I - LE ROYAUME DE FRANCE

7 . LA GUERRE DE CENT ANS (1339 à 1453)

7 .2 . Un pays sans couronne: Etienne Marcel et la « Grande Jacquerie »

La rançon fixée pour le roi Jean le Bon, prisonnier à Londres après la défaite de Poitiers en 1356, est impossible à réunir et aggrave la ponction fiscale. Ruiné, le pays sombre dans le chaos, tandis que la Grande Peste de 1348 décime le continent. Les états généraux menés par Étienne Marcel, prévôt des marchands de Paris, et Robert Le Coq prennent le pouvoir dans la capitale et tentent d’installer Charles le Mauvais, roi de Navarre, à la tête d’une monarchie contrôlée. Entretenant sciemment l’agitation sociale à son profit, Étienne Marcel fait égorger deux maréchaux devant le dauphin et force l’entrée de bourgeois dans le conseil royal.
Les désastres militaires de Crécy et de Poitiers ont totalement déconsidéré la noblesse, désormais incapable d’assurer la défense du pays. Les communautés villageoises ont reçu le droit de s’armer pour assurer leur autodéfense, en particulier contre les bandes de routiers, des soldats désœuvrés pendant les trêves qui ravagent et rançonnent le pays. En mai 1358, les paysans d’Île-de-France, de Picardie, de Champagne, d’Artois et de Normandie, accablés par la misère, se révoltent et, saisis d’une folie meurtrière, pillent et incendient les châteaux, violant et tuant les habitants. Contrairement à ce qu’on a longtemps affirmé, la misère n’est cependant pas la cause principale de cette révolte appelée « Grande Jacquerie » (menée par Guillaume Carle dit Jacques Bonhomme, le sobriquet désignant des paysans) : les insurgés sont pour la plupart issus de la paysannerie moyenne ou aisée, et ils sont même rejoints par des nobles. Comme certains bourgeois, la partie la plus riche du monde rural est soucieuse de préserver ses coutumes et ses privilèges face à une pression fiscale et administrative croissante de la part des villes ou du roi. Les bandes, très hétérogènes, sont commandées par d’anciens soldats ; plus que de tuer des seigneurs, leur but est de faire confirmer leurs droits ancestraux. La répression, féroce, est à la hauteur de la peur suscitée. Craignant pour ses terres normandes, Charles le Mauvais fait écraser la révolte des « chiens enragés » (Jean Froissart) par ses mercenaires anglais à Clermont-sur-Oise le 10 juin 1358, après une insurrection de seulement quinze jours, mais dont la brutalité (« les Effrois »), exagérée ou non, marquera les esprits et fera l’objet d’interprétations les plus contrastées.
Ayant échappé à une tentative d’enlèvement grâce à Gaston Phoebus, le dauphin (futur Charles V) se fait nommer régent et reprend la situation en main. Les Parisiens se soulèvent contre les Navarrais, les Anglais et Etienne Marcel, qui est tué. Rallié au dauphin, Bertrand du Guesclin écrase les Navarrais de Charles le Mauvais en 1364, mettant fin à la guerre civile, et rétablit l’autorité royale.
1898Étienne Marcel, prévôt des marchands et son escorte (FR)
Établissements Frères Lumière, Lyon, no. 1013/644 (50 secondes). – Filmage d’un spectacle reconstitué dans les rues de Paris à l’occasion du « Cortège des métiers à l’époque d’Étienne Marcel » lors de la « Fête des corporations » du 17/18 juin 1899.
1910Étienne Marcel (FR) de Louis Feuillade
Etablissement Gaumont S.A. (Paris), 317 m. – Synopsis : En l’absence du roi Jean le Bon, captif en Angleterre après la défaite française à Poitiers, Etienne Marcel (1315-1358), prévôt des marchands de Paris, dirige le mouvement insurrectionnel qui vise à instaurer une monarchie française contrôlée. Pour intimider le jeune dauphin, Charles, il fait égorger deux maréchaux sous ses yeux. Traumatisé par les débordements de toute révolte populaire, Charles reprend le pouvoir, et Marcel, devenu partisan de la Jacquerie, périt assassiné par les bourgeois parisiens qui craignent une trahison en faveur des Anglais. – Ressorti de l’ombre à l’avènement de la Troisième République, le personnage d’Etienne Marcel est considéré comme un des précurseurs de la Révolution Française ; il obtient sa statue équestre sur la terrasse de l’Hôtel de Ville de Paris en 1888.
