qui refuse de cautionner tout conflit armé - est retenu en quasi captivité à Naples par le roi Charles II d'Anjou et le clan des Colonna, il commet l'impensable: il renonce à sa charge "mondaine" pour se retirer dans son ermitage, au profit d'un homme de pouvoir, l'intransigeant Boniface VIII, donnant par là un enseignement d'incorruptibilité et non, comme l'ont cru certains de ses contemporains, un exemple de faiblesse. Célestin-Angeleri décède deux ans plus tard, emprisonné à Fumone par son successeur qui craint que sa propre élection soit contestée ; il sera canonisé en 1313.

Vers 1300, alors que le Vatican devient la résidence temporaire de la papauté (avant : le palais du Latran, résidence des évêques de Rome), l'institution ecclésiale s'empare de la figure d'Augustin d'Hippone, brillant rhéteur nord-africain du IVe siècle ordonné évêque, pour justifier la main de fer de la papauté sous Boniface VIII. Celui-ci bombarde Augustin "docteur de l'Église", le canonise et instrumentalise son œuvre pour justifier la subordination des croyants ... tout en taisant l'indifférence gênante dudit saint aux formes politiques des cités des hommes. En 1302, critiqué par Dante Alighieri (guelfe par diplomatie mais gibelin de cœur comme le démontre son traité De Monarchia), le pape Boniface VIII refuse de recevoir l'auteur de la Divine Comédie tandis que la cité de Florence condamne le poète métaphysicien au bûcher et le contraint à s'exiler jusqu'à la fin de ses jours. Dante, qui estime que le Saint-Siège est devenu une " Nouvelle Babylone " et place Boniface en enfer, plaide très clairement en faveur d'un empereur, unique souverain qui règnerait depuis Rome avec la bénédiction papale. Après l'"attentat d'Aragini" (1303) perpétré au nom du sinistre Philippe le Bel, petit-fils de Saint Louis, contre ce même Boniface VIII - qui en meurt -, la papauté quitte temporairement l'Italie pour Avignon de 1309 à 1378 (du pape gascon Clément V au corrézien Grégoire XI). En 1307, intimidé par Philippe le Bel, Clément V dissout l'Ordre des Templiers, organisation de moines soldats créée en 1119 pour protéger les pèlerins en Terre Sainte, ce qui permet au monarque français de les anéantir par le feu et d'enrichir sérieusement le Trésor royal. Après l'" attentat d'Aragni " perpétré au nom de Philippe le Bel contre ce même Boniface VIII - qui en meurt - en 1303, la papauté quitte temporairement l'Italie pour Avignon de 1309 à 1378 (du pape gascon Clément V au corrézien Grégoire XI). En passant ainsi d'une royauté féodale à une monarchie de droit divin, la France de ce despote cupide sonne le glas du Moyen Âge et instaure une ère de pré-Renaissance. Entretemps, dans la Rome désertée par le Saint-Siège, les représentants des grandes familles romaines, les Colonna, les Frangipani, les Orsini et les Conti se font la guerre dans les rues par mercenaires interposés.

