Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

1. NAPOLÉON BONAPARTE : LES FILMS GÉNÉRAUX SUR SA VIE

Scène de L’Épopée napoléonienne (1903) de Lucien Nonguet: l’adieu à Fontainebleau en 1814, d’après le tableau d’Horace Vernet.
1903L’Épopée napoléonienne (FR) de Lucien Nonguet
Parties : 1. Napoléon Bonaparte – 2. L’Empire (Grandeur et Décadence)
Pathé Frères S.A. (Paris) no. 982-983 (série « Scènes historiques, politiques et d’actualité – scènes militaires »), 170 et 270 m. – av. MAXIMILIEN CHARLIER (Napoléon).
« Scène historique » en 15 tableaux et 2 parties. Cette première grande production historique de Pathé, conçue comme une suite de tableaux scéniques filmés en plan d’ensemble avec un décor peint en trompe-l’œil de Vincent Lorant-Heilbronn et des personnages presque immobiles, est réalisée en juillet 1903 dans le théâtre de prises de vues de la rue du Bois à Vincennes (elle sera vendue 860 francs aux forains qui veulent l’exploiter). Ancien chef de figuration au Châtelet, connu pour ses mises en scène spectaculaires, Lucien Nonguet fabrique de l’imagerie d’Épinal animée, au service de la légende dorée. En Égypte, encadré par des palmiers et un temple ancien, Bonaparte inspecte deux rangées de soldats avant de les haranguer en leur montrant les pyramides (peintes) au lointain. À la Malmaison, les invités dansent, jouent à colin-maillard, flirtent jusqu’au moment où le Premier Consul et Joséphine font irruption, suscitant admiration et obséquiosité. À Austerlitz, Napoléon et son état-major sont à cheval, l’Empereur suit la bataille avec sa longue-vue, tourne bride et entraîne ses maréchaux hors-champ. À Ratisbonne, il est blessé au pied par une balle, des médecins s’affairent. À Waterloo, Napoléon est entouré de cadavres et de soldats en fuite, un carré de la Garde se forme et le protège, etc.
Maximilien (Max) Charlier campe le premier Napoléon (identifié) de l’écran. Il a débuté sur scène en 1890 au Théâtre de Belleville, puis a joué entre autres dans les troupes d’Antoine et de Sarah Bernhardt. Pathé le prend sous contrat vers 1901, et il apparaît dans le premier film de 30 mètres, Le Duel après le bal de Ferdinand Zecca. Charlier interprétera Napoléon plus de dix fois à l’écran (on le verra aussi au Théâtre du Château d’Eau dans des drames historiques comme Napoléon, La Chute de l’Aigle, etc.). Au cinéma, il travaillera par ailleurs pour Antoine, Capellani, Feuillade, Monca, Pouctal ; son dernier rôle à l’écran date de 1928. À l’instar de la production Pathé La Vie et la Passion de Jésus-Christ, qui passe de 6 tableaux en 1900 à 32 en 1902, puis à 36 en 1904, etc., cette Épopée napoléonienne semble avoir subi un sort similaire et servi partiellement de canevas pour la version plus longue de 1909. Le film est exploité aux États-Unis par Edison Mfg. Co.
Tableaux de la première partie : 1. « Napoléon Bonaparte » – 2. « Bonaparte au pont d’Arcole » – 3. « Campagne d’Égypte. Les Pyramides » – 4. « Passage du Mont Saint-Bernard » – 5. « Fête d’été à la Malmaison. Bonaparte dans l’intimité ».
Tableaux de la seconde partie : 6. « Le Couronnement » – 7. « Napoléon à Austerlitz » – 8. « Sentinelle endormie aux postes avancés » – 9. « Ratisbonne – Napoléon blessé » – 10. « L’Empereur et le Roi de Rome » – 11. « Incendie de Moscou » – 12. « Les Adieux de Fontainebleau » – 13. « Waterloo – Chute d’un Aigle » – 14. « Mort de l’Empereur » – 15. « Apothéose – Passé et Futur ». – DE : Napoleon Bonaparte, Die Grösse und der Fall Napoleons, Napoleons des Ersten Macht und Ende, US : Life of Napoleon.
1907Napoleone I (IT)
Carlo Rossi & Co., Torino ; 110 m. (dix tableaux) – En exil sur l’île d’Elbe, Napoléon revoit les principales étapes de sa vie. – DE : Napoleon I. auf Elba.
1908L’imperatore (L’Empereur) (IT)
Aquila Films, Torino ; 208 m. – La vie de Napoléon, d’Ajaccio à Sainte-Hélène.
1909Napoleon, the Man of Destiny / The Life of Napoleon (US) de James Stuart Blackton.
Exploité en 3 parties pour la France : 1. Napoléon et Joséphine, 2. Napoléon Empereur et 3. De Marengo à Waterloo.
J. Stuart Blackton, Albert A. Smith/Vitagraph Co. of America, 990 ft./302 m. – av. WILLIAM JONATHAN HUMPHREY (Napoléon), Julia Arthur (Joséphine de Beauharnais), Edwin R. Phillips, John G. Adolfi, Charles Kent, James Young (?), Ralph Ince (?).
Cette vie de Napoléon est un des premiers films Vitagraph à être projeté en salle – à Broadway dans une salle bondée (10 avril 1909) – et le tout premier film américain dépassant la longueur d’une bobine (la distribution en deux parties d’une bobine chacune est encore destinée aux Nickelodeons). Blackton, qui le réalise dans les studios de Flatbush à Brooklyn (New York) et en extérieurs dans les plaines de New Jersey en mars 1909, a auparavant séjourné trois mois en France. Il y a consulté diverses archives et dépensé une fortune à l’achat de meubles et de bibelots Empire pour son film, manifestant un souci d’authenticité dans la reconstitution historique inconnu jusqu’alors (ce qui justifie son nouveau label « Vitagraph Quality Film »). Son Napoléon, l’acteur, metteur en scène et scénariste américain W. J. Humphrey (1874-1942), que l’on apercevra en aristocrate français du XVIIIe s. dans Scaramouche et Beau Brummell en 1923/24, interprétera aussi plusieurs fois l’Empereur au cours des années dix, puis en 1929 (Devil-May-Care de Sidney Franklin) et une dernière fois en 1934 dans Are We Civilized ? d’Edwin Carewe. Au théâtre, Humphrey a joué le « Petit Caporal » notamment dans la pièce Mademoiselle Mars de Paul Kester (Chestnut Street Opera House à Philadelphie) en mars 1903, donnant la réplique à la légendaire Lilly Langtree en Mlle Mars (alias Anne François Hypolite Mars Boutet). Blackton et la Vitagraph tournent simultanément The Life Drama of Napoleon Bonaparte and Empress Josephine of France, avec les mêmes acteurs (cf. p. 47), qui sort quatre jours plus tôt et sera souvent exploité en même temps, notamment en France. À ce jour, ce film reste l’unique production anglo-saxonne à tenter d’illustrer la carrière de l’Empereur et non pas seulement ses conquêtes sentimentales.
Le récit commence par Napoléon à la Malmaison, le 25 juin 1815. Il visite la pièce où Joséphine est décédée, regarde son portrait, s’assied et s’endort. Il revoit en rêve : Marengo (la charge des Autrichiens se heurte aux Français), le couronnement, Austerlitz (les généraux autrichiens se rendent), Iéna (sur son cheval blanc au centre de la bataille), Friedland (observant par sa lunette la charge des cuirassiers), le mariage avec Marie-Louise (cérémonie dirigée par l’archevêque dans la Grande Galerie du Louvre, en présence de la famille et des proches), le Roi de Rome (présentation du nouveau-né à la cour), son éducation (l’enfant joue au sol sous les regards émus des cardinaux, généraux et soldats), la Russie (la retraite dans la neige, Moscou brûle au lointain), l’abdication (les adieux à Fontainebleau), Waterloo (des soldats mourants saluent l’Empereur que le maréchal Soult emmène de force) et Sainte-Hélène (méditation solitaire sur un rocher face à la mer). – GB : Napoleon – The Man of Destiny, DE : Napoleon, der Mann des Schicksals.