1911La Jacquerie, révolution paysanne de 1358 / La Jacquerie ou le Réveil de Jacques Bonhomme (FR) de Gérard Bourgeois [et Henri Pouctal]
Pathé Frères S.A. (Paris)-Le Film d'Art, 312 m. – av. Jean Jacquinet (Jacques Bonhomme), Jacques Normand (Jean Misère), Léontine Massart (Marianne), Doll (Mlle de Champloup), Claude Garry (Guillaume Calle), Paul Gerbault (Charles le Mauvais), Hauterive.
Une idylle paysanne sert de prétexte pour illustrer le déclenchement, en mai 1358, de la grande révolte populaire dans les campagnes d’Île-de-France, de Picardie, de Champagne, d’Artois et de Normandie (sous Jean le Bon), écrasée dans le sang. Le scénario insiste sur la parenté entre ce soulèvement et la Révolution française. Sensible aux injustices sociales, Bourgeois s’illustre cette même année avec « Victimes de l’alcoolisme », chef-d’œuvre du naturalisme cinématographique français (selon Georges Sadoul) inspiré par Emile Zola – auteur que Pouctal adaptera à son tour en 1920 (« L’Argent »).
1911La Rançon du roi Jean (FR) de Camille de Morlhon
Pathé Frères S.A. (Paris) no. 4597 bis, 420 m. – av. Louis Henri Ravet (Jean II le Bon), Jean Jacquinet (Jacquemin, l’aubergiste), Berthe Bovy (Jeannine), Albert Combes (Jean, le fiancé). - Synopsis : Prisonnier des Anglais à Poitiers, Jean le Bon obtient sa liberté au prix d’une énorme rançon et rentre en France pour la réunir (vers 1360). Tous ses sujets se cotisent. Jeannine, une jeune servante, offre sa dot au trône, mais l’aubergiste, son fiancé courroucé, rompt alors son mariage et la chasse. Désespérée, Jeannine veut se jeter dans la rivière quand le roi, voyageant incognito, déguisé en pèlerin, l’en empêche. Apprenant son sacrifice, il la récompense en l’unissant à celui qu’elle aime depuis toujours.
Saynète sentimentalo-édifiante au service de l’Histoire nationale que Camille de Morlhon, aristocrate d’obédience légitimiste, tourne à Vincennes avec des acteurs de la Comédie-Française. Le film ne précise pas que, quatre ans plus tard, Jean le Bon mourra en captivité à Londres après avoir pris la place de son fils laissé en otage, Louis d’Anjou, qui s’est évadé. - DE: König Johanns Lösegeld.
L’insurrection bourgeoise d’Étienne Marcel, prévôt des marchands à Paris, sert de toile de fond du film de Donatien (1926, couverture de ciné-roman).
1926Florine, la fleur du Valois (FR) d’Emile-Bernard Donatien
Nicaea Films Productions, 3500 m. (4 épisodes) – av. Lucienne Legrand (Florine Deschamps), E. B. Donatien (Jehan de Vez), Jean Demerçay (le dauphin Charles V), Maxime Desjardins (le prévôt Etienne Marcel), Georges Melchior (Loys Millet), Berthe Jalabert (Mme Millet), José Davert (Pierre le Hutin, forgeron), Noëlle Barrey (Raymonde du Belloy), Pierre Simon (Gerbert de Montbriant), Gaston Derigal (l’abbé Mathias), Jeanne Kerwich (Mme Deschamps), Floria Zborowsky (Gisèle de Vez), Noëlle Barrey (Raymonde de Belloy), Geneviève Floria (Péronelle de Vez), Blanche Beaume (sœur Sainte-Claire), Frédéric Mariotti.
Synopsis : Fille de l’aubergiste de la Pomme-d’Or à Vaumoise, la jolie Florine soustrait au gibet l’artisan Loys, un partisan de l’insurgé Etienne Marcel et amoureux de Raymonde de Belloy, la nièce du seigneur de Vez. Ce dernier gracie et exile Loys pour trois ans et cherche à séduire Florine, qui se défend en lui rappelant qu’elle sauva jadis la vie de Gisèle, la fille défunte du châtelain. Adoptée par Jehan de Vez, Florine se dévoue pour ses compatriotes soumis à l’occupation des Anglais et en proie aux révoltes de la Jacquerie, jusqu’au retour de Loys qui l’épouse.