L'ordre mendiant des franciscains fondé par François d'Assise qui prônait la pauvreté évangélique et la contemplation de l’œuvre divine dans la nature (une voix céleste lui aurait demandé de "réparer son Église en ruine") avait été approuvé verbalement par Innocent III en 1210. Mais en son absence, le saint fut dépossédé de son ordre: en haut lieu, on considéra son austérité comme un idéal à vénérer mais non à imiter, et on lui reprocha en outre son attitude trop conciliante envers le sultan Al-Kamil lors de son séjour en Égypte. Cependant, un siècle plus tard, le théologien franciscain Pierre de Jean Olivi reprend les thèses de François sur la pauvreté évangélique dans son Commentaire de l'Apocalypse (1297) en opposant "l'Église charnelle" aux "hommes spirituels". Élu pape en 1316, l'Avignonnais Jean XXII, issu de la bourgeoisie aisée de Cahors, met alors en œuvre la persécution des "spirituels franciscains"; en quelques années, tandis que le pontife fait construire le premier Palais des papes, plus d'une centaine de frères et de laïcs de leur entourage sont exécutés. En 1324, Marsilio di Padova / Marsile de Padoue, médecin et chanoine du clergé séculier s'oppose ouvertement au pouvoir temporel du pape - en l'occurrence Jean XXII - dans Defensor pacis (Défenseur de la paix), ouvrage dédié à l'empereur Louis de Bavière. Marsilio y démontre que les prêtres n'ont aucun titre à se mêler du gouvernement et de la juridiction civile; suivant l'exemple du Christ, ils ne devraient avoir aucune possession temporelle pour accomplir leur mission spirituelle. Excommunié et dénoncé comme hérétique, Marsilio finit ses jours à Munich où il a pu se réfugier. En 1326, le même Jean XXII traque un nouveau bouc émissaire en ouvrant la chasse aux "magiciens" et "sorcières démoniaques" sur le continent, ennemi largement imaginaire dont sage-femmes, herboristes et guérisseurs en tous genres feront les frais - mais qui sévira surtout aux XVIe et XVIIe siècles, soit à l'ère dite moderne, bien au-delà de la Renaissance.

Ces divers développements inaugurent l'irréfrénable autodestruction et le naufrage spirituel de la chrétienté latine en tant qu'institution théologico-politique. Le pontificat est affaibli plus encore par le Grand Schisme d'Occident (1378-1417), trois papes se disputant le Saint-Siège entre Rome et Avignon, et les révoltes hussites en Bohême-Moravie, écrasées dans le sang pour avoir, vainement une fois de plus, prêché le retour à un sacerdoce vraiment apostolique, spirituel et pauvre (1420-1434). Dès lors, le souverain pontife apparaît comme un prince et politicien parmi d'autres. Mus par l'appétit de puissance et la volonté de s'imposer aux États voisins, les papes de la Renaissance, pour la plupart italiens, se conduisent en mécènes jouisseurs, ayant leur cour, leurs concubines, leurs rejetons illégitimes, leurs ramifications claniques, leurs séides, leurs bourreaux et leurs armées. Pratiquant la simonie à vaste échelle pour financer églises, palais et tombeaux personnels au risque de perdre toute crédibilité, le Saint-Siège rompt aussi - et surtout - avec l'héritage pictural et architectural des premiers temps : tombé dans l'oubli, l'art sacré, stylisé, anonyme, d'essence rigoureusement symbolique et maïeutique est remplacé par l'art religieux maniériste, à caractère naturaliste, individualiste, sentimental et sanguinolent, une cassure inexistante, voire inconcevable dans les Églises d'Orient. L'abandon du fond or (représentation de l'"Éternel Présent") dans l'iconographie pieuse d'Occident au profit de paysages concrets traduit clairement l'orientation vers l'ici-bas. Il en va même des principes rigoureux de l'architecture sacrée, hérités de la nuit des temps et dont l'origine remonte au Temple de Salomon, à présent remplacés par les velléités des artistes et créateurs à la mode. La chapelle Sixtine, voulue par le pape Sixte IV della Rovere, est consacrée en 1483. Reconstruite, a Ville Sainte doit devenir la capitale du monde, et son universalisme conquérant peut se déployer à une échelle sans précédent à la suite des Grandes Découvertes : si les États trouvent de nouvelles denrées dans ces voyages au-delà des mers, l'Église y trouve de nouveaux fidèles - et, détail rarement mis en avant, un déluge d'or et d'argent américains volés pour décorer ses lieux de culte. En 1455, par la bulle Romanus Pontifex, le pape Nicolas V concède au Portugal l'exclusivité du commerce avec l'Afrique, tout en enjoignant les navigateurs à soumettre au christianisme, si besoin par la force, les populations avec qui ses explorateurs entreront en contact; les non-chrétiens seront réduits en esclavage. En 1494, le pape espagnol Alexandre VI Borgia se pose en arbitre de la rivalité politique opposant l'Espagne au Portugal pour le partage du Nouveau Monde (traité de Tordesillas), accordant en échange d'avantages substantiels la part du lion au premier de ces pays, tandis qu'un de ses fils, l'ambitieux et féroce Cesare Borgia, met la Péninsule à feu et à sang pour agrandir les territoires paternels (cf. chap. 5.2). La bulle papale Inter Caetera qui fixe le partage entre les nouvelles superpuissances maritimes, point de départ de la constitution des empires hispano-portugais (soit l'aube du capitalisme), introduit aussi dans le droit occidental le principe de Terra nullis ("terre sans maître, n'appartenant à personne) qui donne un cadre "légal" à la conquête de territoires occupés par des peuples sans organisation étatique. Ce concept sera précisé au XVIIe siècle et légitimera, aux yeux des Européens, leurs entreprises coloniales au XIXe siècle ainsi que l'occidentalisation forcée de la planète.