1909/10Napoléon (Du sacre à Sainte-Hélène) (FR) de Lucien Nonguet [?]
Pathé Frères S.A. (Paris) no. 2963, 2090 ft./660 m./15 min. – av. MAXIMILIEN CHARLIER (Napoléon).
Un enchaînement de scènes historiques en deux parties et 14 tableaux. Il s’agit vraisemblablement d’une version augmentée de celle de 1903. Des tableaux ont été ajoutés ou rallongés (la bataille de boules de neige à Brienne, la sentinelle endormie). Une version de 1290 m. (5 parties) comprenant plus ou moins les mêmes sujets est exploitée aux États-Unis par l’Eclectic Film Company en 1910, produit qui pourrait correspondre à un autre rafistolage encore, dû à la collaboration entre le Film d’Art et Pathé.
Tableaux de la première partie : 1. « Siège de Toulon (novembre 1793) » – 2. « Arcole (novembre 1796) » – 3. « Campagne d’Egypte (juillet 1798) » – 4. « Passage du Saint Bernard (novembre 1799) » – 5. « La Malmaison (juin 1800) » – 6. « Le Couronnement (décembre 1804) » – 7. « Austerlitz (décembre 1805) » – 8. « Ratisbonne (avril 1809) » – 9. « Présentation du Roi de Rome (mars 1811) ». – Seconde partie : 1. « Incendie de Moscou (septembre 1812) » – 2. « Napoléon et le Pape (janvier 1813) » – 3. « L’Abdication et les adieux de Fontainebleau (avril 1814) » – 4. « Waterloo (juin 1815) » – 5. « Captivité et mort le 5 mai 1821 ». – US : Napoleon.
1913[Epopea napoleonica (IT) d’Alberto Degli Abbati ; Film Artistica Gloria, Torino. – Le film est annoncé, mais pourrait être resté à l’état de projet.]
1914Napoleone / L’epopea napoleonica (Napoléon) (IT) d’Edoardo Bencivenga
S. A. Ambrosio, Torino, 2200 m. (6 actes). – av. CARLO CAMPOGALLIANI (Napoléon), Eugenia Tettoni (Joséphine de Beauharnais), Giulietta De Riso (Eugénie de Chabrillant), Matilde Granillo (Marie-Louise d’Autriche), Antonio Grisanti (François Ier d’Autriche), Vittorio Tettoni (Paul Barras), Annetta Ripamonti (princesse de Polignac), Armand Pouget (Klemenz Wenzel von Metternich), Bianca Schinini (Madame Mère, Laetitia Bonaparte-Ramolino), Umberto Scalpellini (Joseph Fouché), Oreste Grandi (Charteaux).
Le scénario de cette « épopée napoléonienne » prend quelques curieuses libertés avec l’Histoire, en ajoutant une sous-intrigue de roman-photo. Lors de la prise de Toulon, le jeune Bonaparte sauve la vie d’Eugénie de Chabrillant, une orpheline royaliste menacée par la foule sanguinaire. Son acte lui vaut d’être traduit devant un tribunal qui le fait dégrader. Mais Eugénie, amoureuse de son sauveur, lui révèle la préparation de l’insurrection royaliste du 13 vendémiaire (1795) à Paris et Bonaparte peut avertir la Convention à temps, ce qui lui vaut d’être nommé général. Il épouse secrètement Joséphine, à l’insu de Barras (sic), qui est jaloux ; Eugénie meurt de désespoir. Là-dessus se greffe le complot d’assassinat mené contre le Premier Consul par le prince de Polignac, un cousin d’Eugénie (le duc d’Enghien ?). Le prince est arrêté à temps, Napoléon le gracie sur intervention lacrymale de sa mère, la princesse de Polignac. Plus tard, Napoléon fait un saut à Schönbrunn où il rencontre Marie-Louise, et, sur insistance de Fouché, il décide de divorcer de Joséphine pour l’épouser ... Le reste suit son cours, de Moscou à Sainte-Hélène.
Une grosse production tournée dans les nouveaux studios turinois d’Ambrosio, à la via Mantova. Carlo Campogalliani, déjà interprète de Napoléon en 1911 (Il debito dell’Imperatore, cf. p. 581), passe à la réalisation en 1915 et finira dans la fabrication de films pseudo-mythologiques dans les années soixante. C’est la dernière fois avant longtemps que le conquérant au bicorne fait le sujet central d’une production : la Première Guerre mondiale impose une réalité moins romantique, en passant de l’épopée aux tranchées. – DE : Napoleonisches Heldengedicht, US : Napoleon – 1. A Born Warrior – 2. Exiled.
1922-26[projet inabouti: Napoleon (US) de Charles Chaplin ; United Artists. – Fasciné depuis son enfance par le personnage, Chaplin songe à réaliser-interpréter un « Napoléon » avec Edna Purviance (Joséphine de Beauharnais) qu’il cherche à lancer dans une carrière dramatique. En 1925/26, le sujet est remis à l’étude (avec Raquel Meller en Joséphine), mais la mise en chantier du chef-d’œuvre de Gance le décourage. Suite du projet, cf. « Return from St. Helena », 1934-37 (p. 639).
La métaphore au sommet: poursuivi, Bonaparte s’enfuit de Corse en utilisant le drapeau républicain comme voile.
1926/27***Napoléon (vu par Abel Gance) (FR) d’Abel Gance
Remaniement de 1935 : Napoléon Bonaparte, vu et entendu par Abel Gance – Prod. Majestic Film-H. de Béarn-S.A.F. Paramount, 3850 m./150 min./131 min. (version sonore et parlante, sans triptyque).
Remaniement de 1971 : Bonaparte et la Révolution – Prod. Claude Lelouch/Les Films 13 (Paris), 275 min. (sans triptyque).
