Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

INTRODUCTION

Cet ouvrage n’est pas né d’une admiration aveugle pour Napoléon Bonaparte. Il est parti de la curiosité pour un mythe des temps modernes qui a traversé deux siècles et s’est répandu à travers le monde entier en imprégnant non seulement la politique, la jurisprudence, l’urbanisation, les sciences ou l’historiographie, mais tous les domaines artistiques : peinture, littérature de haut ou de bas étage, théâtre, opéra et, last but not least, l’écran, qu’il soit grand ou petit. Mille films de cinéma et de télévision, qui l’eût pensé ! La provenance en est internationale : française d’abord, bien sûr, mais aussi anglaise, allemande, autrichienne, italienne, espagnole, portugaise, suisse, belge, hollandaise, danoise, suédoise, finlandaise, irlandaise, polonaise, tchèque, hongroise, yougoslave, grecque, russe, américaine, canadienne, égyptienne, syrienne et même mexicaine, cubaine, argentine ou brésilienne ... Tous les genres sont représentés : fresques, drames, mélos, biopics, comédies, parodies. Des films culte, encensés, méprisés, oubliés ou perdus dont environ la moitié est restée inédite en France – où, comme en témoignent les sondages de l’Institut IPSOS1 en 1999 et ceux de la revue Historia en 2013, Napoléon demeure le personnage à la fois le plus prestigieux, le plus controversé et le plus médiatique de l’histoire hexagonale, le seul antérieur au XXe siècle qui se soit pareillement maintenu dans le panthéon imaginaire du pays. On aurait publié plus de livres sur ce champion de l’auto-marketing (ses Bulletins militaires et le recueil de ses réflexions formulées à Sainte-Hélène sont des modèles de propagande moderne) que de jours écoulés depuis sa mort en 1821, soit plus de 60 000 ... Comme Alexandre, comme César avant lui, Napoléon connaissait l’impact de la formule et du visuel électrisants, possédait le sens de la mise en scène euphorisante. L’expansion récente de la presse écrite, l’imagerie d’Épinal (qui allait encore décupler sa propagation vers 1860 grâce à la lithographie), les plaques de lanterne magique, les ombres chinoises multipliaient sa présence, tandis que des peintres cotés tels que David, Gros, Ingres, Debret, Gosse ou Gérard immortalisaient – en les magnifiant – ses exploits dans les lieux publics. Ces instruments de communication, le maître des trois quarts de l’Europe les personnalisa préalablement en se fabriquant une silhouette reconnaissable entre toutes (mèche, bicorne, redingote grise, main dans le gilet). Le prix à payer pour un souverain en quête perpétuelle de légitimité. L’individu Napoléon importe moins ici. D’approche difficile, l’homme reste prodi-gieusement complexe, hors normes, trop souvent caché derrière sa représentation. À savoir la contemporaine, convenue, et d’autre part celle qui nous interpelle aujourd’hui : la représentation de cette représentation. Quelle que soit l’opinion qu’on puisse avoir du « Petit Tondu »2 et de sa trajectoire d’étoile filante, ce foisonnement de secousses géostratégiques, cette omniprésence iconique – qui continue à émouvoir sociologues, politologues, historiens des mentalités – méritaient déjà qu’on s’y arrête. Napoléon, c’est le spectacle permanent, et quel spectacle : du Nil à la Moskova, du sublime au cauchemar, de l’ascension fulgurante à la chute titanesque et à sa récupération par les poètes romantiques. Le tout baigné dans un kitsch impérial à faire vibrer les demi-solde. Bref, la rencontre de Napoléon avec le cinéma et son pouvoir fabuleusement suggestif ne pouvait être fortuite. Mais pour qui veut la documenter, l’étudier avec lucidité, cette confrontation d’images apparaît aussi protéiforme que les légendes « noire » ou « dorée » qui l’ont préalablement façonnée, conditionnées autant par leur origine que par leur époque. Car cela va de soi : l’épopée napoléonienne n’est pas seulement française – elle est forcément européenne. On y trouve le récit des pays et des peuples qui l’ont accueilli, acclamé, subi ou combattu. Déployant son chant ostentatoire dans les médias populaires (jusqu’aux jeux vidéos et la bande dessinée), la matière a été instrumentalisée, récupérée, déformée selon le souvenir des nations. Et c’est là que les choses se corsent. Le principal concerné avait pour cela une formule de son cru, cynique, imparable : « L’Histoire est un mensonge que personne ne conteste. »

DISCOURS BINAIRES ET IDÉES REÇUES

Conscient de l’étendue, et surtout de l’intrication d’une pareille étude, le béotien que nous sommes s’est imposé une opération préalable de déblayage destinée à faciliter l’approche raisonnée de cet homme et de cette vie si peu raisonnables. Afin de diriger nos recherches, puis étayer et asseoir scientifiquement nos développements (car la caméra n’est jamais innocente !), il nous a fallu dissiper malentendus, cerner préjugés ou jugements anachroniques et – autre imprévu – réexaminer une cohorte impressionnante d’idées reçues3. N’étant ni adulateur ni contempteur du personnage, nous avons donc écarté de nos références les ouvrages de ses glorificateurs (Élie Faure, Louis Madelin, Octave Aubry, Emil Ludwig) comme ceux de ses détracteurs (Jean Savant, Henri Guillemin, Roger Caratini, Lionel Jospin) au profit d’une historiographie à la fois plus récente, plus critique et plus équilibrée : sur ce point, nous sommes surtout redevable aux travaux de Jean Tulard, Patrice Gueniffey, Thierry Lentz, Marie-Pierre Rey, Jacques-Olivier Boudon et Andrew Roberts – sans oublier, parmi les anciens, Jacques Bainville. Les publications entreprises autour de l’exposition franco-allemande Napoléon et l’Europe. Le rêve et la blessure (Bonn 2011 / Paris 2013)4, à laquelle le présent ouvrage voudrait appor-ter les éclairages complémentaires du septième et du huitième art, ont également été d’un précieux secours. Les deux thèmes de cette exposition dépourvue de manichéisme comme de complaisance, « Napoléon, une ambition européenne » et « L’Europe face à Napoléon », trouvent ici leur prolongement