La redécouverte de l'héritage antique gréco-romain (forcément biaisé, mis au goût du jour) avec ses thèmes préchrétiens, son architecture, sa statuaire, permet d'installer la capitale de l'Église dans la continuité d'une histoire glorieuse, et aux pontifes se posant en héritiers de cette gloire strictement profane de contrebalancer le prestige des familles nobles de Florence, Milan ou Mantoue. La décoration des appartements pontificaux mêle allégories, symboles théologiques et souvenirs antiques: au plafond de la Stanza voisinent le Jugement de Salomon, le Péché originel, l'Astronomie, Marsyas (fils d'Olympos) et Apollon. Dans le cadre de cette "révolution culturelle" à plus d'un titre, les thèmes religieux ne sont plus qu'un prétexte, une aubaine pour les artistes en vue, ainsi qu'un enrichissement des collections d'art privées. Mécène de Michel-Ange (décoration de la Chapelle Sixtine), de Raphaël, de Bramante (reconstruction de la basilique Saint-Pierre) et accessoirement père de trois filles, Jules II se promène plus souvent en armure qu'en soutane. Ses initiatives entrepreneuriales assèchent les revenus du Saint-Siège et pour y remédier, le pontife abuse de la crédulité de ses ouailles en multipliant sans vergogne les ventes de dispenses et d'indulgences (réduction du temps de purgatoire aux généreux fidèles après leur mort !). C'est en vain qu'à Florence, l'intransigeant dominicain Savonarole appelle à nettoyer les écuries du Vatican - il finit pendu et brûlé en 1498. Ces transformations vont de pair avec une rigidité dogmatique étroitement littéraliste qui sera exploitée, voire fortement exagérée par les adversaires humanistes. Par son intransigeance, son hypocrisie et ses dissimulations, Rome s'aliène peu à peu les élites intellectuelles et politiques des cités ainsi que la nouvelle bourgeoisie marchande et cosmopolites du continent. Débarrassée des garde-fous spirituels d'un message christique pareillement travesti, celle-ci entame désormais sans restriction sa course vers la mondialisation, avec les conséquences que l'on sait.

Au moment où le catholicisme latin - se revendiquant théocratie universelle - s'exporte avec pompe, arquebuses et galions vers d'autres continents, les chrétiens du nord de l'Europe se scandalisent des excès et aveuglements de l'autorité suprême du christianisme romain et déclenchent la Réforme, initiée dès 1517 par Martin Luther, lui-même soutenu et instrumentalisé à son insu par l'aristocratie allemande avide de s'approprier les biens ecclésiastiques. Auparavant, dans son Éloge de la folie rédigée en 1511, Érasme de Rotterdam, le "prince des humanistes" à l'abri en Angleterre, ridiculise le culte des saints et le clergé à tous les niveaux, appuyé par les caricatures anticléricales de Holbein: dans son pamphlet Julius Exclusius, saint Pierre ferme au pape belliqueux les portes du Paradis et les gargouilles, dit-on, séjournent à présent à l'intérieur des cathédrales. Diverses voix s'élèvent pour affirmer que les "représentants du Christ sur Terre" ont succombé au premier des péchés capitaux, l'orgueil, celui qui engendre tous les autres. En Allemagne, le catholicisme est devenu synonyme d'exactions financières romaines. Déboussolés, les souverains pontifes du clan Médicis, Léon X et Clément VII, ne voient pas le danger venir, l'un avec Luther, Bucer, Calvin et Zwingli qui conduit à la rupture violente avec Rome, l'autre avec Henry VIII à Londres qui provoque le schisme anglican en 1534 en s'autoproclamant chef de l'Église d'Angleterre, reléguant le pape au rang d'un simple évêque local en entraînant la dissolution fort lucrative de quelque 800 monastères. Grâce à l'imprimerie ("le dernier don de Dieu" selon Luther), les hérétiques et les critiques ne se cachent