Wladimir Wengeroff, Hugo Stinnes/Westi (Consortium Wengeroff-Stines) [Société du film Napoléon]-Alexandre Arbeloff, Jacques Grinieff, Henri de Gazotte/Société Générale de Films (SGF), métrage original : 12 878 m., version reconstituée par Kevin Brownlow (2000) : 8778 m./331 min. (5h31). – av. ALBERT DIEUDONNÉ (Napoléon Bonaparte), Gina Manès (Joséphine de Beauharnais) et – par ordre alphabétique – Alberty (Jean-Jacques Rousseau), Algeny (gén. Jean-François Henriod), Annabella [= Suzanne Charpentier] (Violine Fleuri / Désirée Clary), Robert de Ansorena (cpt. Louis Charles Antoine Desaix), Antonin Artaud (Jean-Paul Marat), Pierre Batcheff (Louis Lazare Hoche), Henri Baudin (Santo-Ricci), Blanche Baume (la servante de Marat), Beaulieu (Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais), Bénédict (Cromwell), Alexandre Bernard (Jacques Coquille, dit Dugommier / Jean-Marie Collot d’Herbois), Armand Bernard (Jean-Jean), Camille Beuve (Dr. Joseph Ignace Guillotin), Suzanne Bianchetti (Marie-Antoinette), Blin (Étienne Calmelet), Roger Blum (François-Joseph Talma), Bonvallet (gén. Jacques-François Menou), Boudreau (Gilbert du Motier, marquis de La Fayette), Albert Bras (Gaspard Monge), Eugénie Buffet (Madame Mère, Laetitia Bonaparte-Ramolino), Daniel Burret (Augustin Robespierre le jeune), Georges Cahuzac (le vicomte Alexandre de Beauharnais), Adrien Caillard (Adrien de Gasparin / Jean François Ricord), Pierre De Canolle (cpt. Auguste Viesse de Marmont), Carrie Carvalho (Mlle Lenormand), Sylvio Caviccia (Lucien Bonaparte), Acho Chakatouny (Carlo Pozzo di Borgo), Roger Chantal (Jérôme Bonaparte), Léon Courtois (gén. Jean-François Carteaux), Gilbert Dacheux (gén. Jean-Pierre, baron du Teil), Florence Dalma (Antoinette-Gabrielle Danton-Charpentier), Maryse Damia (la Marseillaise), Pierre Danis (Muiton), W. Percy Day (l’amiral Sir Samuel Hood), Jean Demerçay (cpt. Louis-Gabriel Suchet), Yvette Dieudonné (Élisa Bonaparte), Émile Engeldorff (le sans-culotte Borgne), Boris Fastovich [Boris De Fast] (L’Œil-Vert, Bonnet), Guy Favière (Joseph Fouché), Olaf Fjord (l’amiral Horatio Nelson), Fleury (Lazare Carnot), Paul Franceschi (le professeur de géographie), Serge Freddy-Karl (Marcellin Fleuri), Abel Gance (Louis-Antoine de Saint-Just), Marguerite Gance (Charlotte Corday), Jean Gaudray (Jean-Lambert Tallien), Louise Gely (Charlotte dite Caroline Talma), Simone Genevois (Pauline Bonaparte), Félix Guglielmi (un berger corse), Robert Guilbert (cpt. Jean Le Marois), Joë Hamman (l’archer), Georges Hénin (Eugène de Beauharnais), Jean Henry (sgt. Jean-Andoche Junot), Philippe Hériat (Christophe Salicetti), Jaquinet (Eugène de Montesquiou), Nicolas Koline (Tristan Fleuri), Alexandre Koubitzky (Georges Danton), Henry Krauss (Moustache), Harry-Krimer (Rouget de Lisle), Georges Lampin (Joseph Bonaparte), Léon Larive (le Supérieur de l’École de Brienne), Georges Leclercq (Jacques Chazeau-Duteil), Raphaël Liévin (Fabre d’Eglantine), Lomon (Héraut de Séchelles), Pierrette Lugan (Caroline Bonaparte), Martin (Voltaire), Alexandre Mathillon (gén. Barthélemy Schérer), Noëlle Matô (Mme Marat), Ernest Maupin (George Washington), Max Maxudian (Paul Barras), Daniel Mendaille (Stanislas Fréron), Grégoire Metchikoff (Pierre Augereau), Genica Missirio (Joachim Murat), Louis Monfils (un cuisinier à Brienne), Laurent Morlas (un officier d’état-major), Francine Mussey (Lucile Desmoulins), Janine Pen (Hortense de Beauharnais), Fernand Rauzena (Louis Bonaparte), Régnier (Denis Diderot), Joachim Renez (Favière), Émilien Richaud (Jacques Brissot), Roblin (Picot de Peccaduc), Philippe Rolla (André Masséna), Vladimir Roudenko (Napoléon enfant), Jack Rye (gén. Charles O’Hara), Saint-Hallier (le peintre Jacques-Louis David), Louis Sance (Louis XVI), André Schérer (un volontaire de l’Ardèche), Maurice Schutz (Pascal de Paoli), Georgette Sorelle (élisabeth Le Michaud d’Arçon de Vaudey), Andrée Standard (Thérésa Cabarrus, Mme Tallien), Monny Thomassin (Madame Royale), Edmond van Daële (Maximilien de Robespierre), Henri Valbel (Antoine Fouquier-Tinville), Vaslin (Benjamin Franklin), Suzy Vernon (Juliette Récamier), Vidal (Antoine Le Picard de Phélippeaux), Robert Vidalin (Camille Desmoulins), François Viguier (Georges Couthon), Raoul Villiers (François Antoine Boissy d’Anglas), Louis Vonelly (André Chénier), Jean d’Yd (Charles La Bussière).
Nouveaux interprètes dans la version sonore de 1935 : Marjolaine [= Sylvie Gance] (Théroigne de Méricourt), Debray (Pierre-Jean de Béranger), Jane Marken (Marie-Anne), Georges Mauloy (l’imprimeur Crécy), José Squinquel (Stendhal), Cathelat (Georgin), Noël Darzal (Camille Desmoulins), Pierre Mindaist (Drapelin), Marcel Delaître (Capucine), Vladimir Sokoloff (la voix de Tristan Fleuri), Samson Fainsilber (la voix de Danton).

Il faut s’y résoudre : le plus fameux et cinématographiquement le plus original, le plus inventif, le plus éblouissant de tous les films sur ou autour de Napoléon n’illustre que treize ans de sa vie. Contrairement à ce que promet son titre, l’œuvre ne suit le parcours du Corse que depuis sa scolarité à l’École royale militaire de Brienne-le-Château, à partir de décembre 1783, jusqu’aux premiers coups de feu du jeune général de vingt-cinq ans à la tête de l’Armée d’Italie, à Montenotte en mars 1796. C’est à peine le début d’une carrière... et encore très, très loin du Consulat comme de l’Empire.
Synopsis : Partie I. – En prologue, l’adolescence de Bonaparte à Brienne, où le garçon appliqué, sérieux, solitaire, belliqueux et intraitable (« du granit chauffé dans un volcan », disent ses maîtres) développe ses dons de tacticien au cours de batailles de boules de neige (en surimpression : son visage de face ou de profil) ; son meilleur compagnon est un aiglon que lui a envoyé un oncle de Corse. Ses camarades se moquent de lui, il les affronte tous au dortoir en une grande bataille d’oreillers (pour en montrer la dynamique, Gance divise l’image en quatre, puis en neuf fenêtres avec des angles de prise de vues et des échelles de plans différents). L’aigle s’est envolé, le garçon se console de l’hostilité ambiante auprès du cuisinier Tristan Fleuri. Neuf ans plus tard, au Club des Cordeliers (juin 1792), les « Trois Dieux » de la Révolution, Marat, Danton et Robespierre, modèlent l’avenir du pays. Le capitaine Rouget de l’Isle présente à la foule grouillante un hymne nouveau, le Chant de guerre de l’Armée du Rhin, rebaptisé La Marseillaise. Du haut de sa tribune, Danton (le chanteur russe Koubitzky) en entonne les premières mesures, la population se laisse emporter par la cadence et le suit dans une frénésie quasi religieuse. « Merci pour la France, votre hymne remplacera des milliers de canons ! », lui dit le lieutenant Bonaparte en serrant la main du compositeur. Le jeune officier vit chichement sous les toits à Paris, ses voisins de chambre sont Fleuri et sa fille Violine, amoureuse du Corse. Une célèbre devineresse, Mlle Lenormont, prédit à Joséphine de Beauharnais un avenir de reine.