cinématographique, systématiquement documenté. Le lecteur voudra donc nous pardonner le petit préambule qui suit, utile pour dénoncer quelques clichés trop faciles. Napoléon le traîne-sabre ? À tort ou à raison, son nom est d’abord assimilé à la guerre. Qu’il ait été un stratège de génie disposant dans ce domaine d’une compétence sans rival, nul ne le conteste : il gagna presque toutes les batailles qu’il engagea lui-même et ses campagnes sont, aujourd’hui encore, étudiées dans les académies militaires du monde entier. Épargnés jadis par la Grande Armée, dérapant dans leurs propres rêves impérialistes, les Américains ont longtemps cultivé une image ambiguë de Napoléon, faite de vénération5 et de répulsion hypocrite qu’Hollywood s’est empressé de répercuter dans ses produits. Dans un ahurissant slogan publicitaire de la 20th Century-Fox pour le film Désirée d’Henry Koster (1954), on apprend que « Napoléon avait deux buts dans sa vie, la conquête de Désirée et celle du monde entier ... ». Un slogan non moins imbécile d’Eagle in a Cage de Fiel-der Cook (1969), dont l’action se déroule à Sainte-Hélène, affirme : « C’était le conquérant ! La guerre et les femmes étaient sa passion ... et aucune île fortifiée ne pouvait contenir sa soif de pouvoir ! » La chose prêterait à sourire si elle n’était représentative d’une distorsion mondialisée à laquelle aurait peut-être sacrifié même un Stanley Kubrick, dans son fascinant mégaprojet inabouti (1967-1971). On reconnaît aujourd’hui que la majorité des guerres dites « napo-léoniennes » furent des guerres défensives, la France ayant dû faire face, de 1792 à 1815, à sept coalitions militaires des monarques européens, angoissés à juste titre par l’attrait qu’exerçaient les idées libérales de la Révolution sur leurs sujets. (Les deux premières furent dirigées contre la Convention et le Directoire, non contre Bonaparte6.) La Grande-Bretagne déclara sans ambages qu’elle ne remettrait l’épée au fourreau qu’après avoir ramené à Paris les rois de l’ancienne dynastie. Ce furent tour à tour les Anglais, les Autrichiens, les Russes ou les Prussiens qui ouvrirent les hostilités, parfois sans déclaration de guerre. Considéré par les coalisés comme le continuateur de la Révolution, l’« usurpateur » réagit à chaque fois en se précipitant à la rencontre de ses ennemis, sur leur propre territoire, les prenant ainsi de vitesse. Cas d’école : Austerlitz. S’il écorna sérieusement certaines monarchies en leur enlevant ce qu’elles avaient elles-mêmes enlevé à d’autres (cf. la Pologne), il ne souhaita éliminer ni la Prusse ni l’Autriche, ses pires adversaires sur le continent. Puis, trop sûr de lui, devenu sourd aux avis contraires, aveuglé par une succession de victoires aussi rapides qu’insolentes qui réveillèrent son hybris hégémonique, il méconnut la spirale suicidaire dans laquelle l’entraînait l’inapplicable Blocus continental contre Londres. Les deux seuls conflits qu’il déclencha lui-même, dans le cadre de ce Blocus, lui furent fatals : l’Espagne (1808) et la Russie (1812). Avec cette dernière tragédie, annoncée comme « campagne de Pologne » dans le Bulletin de la Grande Armée, Napoléon n’envisageait nullement une impossible conquête de la Russie (puisqu’il comptait être de retour à Paris trois mois plus tard) mais cherchait à intimider le tsar qui, en rupture du traité de Tilsit, renouait des liens avec Londres et menaçait d’envahir le duché allié de Varsovie. La suite est connue. Or, l’image d’un condottiere obtus qui « ne veut et ne fait que la guerre » est aussi répandue que caricaturale, puisque même ses thuriféraires à l’écran, comme Sacha Guitry en 1955 ou Yves Simoneau dans sa télésérie de 2002 l’ont reprise, par facilité ou par paresse. En outre, lui attribuer la seule responsabilité de ces deux décennies de combats (derrière lesquels se dessine en priorité un conflit d’intérêt séculaire franco-anglais) est historiquement absurde. N’empêche : ces années qui ont mis l’Europe à feu et à sang (environ trois millions de morts) préfigurent les guerres de masse du XXe siècle : Eylau en 1807, Essling-Aspern en 1809 ouvrent l’ère des grandes hécatombes qui vont marquer dès lors les campagnes napoléoniennes. Ambivalent lui-même, Napoléon s’impose à la charnière de deux époques. Dans les siècles précédents, la guerre fut longtemps placée au centre des valeurs de la société ; ce n’est qu’à partir de 1800 (une fois la classe moyenne au pouvoir) que les artistes commencent à la considérer sous toutes ses faces, y compris les plus atroces (Goya). Homme du XVIIIe siècle, marqué par Rousseau (dont il se distanciera), admirateur de Goethe, passionné de Corneille, Racine et Voltaire, Napoléon déprécie les dernières innovations techniques et conçoit l’affrontement à l’ancienne, de souverain à souverain. Comme l’a relevé Jean Tulard, il est désarçonné face à un peuple entier motivé par cette nouvelle crispation identitaire appelée nationalisme et qu’anime une ferveur religieuse (Espagne, Russie) ; or, « la guerre en dentelles est terminée, les guerres nationales commencent. Napoléon ne le comprendra qu’à Sainte-Hélène. »7 Quant au pillage d’œuvres d’art en territoire conquis, pratique prédatrice vieille comme l’Empire romain, elle fut déjà appliquée par le Roi-Soleil dans le Palatinat et réintroduite par la République en 1794 sur ordre de Lazare Carnot, lors de l’occupation de Bruxelles, puis en Italie par les « citoyens instruits » du Directoire dont dépendait Bonaparte. Ce dernier plaça les chefs-d’œuvre ainsi confisqués à la portée d’un plus large public (le Louvre et autres musées). Napoléon le tyran ? Jeune général de 27 ans, il goûta au pouvoir civil en Italie, puis expéri-menta (non sans frayeurs) le pouvoir absolu en Égypte ottomane. Avec l’autoritarisme de Napoléon s’esquisse, certes, une forme moderne de dictature appuyée sur la souveraineté des peuples et l’État policier. Mais gare aux amalgames simplistes : à l’opposé des effroyables totalitarismes du XXe siècle, son régime n’a produit ni