plus, leurs propos incendiaires se propagent partout. L'intransigeance des antagonistes alimente désormais les guerres de Religion, une avalanche de conflits confessionnels qui va dévaster l'Europe pendant plus d'un siècle, en Allemagne (guerre des paysans, 1524-26), en France (8 guerres, massacre des huguenots à la Saint-Barthélemy en 1572), en Angleterre (Mary Tudor, Mary Stuart, la guerre anglo-espagnole et l'Armada en 1588), aux Pays-Bas espagnols (soulèvement des Sept Provinces-Unies), puis surtout, le siècle suivant, avec la saignée apocalyptique de la Guerre de Trente Ans (1618 à 1648) au cours de laquelle un habitant d'Europe sur cinq perdra la vie - et l'Église latine plus de la moitié de ses "fidèles" européens. La péninsule italienne en est relativement épargnée, étant, elle, en proie aux invasions françaises (cf. chap.6) ainsi qu'aux lansquenets ingérables de Charles Quint qui, à l'instar des Wisigoths et des Vandales au Ve siècle, mettent Rome à sac et contraignent Clément VII à se barricader dans le château Saint-Ange après sa fuite humiliante du Vatican à travers les cloaques de Rome (Cloaca Maxima) et le massacre de sa garde suisse (1527/28). À cela s'ajoute l'écrasante poussée hégémonique de l'Espagne des Habsbourg en Italie, désormais maîtres du duché de Milan, du royaume de Naples, de la Sicile et de la Sardaigne. Ces parties de la péninsule tombent sous le contrôle du tribunal du Saint-Office de l'Inquisition hispanique, juridiction ecclésiastique instaurée en Espagne dès 1478 par une bulle de Sixte IV à la demande des "Rois très catholiques", promoteurs d'une religiosité nationale sinon nationaliste, et dont le pouvoir est absolu (recours massif à la torture au XVIe siècle). Manipulé par Madrid, le Saint-Office développe une politique très efficace de persécution raciale et religieuse contre Maures et juifs convertis; deux mille victimes périssent dans les flammes au nom de la "pureté de sang". Simultanément, il se dresse contre toute forme de contemplation mystique et de monachisme échappant à sa vigilance (comme les carmélites Thérèse d'Avile et Jean de la Croix ou l'augustinien Luis de León, accusés d'"illuminisme", puis récupérés et canonisés post mortem).

Suite ou parallèlement à ces événements dramatiques s'ouvre le concile de Trente, qui va durer de 1545 à 1563 et concentrer ses efforts sur la reconquête des territoires et populations perdus. Le concile vise à faire reculer, voir éradiquer la sécession protestante (que Rome a elle-même provoquée) tout en renforçant les structures d'une Église en sérieuse perte de vitesse, sans toutefois remettre en question les aberrations fondamentales du passé. On aboutit à une réorganisation énergique de tout le corpus, à une chape de plomb désignée par les historiens sous le terme de Contre-Réforme: l'Église romaine se crispe dans un cléricalisme dictatorial. Le napolitain Paul IV, ex-inquisiteur élu pape en 1555, antisémite féroce (au point de provoquer une intervention du sultan Soliman le Magnifique!) et pratiquant un népotisme outrancier, dirige la faction des "intransigeants" contre les "spirituels" que mènent les cardinaux Pole et Morone. Ces derniers auraient le tort de professer une religion très intériorisée qui dévaloriserait les dogmes et pratiques exotériques du culte, se fondant à la fois sur la recherche mystique du contact avec le divin et sur l'exemplarité de la conduite morale. Paul IV considère le parti des "spirituels" comme la principale menace hérétique en Italie, fait incarcérer ses chefs par le Saint-Office romain et mène la guerre aux moines errants dont il expédie deux cents en prison et aux galères; la population de Rome fêtera sa mort en liesse, libérant les prisonniers et incendiant le palais de