Partie II. – En Corse, où s’impose le parti pro-anglais de Pasquale Paoli, Pozzo di Borgo met la tête de Bonaparte, son ennemi intime, à prix. Appréhendé, celui-ci réussit à s’enfuir et s’introduit audacieusement dans l’Hôtel de Ville à Ajaccio où, devant un Paoli stupéfait, il saisit le drapeau tricolore qui flotte à la fenêtre en disant : « Je l’emporte ! Il est trop grand pour vous ! » Il parvient de justesse à échapper à une vingtaine de dragons lancés à sa poursuite au cours d’une longue cavalcade et s’enfuit sur une barque arborant comme voile le drapeau français (« Je vous le rapporterai », leur crie-t-il). La mer s’agite. Bonaparte affronte la tempête sur son esquif tandis qu’au même instant à Paris, une autre tempête agite la Convention (montage parallèle, premier triptyque, perdu), un ouragan de querelles politiques au cours duquel Danton, vociférant à la tête d’une houle frondeuse, envoie les Girondins à la guillotine. Napoléon est récupéré par sa famille à bord d’une goélette (« À présent, les Bonaparte n’ont plus qu’une patrie : la France »). Au large, ils sont observés par une frégate anglaise : « Capitaine, permettez-moi de couler ce vaisseau suspect », demande un officier, auquel le capitaine répond : « Non, Nelson, ne dilapidez pas la munition sur une cible aussi insignifiante ... » L’aigle se perche au sommet du mât de la goélette. « César et sa destinée. »
Partie III. – Le siège de Toulon : Nommé chef de Bataillon du 2 e régiment d’artillerie, Bonaparte est envoyé à l’état-major du général Carteaux chargé de reprendre Toulon aux troupes de l’amiral Hood composées d’Anglais, d’Espagnols et de Napolitains, venus à la rescousse des royalistes toulousains. Les canons républicains sont rouillés, enfouis sous la mousse et les buissons, partout règne le désordre et le laisser-aller. Soutenu par Dugommier, Bonaparte prend le commandement de l’artillerie, stigmatise l’indiscipline de l’armée et l’incompétence patente de ses chefs, puis conquiert la ville à l’issue d’un terrible assaut mené en pleine nuit sous une pluie battante, zébrée d’éclairs.
Partie IV. – La Convention dévore ses enfants, la Terreur s’installe. Le vicomte de Beauharnais est exécuté tandis que son épouse est oubliée dans sa geôle aux Carmes. Charlotte Corday assassine Marat dans sa baignoire (tableau de David), les Hébertistes sont guillotinés, Danton et Camille Desmoulins les suivent sur l’échafaud. Suspecté à tort de trahison, Bonaparte est suspendu de ses fonctions ; il échappe à la mort grâce à l’intervention de deux scribes du Tribunal Révolutionnaire qui font discrètement disparaître divers dossiers en les avalant ! Le 7 thermidor, c’est la fin de Robespierre et de Saint-Just. Les plans audacieux de Bonaparte pour déloger les Autrichiens d’Italie sont d’abord refusés par le Directoire. Cependant, devant les difficultés qui s’accumulent et la révolte armée des factions royalistes dans les rues de Paris, Barras fait appel au vainqueur de Toulon qui sauve la Convention – et la République – avec ses canons (13 vendémiaire).
Partie V. – Au lendemain de la Terreur, Paris s’adonne aux fêtes et aux bals (impudeur et coquetteries sous une pluie de pétales de fleurs), mais, trop insouciante, « la France va vers l’abîme ». Bonaparte (« Roméo »), timide et emprunté face aux femmes, tombe amoureux de Joséphine de Beauharnais (« Juliette ») qu’il rencontre au « Bal des victimes » (deuxième triptyque, perdu). Joséphine l’ensorcelle avec son éventail, « l’arme que je crains le plus », avoue-t-il. D’abord effrayée, puis amusée et séduite par sa fougue, Joséphine se laisse épouser, à condition que Barras nomme son mari général en chef de l’Armée d’Italie. Violine Fleuri devient sa femme de chambre et peut dorénavant adorer Bonaparte de près. La nuit, seul dans la salle déserte de la Convention, le nouveau général proclame aux fantômes de la Révolution, des hologrammes surdimensionnés qui lui demandent de guider la France et de répandre leurs idéaux sur tout le continent : « Je veux établir la République Universelle, l’Europe ne sera plus qu’un seul État, sans frontières, tous ses peuples auront une patrie commune. » Il accepte également d’être puni s’il devait dévier des idées de 1789.
Partie VI. – La campagne d’Italie. En route dans sa calèche, Bonaparte inonde Joséphine de lettres d’amour. À Albenga, en Ligurie, il s’impose à toute l’armée débraillée et démoralisée ; l’état-major, le bouillant Masséna en tête, se plie à son autorité électrisante. En quelques heures, l’ordre est miraculeusement restauré, l’enthousiasme à son comble, la troupe au garde-à-vous : « C’est l’esprit de la Grande Armée » (la séquence se poursuit en polyvision sur env. 15 minutes, alternant plans panoramiques et triptyque). Du haut de la falaise, Bonaparte lance sa célèbre proclamation (« Soldats, vous êtes mal nourris et presque nus. La Patrie vous doit beaucoup et ne peut rien vous donner », etc.). Les « Mendiants de la gloire » descendent vers la Terre Promise et s’emparent de Montenotte : les soldats va-nu-pieds, « ventre vide et la tête pleine de chansons, quittent l’Histoire pour entrer dans la Légende ». Les images de ce troisième triptyque, à présent teinté en bleu, blanc, rouge, se surimposent en accéléré : grenadiers en marche, Joséphine, la silhouette de Napoléon, le globe terrestre, l’aigle qui étend ses ailes. Fin.
Tout a déjà été dit sur ce monument cinématographique d’une durée de cinq heures et demie, film paroxysmique, explosant d’idées visuelles, de montages étourdissants et de techniques innovatrices. Bornons-nous à rappeler les principales étapes de sa conception. On a surnommé Abel Gance le Victor Hugo du septième art, un auteur dont il partage la fougue visionnaire, la phénoménale prolixité, la démesure mélodramatique et une certaine versatilité (ou naïveté) politique. À ses yeux, le cinéma, langage universel et panthéon de tous les arts, peut transformer l’humanité. Gance se dit marqué par Birth of a Nation (La Naissance d’une Nation) de David Wark Griffith (1915), vaste chronique familiale située pendant la guerre de Sécession, et il envisage pour la France une épopée nationale de plus grande envergure encore. Son Napoléon est conçu pour être le premier volet d’une fresque pharaonique en sept chapitres, chacun ayant la durée d’un long métrage : 1. « Vendémiaire », 2. « Arcole », 3. « Les Pyramides », 4. « Austerlitz », 5. « La Bérézina », 6. « Waterloo » et 7. « Sainte-Hélène » ... Il est vrai que le cinéaste ne s’est jamais laissé intimider par l’ampleur d’un projet : réalisé sur trois ans, entre 1921 et 1924, la symphonie du rail La Roue, son œuvre précédente, avait une durée initiale de près de neuf heures. L’ensemble, proclame Gance en toute modestie aux médias, sera « le plus grand film des temps modernes ». Les sept films pourront être tournés en six mois, promet-il en 1923. Bref, un sujet en or, exportable, contribuant au redressement de la fierté nationale alors que la France, déjà en perte de puissance politique et économique après la Grande Guerre, subit de plein fouet la domination du cinéma américain et allemand sur le marché mondial. Mais aucun bailleur de fonds potentiel, aucun industriel en France accepte d’entrer en matière. À Rome, en janvier 1924, Giuseppe Barattolo (Unione Cinematografica Italiana) s’avance puis se retire, effrayé. Séduits par l’entrain du réalisateur, un Russe blanc établi à Berlin, Wladimir Wengeroff, et son partenaire allemand Hugo Stinnes décident de le financer, provoquant une campagne de haine et de calomnies dans la presse de droite française, outrée que des Allemands, les ennemis d’hier, « souillent la gloire de Napoléon » ; Pathé rejoint timidement le groupe, ainsi que, pour des contributions mineures, Svensk Filmindustri (Stockholm), Vilaseca y Ledesma S.A. (Barcelone), Wilton (Voorburg) et Kanturek (Prague). Gance estime la mise de fonds pour les sept volets à 15 millions de francs. Afin d’obtenir l’autorisation de filmer la campagne d’Italie sur les lieux mêmes, le réalisateur se rend à Rome où Mussolini le reçoit en audience et l’encourage dans son ambitieuse initiative.