idéologie haineuse, ni génocide, ni exterminations planifiées et systématiques, ni persécutions racistes, ethniques ou sociales. Ni Auschwitz, ni goulag, ni camps de rééducation maoïstes conçus et dirigés par des consortiums de psychopathes. Ni Gestapo, ni Guépéou, ni gardes rouges. En septembre 1944, Winston Churchill déclara à la Chambre des communes : « Je désapprouve toute comparaison entre Hitler et Napoléon, c’est une insulte pour le défunt ! ». Ses ennemis politiques comme Mme de Staël subirent l’éloignement, voire l’exil, mais pas la prison ; Talleyrand ou Fouché ne furent jamais inquiétés, malgré leurs multiples trahisons. En despote éclairé selon l’idéal des Lumières, Napoléon s’efforça de gouverner avec beaucoup plus de modération que la Convention sous la Terreur ou l’Ancien Régime qui l’avaient précédé ; sa « dictature de salut public » ne fut pas pire que celle du Directoire, régime de déportation, de corruption et de coups d’État permanents. Il y eut moins d’exécutions capitales sous son règne qu’en Grande-Bretagne à la même époque. Enfin, sous l’Empire, les prisonniers de guerre étaient incomparablement mieux traités qu’à Londres où l’on croupissait dans les cales des « pontons » de la Tamise, des bateaux prisons transformés en véritables catacombes flottantes. Napoléon, traître à la Révolution ? Il se fit nommer Consul à vie, puis sacrer empereur pour court-circuiter le retour programmé des Bourbons ; ce qui lui réussit pendant quinze ans, le temps d’installer solidement les acquis de 1789 qu’il jugeait applicables tout en réconciliant et rassemblant les Français de tous bords par une amnistie générale (pour les puissances légitimes de l’Europe, il resta toujours un « Jacobin couronné »). Rien de plus fantaisiste, cependant, que le héros du chef-d’œuvre d’Abel Gance, porte-parole flamboyant de l’esprit révolutionnaire, héritier de Danton, de Robespierre, de Saint-Just, de Fouquier-Tinville. Bonaparte est issu du chaos d’une Révolution qu’il n’a jamais aimée (« la canaille », selon ses termes) et dont les bains de sang, notamment lors de la prise des Tuileries, l’ont révulsé. Jeune officier de la petite noblesse dont Louis XVI avait encore signé le brevet de capitaine, méprisant les Jacobins, Bonaparte connaissait trop ses semblables, était trop pragmatique (ou machiavélique) pour s’illusionner sur l’utopie libertaire. Il fut d’abord patriote indépendantiste corse, puis, déçu, se servit opportunément de la Révolution dans l’Hexagone sans en adopter les idéaux, pour sa gloire personnelle. Promouvant, toutefois, partout où pénétraient ses armées, les valeurs de mérite et d’égalité qui bousculaient les privilèges anciens, décrétant la liberté religieuse (sous contrôle de l’État), promulguant l’émancipation des Juifs, supprimant les ghettos et l’Inquisition, introduisant le droit de vote et le système métrique, développant les réseaux routiers, la télécommunication internationale, l’administration centralisée, la Banque de France, les lycées, les musées d’art publics, l’archéologie ... tout en bannissant la Marseillaise du répertoire musical de l’Empire (il détestait Rouget de l’Isle, qui le lui rendait bien). S’il écarta la liberté, il assura aux citoyens leurs droits privés par un Code d’une remarquable pérennité (près de la moitié de ses 2281 articles sont encore en vigueur), devenant « le champion de l’égalité, fer de lance de sa politique sociale » (Thierry Lentz). En Italie, il combattit en militaire, jamais en idéologue (il refusa de se battre en Vendée). Et en tant que soldat, il ne partageait pas le pouvoir : homme d’ordre doublé d’un juriste, organisateur phénoménal doté d’une volonté et d’une énergie épuisantes, il avait – tout en étant secrètement attiré par le romantisme littéraire – pour modèles Alexandre, César, Scipion, Hannibal, Gustave-Adolphe, Frédéric le Grand. Il haïssait les magouilles financières ainsi que les milieux libéraux dont il fit et garantit pourtant la fortune (les ex-Girondins pour lesquels la « liberté économique » était un dogme). Napoléon, phénomène franco-français ? Rien ne lui était plus étranger que le nationalisme, lui qui, garçonnet malingre ne parlant que le dialecte corse (et issu d’une famille de colons génois), se « francisa » en épousant une vicomtesse de Beauharnais créole, brigua la main d’une princesse Romanov puis se remaria avec une archiduchesse d’Autriche. Il plaça les membres de sa famille sur les trônes d’Europe après en avoir uni certains à des Wittelsbach, aux Wurtemberg, aux Borghèse, et fit de son fils le roi de Rome. D’armée nationale au départ, sa Grande Armée continentale devint – en passant de la Grande Nation au Grand Empire sur le modèle revendiqué de Charlemagne – l’instrument de ses propres desseins, mirifiques, démesurés, assénés plus d’une fois avec maladresse et brutalité8. Du temps de son règne, Napoléon n’a jamais précisé son projet d’empire supranational, attendant peut-être un illusoire silence des armes pour le développer ; déchu à Sainte-Hélène (où il se mit à apprendre l’anglais !), il se présenta comme le pionnier d’une Europe unifiée de l’Andalousie au Niémen (dans le Mémorial rédigé par Las Cases, lequel inséra différents rajouts apocryphes). En homme des Lumières, Napoléon était cependant convaincu de la mission culturelle de la France, et c’est justement l’universalisme franco-centriste de son empire qui provoqua rejets, affirmations nationales et l’émergence de particularismes conflictuels : le concept bourgeois de l’État-nation engendré par la Révolution se retourna contre lui. Reste qu’au vu des dizaines de milliers d’études savantes que sa trajectoire prométhéenne a suscitées dans tout l’Occident, il faut bien constater aujourd’hui que ce cyclone humain n’a pas seulement été un conquérant charismatique adoré des uns, abhorré des autres, mais un homme d’État et un législateur visionnaire qui a durablement marqué son temps et dont les initiatives bienvenues ou imposées sont à l’origine de l’Europe moderne. À ses risques et périls.