l'Inquisition. Dès 1566, son très zélé successeur, le pape piémontais Pie V, élimine presque totalement le protestantisme de la Péninsule, fait brûler vifs les homosexuels (dont les pratiques étaient pourtant fort bien acceptées durant la Renaissance, à Rome comme ailleurs), félicite le duc d'Albe pour les répressions de son "concile du sang" aux Pays-Bas, ordonne aux catholiques français de passer tous les prisonniers huguenots par les armes et conspire pour faire assassiner Élisabeth Ière à Londres. Marquée par le climat délétère de l'époque, la Contre-Réforme implique radicalisation dogmatique armée, publication du catéchisme et du missel, contrôle resserré des couches populaires (encore largement illettrées) et du clergé (dont le concubinage n'est plus toléré), morale étriquée (interdiction de peindre la Vierge enceinte), extirpation de dissidents en tous genres, conversions musclées des juifs (autodafé du Talmud à Rome, 1553), mises à l'index des écrits suspects (Index librorum prohibitorum, 1559) y compris toutes les traductions de la Bible. Enfin, sur le plan formel, imposition de la théâtralité tourmentée, encombrée et doloriste de l'art baroque dans les lieux de prière, miroir d'une mondanité aussi décorative que superficielle qui va se propager simultanément dans tous les édifices de l'aristocratie (avant d'être relayé par les pastorales rococo, sa sucrerie et ses anges chérubins). Précisons toutefois que, les distances aidant, le catholocisme de l'Europe de l'Est (Roumanie, Pologne, Ukraine, Balkans) et la ferveur chrétienne d'une partie du monde rural à l'est comme à l'ouest seront longtemps épargnés par l'invasion de ce baroque doré, avec son idéologie intégriste et sa rhétorique religieuse édulcorée.

Des traités contre l'athéisme commencent à circuler dès la fin du XVIe siècle, indice que le rejet de la foi se répand. L'autre axe de ce "nettoyage de surface" contre-réformiste se traduit donc par un prosélytisme accentué et une activité missionnaire particulièrement intense outre-mer confiée en priorité aux jésuites (un nouvel ordre rattaché à la personne-même du pape), car comme le rêvent l'empereur Charles Quint et son fils Philippe II, maîtres d'un empire catholique "où le soleil ne se couche jamais", il faut désormais "christianiser le monde entier", de gré ou de force. En 1550/51, le dominicain Bartolomé de Las Casas aura grande peine à convaincre certains de ses confrères que les indigènes massacrés ou réduits en esclavage "ont une âme". Cette évangélisation à tous vents - pour compenser les "pertes" protestantes? - s'étendra de l'Amérique latine au Canada, de l'Inde à l'Afrique et jusqu'en Asie - avant de finir comme adjuvant embarrassant de la colonisation occidentale. Mais, ne pouvant se passer de son train de vie opulent, arc-boutée sur ses privilèges temporels et préoccupée par la survie de ses acquis, l'Église issue de la Contre-Réforme va, dès le siècle suivant, commettre l'erreur de s'aligner servilement sur la politique des monarchies absolutistes où elle s'imagine trouver des appuis (d'où l'emprisonnement des jansénistes et la révocation de l'Édit de Nantes) alors que les familles des Bourbons comme des Habsbourg, d'une ferveur religieuse aussi diaphane qu'opportuniste, s'en servent surtout pour justifier leur propre statut de "royauté de droit divin". Rome ne pourra éviter d'être mise à mal par l'agnosticisme agressif des Lumières (Voltaire en tête) et la déchristianisation rampante de la société occidentale, suivis des couperets de la Révolution française. L'industrialisation, le positivisme scientifique, Darwin, Marx, Freud et la laïcisation nationaliste prendront le relais.
« The Borgias » (2011), une télésérie de Neil Jordan avec Jeremy Irons en pape Alexandre VI Borgia.