Sa notoriété étant à son zénith, Gance parvient à s’entourer des talents les plus marquants de l’époque, des professionnels reconnus qui se sentent honorés d’être ses assistants ponctuels, tels que le comédien Henry Krauss (ex-confrère de Sarah Bernhardt), Mario Nalpas, Anatole Litvak, Germaine Dulac, Blaise Cendrars, des stagiaires et futurs historiens comme Jean Mitry et René Jeanne, en plus de la quasi-totalité de la colonie russe de Paris réunie autour du producteur Joseph Ermolieff (Société Albatros) et de sa vedette Ivan Mosjoukine ; des réalisateurs russes déjà bien établis comme Victor (Viacheslav) Tourjansky et Alexandre Volkoff dépannent ou tournent des bouts de scènes (Toulon et la Convention pour le premier, Brienne et la Corse pour le second).
Gance envisage de prendre quatre acteurs différents pour incarner Napoléon à différentes étapes de sa mégafresque. Hormis Albert Dieudonné qui remportera la course pour la première et unique partie tournée, Mosjoukine (longtemps favori mais qui finit par décliner pour interpréter Michel Strogoff), Edmond Van Daële, le cinéaste roumain Lupu Pick, Charles Vanel, Werner Krauss, Sacha Guitry, le chansonnier Jean Bastia, enfin le poète Léon-Paul Fargue et les romanciers René Fauchois et Pierre Bonardi figurent parmi les papables du rôle-titre. Acteur, réalisateur, scénariste et auteur dramatique, Dieudonné possède le regard fixe, perçant comme une épée, le ton impérieux, les gestes courts et cassants de son modèle. Il est âgé de trente-cinq ans, soit dix de trop, mais il a déjà joué Napoléon sur scène en 1913 – et il n’arrêtera plus (à l’écran, on le reverra en Empereur en 1941 dans Madame Sans-Gêne aux côtés d’Arletty, puis dans le court métrage Notre-Dame de Paris en 1942). Il en fera le héros de ses romans (Le Tzar-Napoléon en 1928, Moi, l’Empereur) et de sa pièce (Moi, Napoléon ! ... en 1957) ; selon ses dernières volontés, il sera enterré en 1976 portant le costume de son idole. Parmi les autres acteurs du film, signalons le théoricien du théâtre et poète Antonin Artaud, un Marat particulièrement sinistre, la jeune Annabella qui fera plus tard carrière à Hollywood et épousera Tyrone Power, et Simone Genevois (en Pauline Bonaparte), l’émouvante Jeanne d’Arc dans la fresque de Marco de Gastyne en 1929.
Le tournage débute le 15 janvier 1925 aux studios de Billancourt (la mansarde et le dortoir à Brienne), puis en février à Briançon dans les Hautes-Alpes (la bataille de boules de neige) et se poursuit d’avril à juin en extérieurs en Corse (Ajaccio, villa Milelli, Porticcio, grotte du Cazone, plaine de Campo dell’Oro, tour de Capitello, pointe des Sanguinaires). Gance veut que l’objectif devienne acteur, et ses opérateurs bougent avec une caméra portable arrimée à la poitrine, du jamais vu (du moins en France) ; à Briançon, l’appareil de prises de vue est monté sur un traîneau, se déplace ou se jette en plein milieu des combattants. En Corse, la caméra subjective fixée sur le dos d’un cheval au galop est capable d’effectuer, en étant télécommandée, un panoramique à 360° : elle filme ainsi ce que Bonaparte, poursuivi par les gendarmes, voit quand il se retourne. Certaines images sont enregistrées dans l’Orangerie du château de Sceaux et à Antony (Hauts-de-Seine) ainsi que dans le domaine de Versailles : Trianon (pavillon de musique), extérieurs du Petit Trianon, intérieurs du Grand Trianon, Versailles (salon de la paix, galerie des glaces, chapelle, antichambre du grand couvent). Le 21 juin, les travaux sont brusquement stoppés faute d’argent. Suite au décès d’Hugo Stinnes, les héritiers du patron de la Westi allemande estiment que le film est devenu un puits sans fond, car moins d’un tiers du premier volet a été tourné et Gance croule déjà sous les dettes. Ce sont à nouveau des Russes blancs qui sauvent le navire : Alexander Arbeloff et son cousin Jacques Grinieff qui, afin de ne pas heurter les susceptibilités hexagonales, modifient le nom « slave » de leur société Rodina en Société Générale de Films (SGF). Mais la situation est critique. Habité par son sujet, Gance ne compte pas, il ignore les contraintes financières. Le nouveau consortium le somme de finaliser uniquement le premier épisode ; pour la suite, on verra plus tard. Grinieff s’assure le soutien de Charles Pathé et Léon Gaumont ainsi que de membres éminents de l’aristocratie française, le duc d’Ayen, le comte J. de Breteuil et le comte Henri de Béarn ... détail piquant, au vu du sujet.
Après des mois d’interruption, le travail peut reprendre en décembre à Billancourt pour les grandes scènes, la bataille nocturne de Toulon sous la pluie (un défi technique considérable), la Convention et le Club des Cordeliers (Rouget de l’Isle), dans d’immenses décors conçus par Alexandre Nikolaïevitch Benois/Benya, l’ancien collaborateur des ballets russes de Diaghilev et Léon Bakst et grand-oncle de Peter Ustinov ; coup de bol, on réussit à recruter 1200 figurants parmi les grévistes des usines Renault, et la ferveur de Gance, qui sait galvaniser ses acteurs, exerce sur eux un impact émotionnel digne de son héros (« Mes amis, tous les écrans de l’univers vous attendent ! »). Les effets spéciaux (peintures sur verre, etc.) sont en main de l’Anglais William Percy Day et de l’Allemand Eugen Schüfftan, deux as. Le cinéaste imagine un dispositif géant de balançoire qui permet à la caméra de capter les déchaînements de la foule houleuse en une série de vastes mouvements pendulaires, faisant ainsi écho aux vagues qui menacent de couler l’esquif de Bonaparte en mer. On continue au printemps 1926 avec des extérieurs à Toulon et au château La Castille dans la plaine de Crau. Puis, dès juillet, l’équipe s’installe à huit kilomètres de Toulon, dans les vastes carrières provençales de La Garde (pour le camp militaire d’Albenga) et sur la route de la Pauline (le départ des troupes) avec 6000 fantassins et marins mis à disposition par les autorités militaires. Le village méditerranéen de La Garde devient la petite ville italienne de Montenotte, où une grenade fumigène placée dans le clocher de l’église procure l’effet d’incendie. En août 1926, après dix-huit mois (dont quatorze de tournage) et quelque 400 000 mètres de pellicule, impressionnés, les financiers mettent le holà au « gaspillage » : la campagne d’Italie s’interrompt avec l’escarmouche initiale de Montenotte, avant la première bataille rangée, avant Arcole. Ce Napoléon ne sera qu’un jeune Bonaparte. La mort dans l’âme, Gance se rend compte qu’il ne pourra jamais inclure la totalité de la campagne d’Italie. Afin de conclure son film par une apothéose de gloire, il décide alors de faire appel au triple écran pour façonner une sorte d’épilogue symbolique. Son triptyque en Polyvision implique un système synchrone de trois caméras Debrie Parvo superposées qu’il a lui-même inventé : le panneau central figure les premiers rangs de soldats en guenilles, les deux panneaux latéraux représentent, vue de loin, la colonne de l’armée défilant à travers les champs dans des optiques inversées, etc. (Les plans du triptyque sont également filmés en couleurs et en 3D, images efficaces que Gance ne retient pas, car elles distraient le spectateur du contenu.)