LE CARROUSEL DES PERSPECTIVES

Waterloo et un obscur îlot de l’Atlantique Sud vont clore « l’aventure que fut sa vie ». L’Europe réactionnaire respire, l’« aventurier » n’est plus qu’un mauvais souvenir. Ayant éliminé son grand rival, l’Empire britannique va dominer le XIXe siècle. En France, les notables enrichis par la Révolution retournent à leurs affaires, les militaires désœuvrés se défoulent sur les « bicots » en Algérie tandis que le prolétariat urbain et rural (qui paya le prix fort des années de guerre) se réfugie dans une nostalgie factice. Comme on le sait, c’est avec Le Mémorial de Sainte-Hélène (testament politique de l’exilé publié en 1823 et intégrant tardivement les idées libérales et nationales de son temps) que la légende napoléonienne prend son véritable envol, le « martyre » de l’ex-Empereur sur son rocher bouleversant même ses anciens opposants, Chateaubriand, Benjamin Constant, etc. Suivent Hugo, Balzac, Stendhal, Dumas, Musset. À l’étranger, Walter Scott, Byron, Goethe, Heine, Hegel, Manzoni, Pouchkine, Lermontov contribuent à en glorifier le souvenir, soutenus dans les salons parisiens par la peinture pompier d’un Horace Vernet ou d’un Ernest Meissonnier. Tout cela a été amplement étudié9. Moins connues sont les circonstances des épousailles entre l’objectif de la caméra et les grandeurs impériales auxquelles le cinéma va conférer une postérité inattendue, entre hymnes et pamphlets10. Après la défaite de 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine, la Troisième République part en quête d’un nouveau « sauveur » et se remémore, presque toutes classes confondues, les heures glorieuses du début du siècle. Napoléon ne fut-il pas le vainqueur des Prussiens à Iéna, celui qui s’empara de l’épée de Frédéric II à Potsdam ? Dès lors, la littérature napoléonienne prend en France un essor jamais vu (Les Mémoires du Général Baron de Marbot en 1891, La Légende de l’Aigle de Georges d’Esparbès en 1893, Madame Sans-Gêne de Victorien Sardou et Émile Moreau en 1893, L’Aiglon d’Edmond Rostand en 1900, L’Âme de Napoléon de Léon Bloy en 1912, les romans populaires de Georges Ohnet, Fortuné du Boisgobey, etc.), des best-sellers de librairie et des opéras (L’Aigle de Jean Nouguès, 1912) visuellement complétés par les innombrables « scènes militaires » du peintre Édouard Detaille ou de l’illustrateur pour enfants Job alias Onfroy de Bréville. Le phénomène participe d’une conjoncture spécifique, nullement limitée à la France. À mesure que la tension monte dans le reste du continent, que les États nouveaux (l’Allemagne, l’Italie) et de grands empires multi-ethniques (Russie, Autriche-Hongrie) rivalisent dans leur soif d’hégémonie, les discours se multiplient pour condamner la guerre – ou pour l’espérer. La pandémie nationaliste investit écoles et casernes, les enfants et les jeunes adultes d’Europe apprennent qu’il n’est rien de plus beau que de mourir pour la patrie. Après Jeanne d’Arc, la République récupère l’Empereur, les généraux Joffre et Foch s’inspirent de ce « professeur d’énergie » (Maurice Barrès). Napoléon – ou plutôt son mythe idéologiquement remis aux couleurs du jour, embourgeoisé, patriote et chauvin – envahit les écrans du cinématographe balbutiant : on ne compte pas moins de 180 films à son sujet avant 1914/15, des bandes de toutes nationalités. Les Frères Lumière, en 1897, ouvrent le bal avec une pique antigermanique (Signature du Traité de Campo-Formio) et anticléricale (Entrevue de Napoléon et du Pape). C’est moins la personnalité de Napoléon que l’on célèbre que son effigie, promesse de victoires futures. La vénération mortifère que ces productions muettes portent au « Petit Caporal » confine souvent à l’idolâtrie, comme en témoignent des titres tels que L’Honneur d’Étienne Arnaud en 1910, Pro patria mori (L’Honneur au temps de l’Empire) de l’Italien Enrique Guazzoni en 1912, ou His Life for His Emperor de l’Américain William Humphrey en 1913. Dans Les Deux Grenadiers (Gaumont, 1912), le fantôme d’un soldat mort d’épuisement à son retour de Russie rejoint les rangs de l’Empereur lorsque celui-ci s’échappe de l’île d’Elbe. Les héroïques jeunes cornets ou jeunes tambours auxquels on décerne une décoration posthume sont légion. Prélude à la grande boucherie ... Au lendemain de la « Der des Ders », le cinéma français assagi institutionnalise et valorise la production de fictions patrimoniales à grand spectacle. La Société des Films historiques (fondée en 1924) s’en fait une spécialité, notamment avec des sujets médiévaux tels que Le Miracle des loups de Raymond Bernard ou Le Tournoi de Jean Renoir, filmés à Carcassonne ; la couverture médiatique du tournage de La Merveilleuse Vie de Jeanne d’Arc (1929) de Marco de Gastyne est considérable, et les sorties festives de ce type de films se font en présence de représentants du gouvernement. Le cinéma devient un puissant instrument de commémoration, véhiculant une imagerie conventionnelle à laquelle plus grand monde ne croit vraiment ; les scénaristes ont préalablement effacé de leurs reconstitutions univoques du passé tout élément signalisant une discorde franco-française. À la société, ces films « donnent à voir une représentation de la construction de l’identité nationale fondée sur le dépassement des dissensions et l’exaltation d’une unité transcendante face à l’adversité »11. De toute évidence, la mise en chantier du Napoléon d’Abel Gance (1927) participe de cette même mouvance, ainsi que Destinées ! ou Ceux de l’An IV d’Henry Roussel (1925) qui ressuscite les premiers succès de Bonaparte en Italie. Si le monument de Gance est le « dernier film révolutionnaire », comme l’affirme Antoine de Baecque12, c’est que le restant du corpus filmographique voué à cette période ne fait que reproduire, « en un jeu de miroir aux variations accusées, les images que le public a voulu se faire » des bouleversements de 1789. Le Directoire tel que représenté dans les deux œuvres de Gance et de Roussel n’est du reste pas sans évoquer la France hédoniste et déboussolée de l’après-guerre. En revanche, on cherchera en vain dans la production française des années vingt-trente la moindre illustration de l’Empire (le feuilleton fantaisiste L’Aiglonne en 1922 et Madame Récamier, hostile à Napoléon, en 1928 exceptés) ; ce sont les Allemands, les Autrichiens, les Anglais, les Italiens qui s’en chargent, à satiété. Les Allemands par exemple avec la conférence d’Erfurt (Die Nacht mit dem Kaiser, 1936), les frasques de Jérôme Bonaparte (Der kleine Napoleon en 1923), le sexe faible (Gräfin Walewska, Napoleon und die kleine Wäscherin et Madame Récamier en 1920, Die Tochter Napoleons en 