Ce « grand film français en quatre époques » distribué par Louis Aubert prend pour prétexte historisant la tentative avortée de révolution populaire à Paris, sous Etienne Marcel en 1358, et l’insurrection paysanne. Mais il ne saurait être question, en 1924, de chanter les louanges de la subversion au lendemain de l’assassinat du secrétaire général de la Ligue d’Action française par une anarchiste, et après le discours de réconciliation et d’entente nationale du président Millerand (octobre 1923). En réalité, il s’agit plutôt d’un conte sentimental aux forts accents régionalistes (le folklore breton est mis en avant) et patriotiques. Le projet, que Donatien a repris à Alfred Machin et Georges Champavert, doit séduire par sa « qualité française », une interprétation de haut vol (Desjardins de la Comédie-Française dans rôle d’Etienne Marcel) et une reconstitution méticuleuse valorisée par des effets de lumière raffinés : le cinéaste, qui est par ailleurs peintre et céramiste, crée également les décors du film. Lucienne Legrand, sa compagne, est la vedette de tous ses films muets. On tourne à la Victorine à Nice (studios des Cigognes) et en extérieurs en Normandie, au château de Vez, berceau des Valois, à l’étang de Saint-Cucufa et dans la forêt de Villers-Cotterets, avec 500 figurants. L’intrigue du film est tirée d’un roman d’Eugène Barbier (éd. Tallandier, 1927). L’auteur, restaurateur du château de Vez, retravaillera avec Donatien pour une autre fresque historique à contre-courant de la production française, « Le Martyre de Sainte Maxence » (1927). L’écho public est moyen, le film, trop sage, manque de force et de conviction et ne laissera guère de souvenirs. – IT : Trecento feudale.
1969(tv) Un bourgeois de Paris (FR) d’Alain Boudet
ORTF (1e Ch. 21.6.69), 1h40 min. – av. Michel Etcheverry (Etienne Marcel), Anouk Ferjac (Marguerite des Essarts, son épouse), Roger Pigaut (Jean II le Bon), Gérard Berner (le dauphin Charles), René Alone (Robert Le Coq, évêque de Laon), Robert Bazil (Charles Toussac), Marc Fayolle (le prêtre), Pierre Asso (Simon Marcel, père d’Etienne).
Synopsis: Sous Jean le Bon, 1354-58. Prévôt des marchands de Paris, député et chef du Tiers États, Etienne Marcel est le maître de la capitale au lendemain de la défaite de Poitiers, organisant la bourgeoisie et le peuple. A la tête du mouvement réformateur après le discrédit des Valois, il cherche à contrôler la monarchie. Mais le dauphin (futur Charles V), d’abord admiratif, s’oppose à lui, ce qui le pousse dans l’illégalité, lui faisant faire plusieurs fausses manœuvres. Dans la nuit du 31 juillet 1358, Marcel se dispose à ouvrir les portes de Paris au rival des Valois, Charles de Navarre, dit le Mauvais, et à ses archers anglais quand il est tué d’un coup de hache par l’échevin Jean Maillart, instrument du dauphin. – Dramatique d’après une pièce de Jean-Louis Roncoroni.
John Huston et sa fille Anjelica Huston (à dr.), les nobliaux menacés de « A Walk with Love and Death » (1969).
1969***A Walk with Love and Death (Promenade avec l'amour et la mort) (US) de John Huston
Carter De Haven, John Huston/20th Century-Fox, 1h30 min. – av. Anjelica Huston (Claudia de Saint-Jean), Assaf [Assi] Dayan (Héron de Foix), Anthony Corlan (Robert de Lorris), John Hallam (sire Meles de Bohème), John Huston (Robert de Lorris l’Aîné, seigneur d’Ermenonville), Joseph O’Connor (Pierre de Saint-Jean), Robert Lang (le chef des pèlerins), Michael Gough (le moine fou), Eileen Murphy (la gitane), Guy Deghy (le prêtre), Gilles Ségal (un saltimbanque).