En octobre, la SGF, euphorique, signe un juteux contrat avec Gaumont-Metro-Goldwyn en vue de la distribution mondiale du film, une ouverture inespérée pour la cinématographie française. L’ouvrage a englouti quelque 17 millions de francs, alors que Gance avait initialement préparé un budget de 20 millions pour les sept longs métrages ! Le cinéaste s’est engagé contractuellement à terminer son Napoléon au 31 janvier 1927, mais bien qu’il travaille d’arrache-pied au montage – il faut réduire 37 bobines à 14 – , la première mondiale au Théâtre national de l’Opéra à Paris doit être reportée au 7 avril. Arthur Honegger compose une partition originale en un temps record (musique aujourd’hui partiellement perdue), Beethoven, Haydn, Mozart, Massenet, Litolff, Franck, Tchaïkovski et des chants révolutionnaires sont mobilisés pour le reste. La durée est également problématique : selon le contrat, l’œuvre doit faire 3 000 mètres, mais, à l’insu des producteurs, Gance modifie sans arrêt le montage, qui passe de 4 500 mètres à 5 600 mètres (env. 3h40) pour la présentation officielle à l’Opéra. La majorité des scènes avec Tristan Fleuri et sa fille Violine (Annabella à ses débuts), qui voue un culte quasi religieux à Bonaparte, au point de lui dresser un autel, doivent être sacrifiées. La soirée à l’Opéra, à laquelle assistent le président de la République, Gaston Doumergue, et les plus hautes instances du pays, est un triomphe ; dans la salle, le jeune capitaine Charles de Gaulle se lève pour acclamer l’œuvre en agitant ses longs bras en l’air pendant les quinze minutes d’ovation (André Malraux dixit). Pour ajouter une dimension supplémentaire, Gance a demandé au comédien Harry-Krimer de prononcer, la voix tonnante, la proclamation de Bonaparte à l’Armée d’Italie en suivant le mouvement des lèvres de Dieudonné, un instant d’intense émotion. Le film est présenté dix fois à l’Opéra, phénomène unique, et la demande est tellement forte qu’on doit glisser des séances de projection entre les représentations d’opéras : une victoire du cinéma sur la culture officielle.
C’est à cette « version Opéra » qu’ont droit le public français et les milieux cinéphiles, où le film est attendu avec une impatience fébrile. Les critiques sont généralement dithyrambiques, mais sur le long cours, les recettes globales s’avèrent décevantes, en particulier à l’étranger où l’avènement du sonore éloigne les foules. Quant à la version intégrale de 12 878 mètres, soit de neuf heures, elle est projetée au cinéma « Apollo » en deux parties en mai 1927 (séances pour les professionnels et la presse), sans triptyques et deux fois seulement. La suite, hélas, est connue : exploitée sans états d’âme par Gaumont-Metro-Goldwyn (qui contrevient scandaleusement à son contrat avec la SGF), le film subit au fil des décennies et selon les pays une valse dramatique de coupures, de mutilations, de remontages, de sonorisations, d’adjonctions (on compte pas moins de 21 versions, souvent très différentes). En Amérique, en 1929, la MGM fait évidemment passer la Polyvision à la trappe, les intertitres sont rendus plus sentimentaux (par Lotta Woods), la durée réduite à 70 minutes, le montage normalisé et le film d’« Al Gance » se termine sur les fantômes de la Révolution : après Napoléon proclamant sa volonté de fonder « les États-Unis de l’Homme » (sic) apparaissent un portrait de George Washington et la bannière étoilée ... Le public ricane. En 1952, dans un moment de désespoir, Gance brûle les négatifs des deux premiers triptyques du film. Il faudra l’obstination admirable d’un Anglais, l’historien du cinéma Kevin Brownlow, pour rassembler (à partir de 1955) les fragments dispersés dans le monde entier et reconstituer progressivement – parfois contre la volonté d’un Henri Langlois, et de Gance lui-même – une copie aussi proche que possible de l’original de 1927 ; ses recherches vaudront à Brownlow un Oscar honorifique en 2010 (cf. son livre Napoléon. Le grand classique d’Abel Gance, Armand Colin, Paris, 2012). Un interminable imbroglio juridique entre Claude Lelouch, la société américaine Zoetrope (Francis Ford Coppola, avec la musique de son père, Carmine Coppola) et le British Film Institute (musique de Carl Davis, très supérieure) retardera la ressortie généralisée de cette ultime reconstitution. À chaque nouvelle projection festive, à Paris, à Londres (2000), à édimbourg, à San Francisco (2012), à Oakland, à New York, c’est le choc et un enthousiasme sans nom. « Napoléon a inspiré trois immenses œuvres d’art, écrit le Washington Post, le roman Guerre et Paix de Léon Tolstoï, la Symphonie héroïque de Ludwig van Beethoven et l’œuvre visionnaire d’Abel Gance » (15.4.73).
Et pourtant, le contenu idéologique du film pose problème. Gance est nourri par les lectures de Las Cases, de Hugo, de Michelet, de Nietzsche, de Thomas Carlyle (Héros et culte des héros, 1841) et en particulier d’Élie Faure, un historien de l’art et ami proche qui, dans son livre récent sur Napoléon (1921) en dresse une réhabilitation à travers ses projets politiques universalistes – un rêve d’Europe unie qui refleurit au lendemain des déchirements nationalistes de 1914-18. Emporté par son amour des « grands hommes » (Christophe Colomb, Jésus), le cinéaste part d’une perception qui se voudrait historique, formulée à la veille du tournage dans un article de Paris-Soir : Napoléon, pour lui, « c’est le conflit perpétuel entre le grand révolutionnaire qui voulait la révolution dans la paix et faisait la guerre dans l’espoir fallacieux d’établir une paix définitive. C’est un homme dont les bras ne sont pas assez forts pour canaliser quelque chose de plus grand que lui : la Révolution. (...) Il a faussé en partie sa destinée pour n’avoir pas été que le grand bourgeois de sa caste, alors qu’il était né pour être le grand homme de la Révolution (...). » Bonaparte est à la périphérie d’un maelstrom, observateur lucide, tandis que l’Empereur est dans le tourbillon, il y est entraîné et son contrôle personnel est aboli. Bonaparte n’est pas emporté par ce courant. Il regarde, il observe : il est le maître de sa destinée. Il peut freiner s’il le veut. Napoléon ne le peut plus, il n’en a plus le temps ni les moyens, il est dans le gouffre ; il ne peut plus s’arrêter, il est obligé d’aller là où le pousse la fatalité : c’est là sa tragédie, celle que je vais essayer de composer avec la musique de la lumière » (cité par Jean Arroy, En tournant ‘Napoléon’ avec Abel Gance, Paris, 1927, pp. 35-36).