1922), les malheurs des monarques prussiens à Tilsit (La Reine Louise en 1927 et 1931), la campagne de Russie (Adieu en 1923, Napoleon in Moskau en 1927, Diane en 1929), les Cent-Jours (Waterloo en 1929, Hundert Tage en 1935) et l’exil à Sainte-Hélène (Napoleon auf Sankt Helena, 1929). Les Italiens font du zèle sous les aigles impériales (Il figlio di Madame Sans Gêne en 1921, I due sergenti en 1922 et 1936, Il vetturale del Moncenisio en 1927, La sposa dei re en 1938, Le educande di Saint-Cyr en 1941, Sant’Elena, piccola isola en 1943). Les Autrichiens se remémorent l’occupation de Vienne sans rancune (Die Schauspieler des Kaisers en 1921, Napoleon in Schönbrunn en 1922, Der junge Medardus en 1923) et les Anglais bien sûr Waterloo (The Iron Duke en 1934), mais aussi la séparation d’avec Joséphine (A Royal Divorce en 1923 et 1938). À Hollywood, on s’en tient au vaudeville décoratif ou à la vie sentimentale (Gloria Swanson dans Madame Sans Gêne en 1925, Greta Garbo dans Conquest en 1937). Curieusement, une bonne partie de ces films décrivent Napoléon sans haine, avec crainte ou respect. Ce qui ne l’empêche pas d’être à l’occasion objet ou cible des diverses idéologies du moment. Berlin se montre particulièrement revanchard dans une pléiade de bandes patriotico-militaristes antifrançaises (plutôt qu’antinapoléoniennes) chantant les exploits des corps-francs prussiens sur le mode du cinéma d’aventures – assaisonné d’un zeste de vinaigre. Dans le cinéma des années trente, l’Allemagne – en l’occurrence la Prusse – se présente en éternelle victime qui demande réparation. L’Angleterre se dépeint comme un havre de bon sens et de sereine autosatisfaction face aux turbulences délétères du continent. Enfin, il y a une douzaine de reconstitutions-prétextes, catégorie très prisée jusqu’en 1945 (par les dirigeants, moins par les spectateurs qui ne sont pas toujours dupes) censée expliquer au bon peuple ce qu’il doit penser de la politique mondiale. Les chefs d’État et dictateurs prennent le costume. Ainsi, le général rebelle Yorck (1931) ou Blücher (Marschall Vorwärts, 1932) se dressent en termes à peine voilés contre l’occupation française de la Rhénanie et de la Ruhr et les conditions humiliantes du traité de Versailles. Assiégée par Napoléon, la ville de Kolberg (1945) représente le Reich hitlérien encerclé par les forces alliées et que Goebbels incite à la résistance ultime. Campo di maggio (1935), situé pendant les Cent-Jours, est une ode à l’admirable dictature mussolinienne menacée par la ploutocratie parlementaire, régime dont Napoléon, ce « fils d’Italie », serait l’inspirateur. Ce sont les paroles de Churchill que prononcent l’amiral Nelson dans Lady Hamilton (1941) ou le Premier ministre britannique de The Young Mister Pitt (1942), tandis que la Luftwaffe déverse ses bombes incendiaires sur Londres. Joseph Staline se glisse dans l’uniforme du prestigieux Koutouzov (1943) pour démontrer comment le « Petit Père des Peuples » a annihilé la Wehrmacht à Bérézina-Stalingrad. En 1950, mis au ban de l’Europe démocratique pour ses sympathies fascistes, asphyxié par les organisations internationales, Franco se déguise en général Palafox, le défenseur de Saragosse dans Agustina de Aragón, pour inciter l’Espagne nationale-catholique à résister aux descendants de l’« Antéchrist napoléonien », etc. Dans l’Hexagone de l’entre-deux-guerres, le jeune Bonaparte est assimilé aux idées « exportables », libertaires de la Révolution (c’est-à-dire non entachées par la Terreur). Napoléon lui-même encombre : trop imposant, remuant et expansif pour quitter les manuels scolaires de la République, statufié par consensus national dans son panthéon hugolien, il y demeure désormais à l’abri de toute familiarité, de toute approche pouvant entraîner une remise en question. Pas assez catholique et trop « européen » pour l’Action française. Pas assez prolétarien et trop autoritaire, trop individualiste sinon autiste pour la gauche du Front populaire (qui finance en 1936 avec le Komintern le bien angélique La Marseillaise de Jean Renoir, une prise des Tuileries débonnaire, expurgée de son sang). Enfin, la vision des exploits militaires auxquels son nom reste attaché risquerait de réveiller chez le spectateur le traumatisme encore récent des tranchées, au point que ce dernier en oublierait la « grandeur » et finirait par en rechercher le « pourquoi ». La notion de « conquêtes » est bannie, réservée exclusivement à la missionnarisation et l’exploitation musclée des sous-citoyens d’Afrique ou d’Asie. Car l’heure est aux Croix de bois (1931) de Raymond Bernard, à Verdun, souvenirs d’histoire (1931) de Léon Poirier, au pacifisme universaliste (blanc). Gance filme J’accuse ! (1938), mais ne trouve pas de capitaux pour la suite de sa fresque de 1927. Que celle-ci fut un désastre commercial ne suffit pas à expliquer la chose. Pour les caméras françaises, la matière Napoléon est non seulement trop vaste, elle est devenue malaisée, implicitement dérangeante – sans que cette gêne ne soit exprimée dans les médias ou les tribunes de la nation13. Seul Sacha Guitry s’autorise, ça et là, des allusions au Grand Corse,en remontant les Champs-Élysées ou en détaillant les perles de la cou-ronne d’Albion, mais son ton boulevardier et ses maniérismes égotistes lui confèrent un statut de « bouffon du roi », d’amuseur de salon que personne ne prend trop au sérieux. Pourtant, à bien l’écouter, Guitry tient avec son Destin fabuleux de Désirée Clary (1941) sorti en pleine Occupation, avec son Diable boiteux auto-justificateur et iconoclaste de 1948, enfin avec son Napoléon ambigu de 1955 des propos certes enrobés de pétillance mais qui sont loin de faire l’unanimité, sous Pétain comme sous la bancale Quatrième République : chez Guitry, les clichés sont des masques. (Nous excluons de notre énumération les divertissements de répertoire tels que Madame Sans-Gêne avec Arletty.) Autre cas singulier dans le paysage cinématographique hexagonal, celui de la monomanie gancienne. Toujours en quête de l’Homme Providentiel, le cinéaste septuagénaire parvient à monter un Austerlitz tonitruant (1960), regorgeant d’anecdotes et de « pittoresque impérial » dans un louable effort de contrebalancer la geste guerrière par quelques touches humaines, trop humaines. La sortie du film coïncide avec l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle et l’instauration de la Cinquième République. Hasard objectif ou calcul ? Hélas, contrairement au raz de marée gaulliste, Gance ne fait, cette fois, pas d’étincelles ; l’éclairage qu’il propose est celui d’avant-hier. Entre-temps, la télévision a repris la relève en offrant – comme l’a développé avec pertinence Isabelle Veyrat-Masson14 – aux spectateurs en mal d’identité des récits exaltants qui leur permettent de se réconcilier avec une appartenance nationale maltraitée par les déchirements de la guerre et de la collaboration vichyssoise (sans parler de la toute fraîche débâcle en Indochine). À partir du milieu des années cinquante, les chaînes généralistes s’imposent par la prolifération d’une production fictionnelle à caractère historique (souvent en épisodes) et des soirées ou magazines à thèmes didactiques de plus en plus suivis. À ses débuts, le petit écran de la R.T.F. se veut instrument de démocratisation culturelle, reprenant d’abord les lieux communs propagés depuis Pellerin d’Épinal, puis les enrichissant progressivement par des sujets moins « commerciaux », négligés jusqu’alors (par exemple les Mémoires du fantassin Jean Roch Coignet) ou développés en détail, sans concession excessive au romanesque. Par l’entremise des médias de masse, l’Histoire se transforme d’objet scientifique en objet culturel. Négligé en salle – où seuls les superspectacles italo-américains le mobili-sent –, Napoléon fait son entrée télévisuelle dans les chaumières françaises en 1957 avec Maria Walewska, que présente « La Caméra explore le temps ». Or, la légendaire émission de Stellio Lorenzi, Alain Decaux et André Castelot privilégie l’histoire politique et aborde, quoique du bout des doigts, avec prudence, le débat politique à la télévision dans un contexte où celui-ci est encore totalement confisqué par le pouvoir en place. En cela, l’émission est singulièrement représentative du courant dominant de l’historiographie populaire. Les émissions ultérieures sur le duc d’Enghien (1958), l’Aiglon (1959) ou le drame de Sainte-Hélène (1961) réveillent les passions et délient les langues, pour aboutir, une décennie plus tard, au brûlant Procès de Napoléon de Jacques Anjubault et Patrick Poidevin en 1969. Simultanément, la télévision italienne, la seule en Europe, règle ouvertement ses comptes avec le passé immédiat en diffusant deux séries très critiques sinon marxistes sur le Directoire, le Consulat et l’Empire français revus à travers la grille des égarements mussoliniens : I grandi camaleonti (1964) d’Edmo Fenoglio, d’une durée de huit heures, et Napoleone a Sant’Elena (1973) du brechtien Vittorio Cottafavi, presque cinq heures d’antenne. Après la guerre du Vietnam et son cortège de contestations, les grandes figures de l’Histoire passent au laminoir, le déclin du discours patriote est irréversible, la dérision au goût du jour. En été 1969, le gouvernement Pompidou organise les fêtes du bicentenaire de la naissance de Napoléon (dont le général de Gaulle démissionnaire a été bombardé président d’honneur) ; elles donnent lieu à une orgie de manifestations hagiographiques et triomphalistes qui suscitent quelques railleries hors frontières (Der Spiegel parle de « Napoléonade ») et surtout de sérieux remous oratoires dans une France plus politisée que jamais (Le Nouvel Observateur réclame le droit de crier « À bas l’Empereur ! »). Disparaissant progressivement des programmes scolaires après mai 68, l’Empire est également rayé des programmes officiels de commémoration. Pas de célébration en France du bicentenaire d’Austerlitz en 2005 ; en revanche, jamais à une contradiction près, Jacques Chirac fait, toujours en 2005, dépêcher dans le sud de l’Angleterre un porte-avion français aux célébrations de la victoire britannique de Trafalgar15. Comme le résume Patrice Gueniffey, Napoléon incarne désormais « une histoire devenue suspecte », son mythe « s’épuise à mesure que les passions qui l’ont entretenu s’éteignent : celle de la gloire, de l’héroïsme et de la guerre. Toute cette magie est morte avec les hécatombes du XXe siècle. »16 Nul doute, et pourtant ... même vidée de son substrat idéologique, même désacralisée, la saga napoléonienne reste pour les cinéastes un prodigieux vivier, foisonnant de récits où la grande Histoire se mêle à la petite. Et où les leçons politiques conservent une sérieuse partie de leur actualité. Si Popioly / Cendres d’Andrzej Wajda (1965) et Adieu Bonaparte de Youssef Chahine (1984) relèvent encore du règlement de comptes identitaire (dans lesquels les Polonais comme les Égyptiens, victimes aveugles ou consentantes de Napoléon, ne sont pas épargnés), l’époustouflant Waterloo italo-américano-soviétique (1970) de Sergueï Bondartchouk en 1970 essuie un échec commercial aussi immérité que révélateur. Quoique filmé avec une belle objectivité et selon la perspective de l’aigle, offrant une déferlante quasi chorégraphique de milliers de figurants, cette superproduction (réussite absolue dans son genre) laisse les foules indifférentes et coule par la même occasion le fameux projet de Kubrick, tant regretté des cinéphiles. L’Histoire pour elle-même ne suffit plus. Depuis, les rapports cinéma-télévision se sont progressivement inversés : au petit écran l’approche biographique neutre (Europe oblige), rigoureuse mais forcément chiche, parfois rébarbative (les docu-fictions constellés d’interventions érudites et de reconstitutions digitales). L’onéreuse télésérie Napoléon d’Yves Simo-neau avec Christian Clavier en 2002, dont huit pays ont assuré le financement, ne fait pas exception : sous son emballage de fête et ses prétentions informatives, le portrait du Corse reste aussi incolore qu’indolore. C’est au grand écran que revient ce qu’on pourrait appeler l’histoire périphérique (les éblouissants The Duellists de Ridley Scott en 1977 et Master and Commander de Peter Weir en 2003), l’anecdote irrespectueuse mais subtile (Napoléon et moi de Paolo Virzi en 2006), les interrogations dérangeantes (Goya’s Ghosts de Milos Forman en 2006, Les Lignes de Wellington de Valeria Sarmiento en 2012), les fourberies du pouvoir (Le Souper d’Édouard Molinaro, 1992), la leçon philosophique (The Emperor’s New Clothes d’Alan Taylor en 2001, d’après Simon Leys) ou les extrapolations policières inspirées (Mon-sieur N. d’Antoine de Caunes en 2003). Du divertissement de qualité doublé d’une réflexion plus générale sur la représentation des faits consi-gnés, sur le changement des mentalités et des critères, sur les enjeux du monde actuel et son rapport au passé. « La vie de Bonaparte est une vérité incontestable que l’imposture s’est chargée d’écrire », conclut Chateaubriand, un constat que l’audio-visuel répercute au centuple tout en offrant à travers ses reconstitutions un portrait décapant – et passionnant – de notre propre époque et de ses idéologies. Alors qu’elle ressuscite un XIXe siècle fantasmé, la caméra, souvent, parle d’aujourd’hui.