Synopsis : La Picardie en 1358. Jean II, le roi de France, est prisonnier des Anglais et le royaume ravagé par des hordes de mercenaires. Jeune étudiant à la Sorbonne, Héron de Foix quitte Paris, froid et oppressant, pour gagner par petites étapes la mer, Oxford et la liberté. Mais haine, misère, bigoterie, cruauté et mensonge ont obscurci les âmes. Héron échappe à un colporteur crapuleux, à un pèlerin halluciné, à des moines fanatiques. Dans le château de Dammartin, il est hébergé par Pierre de Saint-Jean où il s’éprend de la fille de ce dernier, Claudia, une aristocrate hautaine. Les paysans se révoltent, détruisent Dammartin et tuent le châtelain. Héron retrouve Claudia dans une abbaye où elle s’est réfugiée et le jeune couple gagne la demeure de Robert de Lorris, un cousin de la jeune fille dont le père a renoncé à son rang pour rejoindre la Jacquerie. Le couple poursuit son chemin vers le nord, est capturé par les paysans en armes, puis délivré par les chevaliers de Meles de Bohème. Pour apaiser le désir de vengeance de Claudia, Héron participe à l’expédition punitive que les chevaliers mènent contre les insoumis à Rhuis. Apprenant que son père a été tué dans l’opération, Robert de Lorris trucide sire Meles et périt son tour. Abandonnés de tous, Héron et Claudia s’enfuient. Un monastère accepte de les héberger à condition qu’ils renoncent à leurs « sentiments impies », mais à la tombée de la nuit, les moines désertent les lieux. Les amoureux se réfugient dans une chapelle où ils partagent quelques heures de bonheur (ils installent leur « lit nuptial » au pied d’un Christ en triomphe), en attendant l’aube, quand ils seront tués … par la soldatesque ou les paysans.

Un tournage chahuté par Mai 68 et le Printemps de Prague
La nouvelle, poignante et désespérée, de l’écrivain hollandais Hans Koningsberger est parue à New York en 1961. En matière historique, elle se base sur les incontournables Vrayes Chroniques du chanoine liégeois Jehan Le Bel (v. 1367) et celles de Jean Froissart (1369/1373). Koningsberger (plus tard Hans Koning), ancien résistant en Hollande, est devenu journaliste politique aux États-Unis et l’organisateur du mouvement anti-Vietnam à Cambridge, Mass., aux côtés de Noam Chomsky. Visant à créer « une abstraction de notre époque dans un cadre médiéval », John Huston est immédiatement séduit par le potentiel libertaire du texte et sollicite son auteur pour en écrire l’adaptation, de concert avec le scénariste et producteur associé Dale Wasserman. Ce dernier souhaite tirer le scénario vers le contemporain (la contestation estudiantine en France, les « brigades rouges » en Italie), tandis que Huston y voit plutôt le drame intemporel, universel de la recherche de la liberté, drame réalisé à travers une vision rigoureuse du contexte de l’époque selon la méthodologie de la « Nouvelle Histoire » : du réalisme quotidien et la vie rurale à la place de hauts faits d’armes ou de héros mythiques. Pas de vernis ni de spectaculaire, une approche humble et dépouillée, un rythme au fil des heures d’autrefois. Les moyens sont restreints (1’700'000 $), mais les collaborateurs de qualité : Léonor Fini aux costumes (splendides), Georges Delerue à la musique, et, à la photo, Ted Scaife (« Night of the Demon / Rendez-vous avec la peur » de Jacques Tourneur, 1957), un disciple de Jack Cardiff qui a déjà travaillé avec Huston sur « African Queen » (1951).
Lors d’une expédition punitive, les chevaliers exterminent sans merci les paysans révoltés (« A Walk with Love and Death »).
 Le tournage est prévu sur place en Picardie. Les barricades de mai 1968 – qui marquent ce film en profondeur – bouleversent cependant calendrier et budget et, en août, Huston doit se replier sur la frontière tchécoslovaque. Comble de malchance, les blindés soviétiques envahissent le pays. Chassée par les troupes du pacte de Varsovie, l’équipe se fixe finalement au pied du château de Burg Liechtenstein à Maria Enzersdorf (Basse-Autriche), dans les bocages irlandais près de Galway (où Huston possède un manoir) et, pour la dernière séquence, au monastère cistercien de Fossanova, en Italie. Le casting est conflictuel, Wasserman n’approuvant pas le choix d’Anjelica Huston, 17 ans, alors que le cinéaste, qui a le sens de la famille, fait le film exprès pour donner une chance à sa fille (inexpérimentée pour le rôle, mais finalement très convaincante par sa fragilité même). En un premier temps, Huston ignore aussi qu’Assaf Dayan, interprétant avec un naturel désarmant un étudiant qui refuse la violence, est le fils rebelle du général israélien Moshe Dayan, héros de la guerre des Six Jours. Huston lui-même se réserve le rôle du seigneur d’Ermenonville qui choisit l’insurrection populaire et passe pour un traître aux yeux de ses anciens amis, des « chasseurs de paysans ». Pour le clin d’œil, la princesse autrichienne Antoinette de Reuss campe une « croquante ».
Des amoureux en sursis, qui s’aiment par-delà les clivages sociaux et politiques : Anjelica Huston et Assif Dayan.