Certains ont cru voir dans le film un hommage hymnique à la Révolution, mais celle-ci apparaît à l’écran sous une lumière pour le moins ambiguë : limitée au gouvernement de la Convention nationale (à partir d’avril 1792), elle est surtout source de confusion sociale, d’agitation de foules bestiales, malléables, soumises à des manipulateurs caricaturaux et sanguinaires (les Montagnards) ; ces meutes féroces et avinées suscitent la répulsion de Bonaparte (un fait connu), mais en même temps, tous les enjeux politiques du pays sont occultés ou déformés. Dans son étude sur « Le Bonaparte d’Abel Gance » (Sociétés & Représentations no. 26, 2008/2, Sorbonne, Paris), Dimitri Vezyroglou relève que l’insurrection du 10 août 1792 (assaut des Tuileries) n’est jamais expliquée ni précisée, mais présentée « comme un soulèvement désordonné et irrationnel de la populace auquel s’oppose le calme réflexif de Bonaparte, garant du respect des Droits de l’Homme (...). Le contraste visuel entre la lumière qui éclaire [sa] chambre et la pénombre de la rue accentue cette opposition entre l’ordre et le désordre, voire entre la vérité et l’erreur. » Après la prise de Toulon (dans un passage aujourd’hui perdu, en partie par Langlois), Napoléon refuse de s’associer à l’épouvantable répression ordonnée par la Convention contre les habitants réfractaires et sauve de la mort la jeune Violine Fleuri ; la scène des exécutions en masse des otages par les révolutionnaires est (à en croire photos et descriptifs qui subsistent) particulièrement atroce. Selon son biographe Roger Icart (L’Age d’homme, Lausanne, 1983, p. 196 ss), Gance aurait écrit une séquence, non réalisée, sur les réflexions de son héros à propos des instincts destructeurs de la populace. Par ailleurs, le cinéaste a tenu à interpréter lui-même Saint-Just, quitte, dans un discours-bilan, à justifier du bout des lèvres la Terreur, « mal nécessaire », au nom des acquis du peuple. Le cinéaste s’acharne de manière générale à isoler les idéaux libertaires (assez vagues) qu’il importe de défendre des troubles et de la violence, alors que ceux-ci sont à l’écran la seule illustration de la période conventionnelle, comme la corruption morale et politique le sera pour le Directoire. Il ne résout pas plus la contradiction qu’il y a à célébrer l’héroïsme collectif (la Marseillaise incarnée par la chanteuse Damia ou les va-nu-pieds d’Italie) tout en exaltant un individu hors normes et messianique, ayant à la fois le mépris et l’amour des foules.
Mais le comble de l’ambiguïté est atteint dans la confrontation emphatique, pompeuse de Bonaparte avec les fantômes des quatre « géants » de la Révolution qui, ayant reconnu la nécessité d’une autorité suprême, le désignent comme continuateur de leur œuvre : le général corse « se trouve légitimé par la synthèse qui s’opère en lui entre l’esprit de commandement de Robespierre, l’ardeur guerrière du Danton de l’été 1792, et l’idéalisme républicain de Marat et Saint-Just. Bonaparte justifié par la Révolution, et la Révolution incarnée dans Bonaparte : voilà la vision idéologique proposée par le film de Gance » (D. Vezyroglou, op. cit.). Or, en 1792 déjà, le véritable Bonaparte a perdu ses illusions sur la France et sur la Révolution dont les excès lui ont inspiré une horreur définitive pour les tumultes populaires ; le souvenir traumatique qu’il en a gardé le fera même renoncer à libérer les serfs lors de la campagne de Russie en 1812. Comme le rappelle Patrice Guennifey, « il n’était point dupe de principes et d’idéaux auxquels il ne croyait pas. S’il avait pris le parti de la Révolution, c’est parce qu’elle devait, du moins le croyait-il à l’époque, conduire à l’émancipation de la Corse » (Bonaparte, op. cit., p. 142). Ayant appris de bonne heure à tenir les mots pour des leurres, il méprisait les Girondins, détestait les Constituants, et, à Toulon comme en Italie, combattit en officier aux côtés du pouvoir en place, non en révolutionnaire. Robespierre, à ses yeux, s’apprêtait à terminer la Révolution en imposant la loi et l’ordre par le haut, ce pour quoi il l’approuvait.
Gance cumule dans ses intertitres la mention « historique », censée cautionner la véracité de sa narration, alors qu’il ne fait qu’entretenir ainsi la confusion entre la vérité historique et une mémoire populaire nourrie d’imagerie propagandiste. Rouget de Lisle n’a jamais entonné La Marseillaise au Club des Cordeliers et Napoléon (qui le haïssait) ne l’a pas rencontré, la triade Danton-Marat-Robespierre qui hante les Cordeliers est un emprunt littéraire à Quatre-vingt-treize de Victor Hugo, la fuite de Corse dans le plus pur style western est de bout en bout fantaisiste, etc. À l’instar de son maître Griffith, Gance n’agit pas en historien, il sacrifie sciemment les faits à la vérité lyrique, souhaitant agrandir l’épopée à la taille de l’imagination des foules. En poète visionnaire, il refuse également toute approche critique pour présenter un Bonaparte républicain idéaliste, « dans la lignée du Christ », dit-il, le paroxysme de son époque, une sorte d’abrégé du monde, l’Aigle devenu Homme, l’ordonnateur du chaos politique entraînant la Nation dans un tourbillon aux dimensions cosmiques ... fût-ce en envoyant ses « fantassins de la Gloire » piller les pays voisins. Quant à l’admirable « République Universelle » qui est au programme, on ne précise pas qu’elle s’établira à la pointe des baïonnettes et sous le joug exclusif de la France. Des événements ou de la légende, le cinéaste ne retient que ce qui correspond à sa vision d’un Napoléon-Prométhée, fixée sur pellicule dans un aveuglement consenti et flamboyant. En fait, Gance, peu concerné par l’actualité de son temps, ressuscite le Napoléon égotiste des romantiques du XIX e siècle, ce surhomme nietzschéen, personnage entièrement fantasmé, fait d’un bloc. Ce Napoléon-là se situe aux antipodes de l’authentique conquérant, personnage autrement plus complexe, tempérament pragmatique, esprit supranational au cœur des passions nationalistes qu’il a réveillées bien malgré lui, à cheval entre deux époques, à la fois héros bourgeois et héros antique.
Au lendemain des hécatombes de Verdun, de la Somme, du Chemin des Dames, l’épopée napoléonienne incarne pour beaucoup une histoire devenue suspecte. Certes, les restaurateurs de l’ordre sont populaires dans les années troublées de l’après-guerre, mais il se trouve en 1927 déjà des voix discordantes pour qualifier le film de Gance d’apothéose complaisante de la dictature. Son Bonaparte domine la foule hurlante et gesticulante de sa volonté, par la seule puissance de son regard et de son verbe : le militaire succède aux bavards et aux forcenés. Choqué par cette mystique du chef providentiel dont l’autorité irrésistible transforme un Masséna ou un Augereau en larbins tremblants, Émile Vuillermoz remarque: « Ou Bonaparte était sincère dans son amour de la liberté, et dans ce cas il ne fallait pas le dessiner en dompteur, ou il ne l’était pas, et il était honnête de souligner sa duplicité. (...) Ennoblir par le romantisme la technique du massacre, rendre la tuerie respectable ou simplement fraîche et joyeuse, c’est se charger, mon cher Abel Gance, d’une responsabilité redoutable à l’égard des mères dont les enfants seront mitraillés demain » (Cinémagazine, 25.11.27). Dans L’Humanité, le célèbre critique et théoricien Léon Moussinac reproche carrément à Gance d’avoir livré un « Bonaparte pour apprentis fascistes » (cité in : Panoramique du cinéma, Paris, 1929, p. 55). Les surréalistes détestent le film, notamment en raison de ses accents cocardiers ; dans Cahiers d’Art, Luis Buñuel décrète que « cela n’est pas du cinéma » (no. 3, 1927). Parmi l’avant-garde, Jean Epstein, autrefois ardent défenseur de Gance, se confine dans un silence accablant. La réprobation des bains de sang révolutionnaires fâche les communistes, George Sadoul parle d’« absence d’une conception historique valable. Un montage de lectures mal digérées [a] accouché d’un Bonaparte pour tireuses de cartes, héros guidé par ses seules prémonitions au milieu d’une époque odieusement caricaturée » (Le Cinéma. Histoire d’un art, Paris, 1949, p. 168). Quant aux pacifistes, ils lui reprochent ses envolées belliqueuses (pourtant, l’Octobre d’Eisenstein ou Birth of a Nation de Griffith le sont beaucoup plus). Néanmoins, comme le soulève Kevin Brownlow, le paradoxe demeure : celui « qu’un artiste, dont le pacifisme s’était affirmé avec J’accuse ! (1918), ait pu donner à un film sur le plus grand chef de guerre que la France ait connu ‘son âme, son cœur, sa vie, sa santé’ » (op. cit., p. 176).