LE PERSONNAGE ET SON UNIVERS

Comment entrer dans la peau de Napoléon ? Certes, le cinéaste peut se contenter d’en suggérer la présence, comme on l’a fait avec Jésus- Christ : ombre portée, vu de dos, à cheval de loin ou à travers les étendards métaphoriques. Économique mais pas toujours gratifiant. La vraisemblance peut dépendre de la ressemblance, tellement aléatoire et difficile à déterminer (comme en témoignent les dizaines de portraits d’époque dont on ne sait trop s’ils sont flatteurs ou non). N’y a-t-il pas deux personnalités, le Bonaparte hâve, aux cheveux longs, au regard d’aigle, et le Napoléon sanguin, impérieux, le ton cassant, plus enveloppé ? D’où la tentation, selon le propos, de faire appel à deux acteurs différents. Interpréter Napoléon : le rêve d’une vie pour certains, un cauchemar pour d’autres, chaque interprétation suscitant une lecture différente de l’Histoire. D’aucuns sont habités par le rôle (Albert Dieudonné chez Gance, qui sera enterré dans le costume de son idole), s’en font même une spécialité (Émile Drain, champion toutes catégories avec 12 apparitions en bicorne, suivi par des abonnés du muet comme Maximilien Charlier, William J. Humphrey, Viggo Larsen). D’autres en ont peur (Marlon Brando). Edmond Duquesne, trois films, a interprété si souvent l’Empereur sur scène depuis 1893 qu’il en aurait perdu la raison. La liste des Napoléon de l’écran est longue, et parmi les 295 « élus » identifiés à ce jour – sur 390 films où le personnage est physiquement visible à l’image –, on trouve des vedettes internationales (Charles Boyer, Rod Steiger, Raymond Pellegrin, Pierre Blanchar, Charles Vanel, Pierre Mondy, Herbert Lom, Jean-Louis Barrault, Daniel Gélin, James Mason, Trevor Howard, Claude Rains, Paul Muni, Dennis Hopper, Eli Wallach, Daniel Auteuil, Philippe Torreton, Christian Clavier), des cinéastes (Sacha Guitry, Patrice Chéreau, Gérard Oury, Jean-Paul Le Chanois), des stars cathodiques (Daniel Mesguich, Julien Bertheau, Jean-François Stévenin, William Sabatier, Pierre Arditi, Armand Assante), des « nationaux » (Werner Krauss en Allemagne, Ian Holm et Ron Cook en Angleterre, Vittorio Rossi-Pianelli en Italie, Guillermo Marin en Espagne, Rainer Simons en Autriche), etc. Sans oublier la catégorie récente des reconstitueurs, convoqués périodiquement pour des commémorations en costumes à Borodino, Leipzig, Austerlitz ou Waterloo, événements ludiques et festifs de bénévoles dont télévisions locales ou docu-fictions font la moisson d’images ; les Napoléon les plus demandés de ces spectacles plein air sont l’avocat breton Frank Samson, le Corse Armand Frascuratti et l’Américain Mark Schneider17. Mais la geste napoléonienne au cinéma ne saurait se réduire à l’Empereur ou à son entourage immédiat, ses femmes, sa descendance, sa famille couronnée à tort et à travers. Les caméras ont retenu une galerie de seconds rôles hauts en couleurs, de destinées peu communes. En France, il y a ses généraux (Murat, Ney, Lannes, Bernadotte), ses ministres (Talleyrand), sa cour (Mme Sans-Gêne), sa police (Fouché, Savary, Vidocq), ses espions (Schulmeister), ses corsaires (Surcouf), ses contestataires (Germaine de Staël, Juliette Récamier, Benjamin Constant, Chateaubriand), ses victimes (le duc d’Enghien, Toussaint Louverture). En Angleterre, l’écran célèbre l’amiral Nelson, Wellington, le Régent et son protégé, le dandy George Brummell ; en terre allemande la reine martyre Louise de Prusse, le coriace Blücher, Yorck, von Schill, Scharnhorst, Clausewitz, les poètes militants Theodor Körner et Kleist ; en Autriche, Metternich, Beethoven, le rebelle tyrolien Andreas Hofer ; en Italie, le pape Pie VII, Paganini, la reine Marie-Caroline de Bourbon Naples, Luisa Sanfelice et Fra Diavolo ; en Espagne, le ministre Godoy, le général Palafox, Augustine d’Aragon et son canon, le légendaire guérillero « El Empecinado », Goya et ses « désastres de la guerre » ; en ex-Pologne, le prince Poniatowski ; en Russie, le tsar Paul Ier et son fils Alexandre, les généraux Koutouzov, Souvorov, Bagration et l’amiral Ouchakov, les partisans Denis Davydov ou Vassilissa Kojina, etc. Il faut y ajouter les personnages de fiction, sortis de romans ou de pièces de théâtre, comme les protagonistes de Guerre et Paix (Tolstoï), le capitaine Horatio Hornblower (Forester), le fusilier Richard Sharpe (Cornwell), le vicomte de Saint-Yves (Stevenson), Becky Sharpe (Thackeray), l’inénarrable brigadier Gérard (Conan Doyle), la Tosca (Sardou) ou le colonel Chabert (Balzac). C’est dire si la matière est riche18 !

TROIS REGARDS EN UN

La matière est même tellement riche que sa présentation dans ce livre implique une organisation particulière, qui tienne compte de trois perspectives à la fois différentes et complémentaires. Car l’ouvrage documente la rencontre, la confrontation, la superposition de trois Histoires : celle de Napoléon et de son temps, celle (globalement) du XXe siècle européen et celle du cinéma mondial. Un triple livre, en quelque sorte, conditionné – et motivé – toutefois en priorité par la reconstitution cinématographique. Comme on le sait, un film ne surgit pas du néant ; c’est un produit ou une création qui porte nécessairement les stigmates de son temps, même quand des considérations de marché ou le simple plaisir de donner corps à un récit attrayant semblent avoir présidé à sa production. Le déchiffrer signifie donc non seulement le voir (pour autant qu’il existe encore, ce qui n’est pas toujours le cas, loin s’en faut), mais si possible en décortiquer la genèse, le tournage et la réception dans la presse de l’époque. Une démarche très chronovore, on s’en doute, semée d’embûches et de difficultés de tous ordres, où les archives des cinémathèques sont d’une aide inespérée. Nous avons, tant par commodité que par souci de clarté, regroupé la matière collectée, c’est-à-dire le corpus cinématographique, en fonction des périodes de la vie de Napoléon (jeunesse, Directoire, Consulat), puis des pays où passèrent ses armées. Le classement peut sembler arbitraire, mais il s’imposait en raison de la quantité phénoménale d’événements qui se sont succédé en l’espace des deux courtes décennies traitées, et dont plusieurs s’enchevêtrent. À l’intérieur de ces 15 chapitres et 50 sous-chapitres, les films figurent par ordre chronologique, ce qui permet (au risque de quelques inévitables redites) de suivre l’évolution d’un même sujet à travers les décennies. Si la nature encyclopédique du travail en fait plus un ouvrage de consultation que de lecture suivie, il nous a en revanche semblé indispensable de faire précéder les diverses parties d’un « rappel historique » (sur fond beige) qui permette au lecteur de distinguer les faits avérés de l’imagination fertile des scénaristes. Ces explications sont généralement suivies d’un commentaire global (intitulé « À l’écran ») qui propose une synthèse analytique des films les plus importants abordés dans le chapitre, selon leur origine et leur contenu. Seuls les films de fiction ont été retenus ; figurent toutefois quelques documentaires marquants, placés entre crochets, à titre purement informatif. Le sigle Δ avant le titre signalise un film dont le contenu n’a qu’un rapport indirect avec le sujet, le sigle ® un film qui est traité en détail ailleurs. Les fiches techniques se limitent au synopsis, aux réalisateurs, aux producteurs, à la durée ainsi qu’aux interprètes et à leurs rôles, informations plus importantes dans la perspective spécifique de cet ouvrage que la mention d’autres collaborateurs artistiques. Sont également mentionnés en fin de texte les titres d’exploitation des films en allemand, en anglais, en italien et en espagnol. Pour aider l’utilisateur à naviguer dans cet océan d’images de celluloïd, digitales ou cathodiques, il nous a semblé opportun de « noter » les titres les plus marquants de notre filmographie, en tenant compte à la fois du contenu (originalité de la matière ou du point de vue, sujet peu courant, etc.), de son traitement à l’écran par rapport aux faits historiques et de ses qualités intrinsèques sur le plan cinématographique (cf. mode d’emploi, p. XXXII). Comme toute notation, celle-ci est forcément subjective et nous nous en remettons à l’indulgence du lecteur. H. D.