 « Faites l’amour, pas la guerre ! »
Errance tragico-picaresque d’un jeune couple en pleine guerre de Cent Ans, « A Walk with Love and Death » ne montre cependant aucun combat entre Anglais et Français : les hommes de guerre sont trop occupés à réprimer la révolte des paysans que la famine, comme des loups, a fait sortir de leurs taudis. Au milieu des camps antagonistes se débat un étudiant de vingt ans qui ne sait plus à quel bord il appartient et ne demande qu’une chose : de vivre. Sa confrontation avec la guerre, l’amour, la lutte des classes et la religion mène à un désenchantement progressif, mais aussi à un choix existentiel sartrien (auteur très apprécié par Huston). Le film dénonce l’oppression d’une Église spirituellement asséchée qui se veut le parti de l’ordre tout en cautionnant un monde régi par le désordre et l’injustice (même le curé est complice de la terreur), en maintenant le statu quo social et économique, et révèle simultanément l’écart existant entre le discours chevaleresque et la réalité sanglante des actions qu’il suscite. Au fil des rencontres, les amoureux, qui s’aiment pourtant par-delà les clivages sociaux et politiques (répercutant le mot d’ordre des campus américains : « faites l’amour, pas la guerre »), ne seront pas épargnés par le chaos ambiant car, meurtris par la cruauté des temps, ils portent en eux les ferments de leur anéantissement. Comme le relève Louis Seguin, « malgré sa répugnance pour la violence, Héron fracasse les crânes des paysans révoltés, adultes et enfants. Claudia, malgré son attachement aux rites de l’amour courtois, ne se trouve à l’aise qu’avec ceux de sa classe, fussent-ils les plus brutaux et les plus pervers des tueurs… » (Positif no. 118/été 1970). Un instant clé : ayant pris les armes pour l’honneur de sa Dame, l’étudiant bascule dans la sauvagerie avant de réaliser la monstruosité de son geste, et Claudia, repentante, avec lui ; tous deux pataugent hébétés dans la rivière, dans le vain espoir d’effacer la maculature du sang versé. Ébranlés par cette prise de conscience, las aussi de fuir un monde amputé de ses repères, les amants arrêtent leur course pour se réfugier dans une ultime étreinte, défi charnel à l’aveuglement d’une société qui condamne les corps soit à la chasteté castratrice soit au viol.

Chef-d’œuvre méconnu
Rétif à toutes les formes de mise au pas, Huston se fait littéralement le porte-parole des insurgés (à travers le châtelain renégat qu’il interprète): « L’ordre de ne sera pas restauré, explique-t-il à Claudia. Avant, chacun avait sa tâche, et chaque tâche sa récompense. Le paysan nourrissait, le prêtre priait, le noble protégeait. Mais à présent, les nobles, les gens de notre caste, censés agir en bergers, sont devenus des loups. On ne défend plus le paysan, on le pille. » Quant à la fameuse tapisserie de l‘« Offrande du cœur » (XVe s.) qui orne le générique, c’est un rappel doux-amer de cet amour courtois disparu, réduit à une chimère pour jouvencelles désemparées. Car le Moyen Âge féodal s’achève dans le sang, métaphore apocalyptique à laquelle fera écho « La Passion Béatrice » (cf. 7.1) de Bertrand Tavernier en 1987, Tavernier qui est justement l’attaché de presse parisien de Huston sur ce film. « A Walk with Love and Death » amorce la dernière période de l’œuvre hustonienne, celle qui s’achève par « The Dead (Les Gens de Dublin) ». La photo capte admirablement le climat à la fois délétère et onirique de cette fin des temps, où, dans un écrin de paysages enchanteurs, rôde en permanence la mort. Atypique, évitant tous les clichés hollywoodiens, méditatif, intime et hautement personnel, le film est d’une grande fluidité dans sa forme cinématographique. Son pessimisme de surface (car le cinéaste manifeste une volonté de surmonter le désespoir par des valeurs vitales de révolte, de poésie et de cœur), porté par des acteurs inconnus, désoriente toutefois le public. C’est un échec total aux États-Unis, au point où la 20th Century-Fox renonce à distribuer le film en France. Une projection parisienne organisée par la revue Positif modifie la donne pour quelques semaines. Alexandre Astruc salue « un grand, noble et poignant film … qui nous fait toucher du doigt l’Histoire » (Paris Match, 3.4.71). Néanmoins, la carrière de cette œuvre d’une beauté déchirante restera embryonnaire. Une perle rare. – DE : Eine Reise mit der Liebe und dem Tod – IT : Di pari passo con l’amore e la morte.