1 Sondage IPSOS pour France Soir, octobre 1999, et sondage d’Historia pour son numéro spécial « Les grands personnages de l’Histoire de France » (no 10), mars-avril 2013. – À titre de comparaison, Jésus-Christ et les péripéties de ses disciples en Galilée ont fait l’objet de quelque 400 films et téléfilms. Quant à Jeanne d’Arc, elle comptabilise une centaine de titres à l’écran.
2 Un surnom affectueux que les grenadiers donnèrent au Premier Consul lorsqu’il se mit à porter les cheveux courts et demanda à ses soldats d’en faire autant.
3 Voir par ex. Idées reçues : Napoléon de Thierry Lentz, Le Cavalier Bleu, Paris, 2001.
4 Napoleon und Europa. Traum und Trauma, Kunst- und Ausstellungshalle Bonn (17.12.2011 au 25.4.2012), exposition reprise sous une forme modifiée par le Musée de l’Armée à Paris (27.3. au 14.7.2013).
5 Les États-Unis comptent sept villes baptisées « Napoléon » (en Alabama, Kentucky, In-diana, Missouri, Michigan, Ohio et Dakota du Nord) et deux « Bonaparte » (New York et Iowa).
6 Pour être précis, la Première Coalition est la conséquence de l’invasion des Pays-Bas autri-chiens et des Provinces-Unies par les armées françaises en avril 1792, les Girondins espérant ainsi à la fois exporter les idées révolutionnaires et, plus prosaïquement, résorber la crise économique en renflouant les caisses vides de la jeune République tout en concentrant l’opinion publique vers les menaces extérieures. Le lieutenant Bonaparte se trouve alorsà Ajaccio, loin du feu, mais c’est lui qui mettra un terme aux hostilités cinq ans plus tard.
8 Dans la Grande Armée en Russie, réunissant des contingents de 25 nationalités, les Français étaient minoritaires.
9 Cf. à ce sujet J. Tulard, Napoléon ou le mythe du sauveur, op. cit., pp. 448 ss. ; Maurice Descotes, La Légende de Napoléon et les écrivains français du XXe siècle, Minard, Paris, 1967 ; la thèse de doctorat Le Mythe de Napoléon dans la poésie française 1815-1848 d’Anne Boquel-Kern, Université de Paris IV-Sorbonne, 2012.
10 Notons que le cinéma s’est très peu préoccupé du Deuxième Empire, surtout présent à l’écran à travers ses échecs militaires au Mexique et contre l’Allemagne de Bismarck. Il n’existe à ce jour aucune biographie filmée (fiction) consacrée à Napoléon III.
11 Marie-Anne Paveau, « La notion de patrimoine : lignées culturelles et fixations sémiotiques », p. 45, chapitre 1 de Fictions patrimoniales sur grand et petit écran, dir. Pierre Beylot et Raphaëlle Moine, Presses universitaires de Bordeaux, Pessac, 2009.
12 « La Révolution impossible », in : Cahiers du Cinéma no 422, juillet 1989, p. 52.
13 Rappelons qu’à Paris, qui doit tant à Napoléon (la numérotation et l’éclairage des rues, 3 arcs de triomphe, la colonne Vendôme, le Palais de la Bourse, la Madeleine, la réorganisation de la Comédie-Française et du musée du Louvre, 10 kilomètres d’égouts et 2 de quais de la Seine, etc.) et que celui-ci rêvait de transformer en « plus belle ville qui puisse exister », on ne trouve ni de place ni de boulevard ni d’avenue Napoléon, juste une rue Bonaparte.
14 Quand la télévision explore le temps. L’histoire au petit écran (2000) et Napoléon à l’écran (2003), cf. bibliographie.
15 Cf. Bénédicte Savoie, « Exposition impossible ? », in : Napoléon et l’Europe, op. cit., pp. 98-99. Chirac agit au prétexte que Napoléon avait rétabli l’esclavage, alors que – comme le relève Jean Tulard (Corse Matin, 8.6.2012) – les Anglais avaient, eux aussi, maintenu l’esclavage à la Martinique ! Mais pour l’Élysée, les enjeux de la Françafrique oblitèrent tout.
16 Patrice Gueniffey, Bonaparte, nrf Gallimard, Paris, 2013, pp. 17-19.
17 Signalons dans ce contexte le long métrage français Demain dès l’aube ... (2009) de Denis Dercourt, avec Vincent Pérez et Jérémie Renier, qui se déroule parmi les reconstitueurs de la bataille de Wagram. À sa sortie, l’intrigue dramatique assez anxiogène de cet excellent « thriller » fit polémique et suscita un communiqué de presse indigné de la Fédération Française de jeux de Rôle.
18 Nous avons cependant écarté tout film dont l’intrigue se déroule entre 1800 et 1815 mais qui ne présente pas de relation directe et concrète avec la situation politique et /ou militaire de l’ère napoléonienne. Il en va ainsi des films comme L’Enfant sauvage de François Truffaut (1970) ou des adaptations d’œuvres littéraires telles que Les Affinités électives de J. W. Goethe, les divers romans de Jane Austen (Pride and Prejudice), les nouvelles Le Rideaucramoisi de Jules Barbey d’Aurevilly et Margot d’Alfred de Musset, la pièce Quality Street de James M. Barrie, etc.
19 Napoléon sur les hauteurs de Borodino (1897) de Vassili Vassiliévitch Verechtchaguine, Musée historique de Moscou.