Ces réserves mises à part, il est impossible de rester insensible à l’éblouissante symphonie visuelle de l’ensemble (la fameuse juxtaposition mer déchaînée / foules houleuses de la Convention dans la séquence dite de « la double tempête ») ou aux possibilités de polyphonie et de polyrythmie du chant optique qu’offre le triple écran. Libérée de sa servitude envers le sol, la caméra déchaînée de Gance veut faire du spectateur un acteur, le mêler à l’action, l’emporter dans le rythme du récit : il doit marcher avec le fantassin, galoper avec le cheval, glisser avec le traîneau, virevolter, culbuter à volonté. Outre la vision panoramique souvent grandiose qu’offre son procédé de Polyvision, Gance vise à accroître la portée émotionnelle et psychologique du montage en comparant et en contrastant par surimpression des plans de plusieurs actions différentes ou complémentaires. Par ailleurs, le récit, alternant avec bonheur entre épopée, mélodrame et anecdotes insolites, est soutenu, nerveux et, chose inattendue, souvent animé par des traits d’humour (le dévoreur de dossiers La Bussière, Nelson, le grognard Fleuri). En raison de son extraordinaire richesse cinématographique, ce torrent d’images tumultueuses et grandiloquentes reste un des rares films réellement révolutionnaires de l’histoire du septième art.
Ayant englouti une fortune, Napoléon est condamné par sa démesure, sa longueur excessive, son triptyque inapplicable dans le cadre d’un circuit d’exploitation courant. Toute sa vie, Gance conservera de l’accueil et de la carrière commerciale désastreuse de son œuvre le sentiment d’une injustice. En 1928, ruiné, il parvient à revendre le scénario du dernier chapitre à un consortium franco-allemand sous la direction de Lupu Pick, qui signe Napoleon auf Sankt Helena / Napoléon à Sainte-Hélène (cf. p. 636). En 1947, il envisage vainement de ressusciter la campagne d’Égypte avec Jean-Louis Barrault en Bonaparte. En 1959/60, il a finalement l’opportunité de filmer avec de gros moyens à Rome, à Paris et en Yougoslavie des éléments du quatrième chapitre, qui englobe les années 1802 à 1805, sous le titre d’Austerlitz (cf. p. 334).
Parallèlement à ses rêves de porter à l’écran les parties restées en plan, le cinéaste, jamais à court d’idées et d’inventions, reprend par deux fois ses images de 1927 pour les adapter aux techniques nouvelles et leur donner ainsi une autre chance. Sorti le 11 mai 1935, Napoléon Bonaparte, vu et entendu par Abel Gance est une nouvelle version, sonorisée, postsynchronisée (en Perspective sonore, l’ancêtre du son stéréophonique, système mis au point par le cinéaste) et raccourcie de son chef-d’œuvre. De nombreuses scènes additionnelles ont été tournées pour la circonstance aux studios Paramount à Saint-Maurice (novembre 1934), le tout accompagné d’une nouvelle musique d’Henri Verdun. Les séquences de la jeunesse à Brienne et le triptyque de la campagne d’Italie, en revanche, disparaissent. Certains acteurs, comme Antonin Artaud, se doublent eux-mêmes.
Largement diffusé dans l’Hexagone pendant les deux décennies suivantes, ce film débute un soir de mars 1815 à Grenoble, lorsque Stendhal (José Quinquel) vient porter à son éditeur Crécy le manuscrit de sa Vie de Napoléon (texte en réalité inachevé, écrit en 1817), la voix étranglée par l’émotion : « J’éprouve, mes amis, une sorte de sentiment religieux en vous parlant de lui ... » L’éditeur l’invite à assister dans son logis à une veillée clandestine destinée à entretenir le souvenir de l’Aigle prisonnier sur l’île d’Elbe. Tristan Fleuri, aveugle depuis Marengo, et Théroigne de Méricourt introduisent ou commentent les anciennes séquences muettes, tandis qu’un vieux grognard en demi-solde évoque l’Empire, la campagne de Russie (avec animations d’estampes et gravures), la campagne de France. Le film se clôt sur les cris, les larmes et les feux de joie suscités par le retour de l’exilé, qui entre dans Grenoble (son ombre apparaît sur les murs) ; une femme s’agenouille devant une statuette de l’Empereur en murmurant « Notre Père Napoléon, vous nous avez exaucés ... » (mais si, mais si). Les images de la descente en Italie illustrent ici la marche triomphale sur Paris. Waterloo ? Silence. Dernier plan : la flamme sacrée veillant sous l’Arc de Triomphe. Hélas, l’insoutenable emphase des dialogues, les nouveaux inserts qui cassent le rythme, les faux raccords de lumière détruisent la symphonie originelle des images pour laisser apparaître l’impérialisme idéologique sous-jacent dans toute son outrance.
En 1971 sort Bonaparte et la Révolution, un ultime remaniement, monté pour honorer une commande d’André Malraux, ministre de la Culture, en prévision du bicentenaire de Napoléon. La production en a été confiée à Claude Lelouch. Une séquence préliminaire en couleurs montre Gance lui-même présentant son travail au public et le plaçant sous le patronage du général de Gaulle. Ce nouveau montage (sans triptyque), d’une durée de 4h35, juxtapose des plans fixes de gravures d’époque, des photographies d’objets, des petites séquences surajoutées, des éléments de la version muette (commentaire envahissant et redondant dit par Jean Topart) ; Gance y insère des plans de son Austerlitz et de son récent téléfilm sur Valmy (1966), enfin des scènes sonores de 1935. Le résultat, lancé avec le slogan « 45 ans de tournage, le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre », est un patchwork embarrassant pour télévision éducative. Mieux vaut jeter un voile d’oubli charitable sur ces divers égarements et se consoler avec l’excellent documentaire Abel Gance et son Napoléon (1984) de Nelly Kaplan, produit par Cythère Films (Claude Makowski). Dans ce moyen métrage (64 min.), Nelly Kaplan, qui fut longtemps l’égérie de Gance, restitue l’histoire tumultueuse du tournage avec photos, films et documents d’époque (présentation par Michel Drucker). Une partie des images provient du précieux « making of » que Gance, là aussi en avance sur son temps, avait lui-même fait tourner et supervisé : Autour de Napoléon, présenté à Paris en février 1928. - Nota bene: La version intégrale et définitive du film dite la "Grande Version" (durée: 7 heures), plus jamais projetée au public depuis 1927 et restaurée par la Cinémathèque française avec l'appui du CNC sous la direction de Georges Mourie, est présentée sur deux soirées les 4 et 5 juillet 2024. 250 musiciens (dir. Frank Strobel) accompagnent la projection sur l'écran de l'une des plus grandes salles de spectacle de France, la Grande Seine de la Seine Musicale à Boulogne-Billancourt. – IT : Napoleone, DE : Napoleon Bonaparte.
1933[Bonaparte (FR) Jean Vidal ; Les Films Armorial, 21 min. – Documentaire: Bonaparte ou l’art de devenir empereur, partant d’un texte d’Edouard Bruley dit par Daniel Sorano.]
1934[projet inabouti : Napoleon – His Life and Loves (US) de Frank Borzage ; Warner Bros. – Distribution pressentie: Edward G. Robinson (Napoléon), Kay Francis (Joséphine de Beauharnais), Ann Dvorak (Marie-Louise), Jean Muir (Marie Walewska). Initialement promis à G. W. Pabst, puis confié à Borzage en février 1934, ce biopic typique des studios Warner à Hollywood – un scénario d’Ernest Pascal d’après l’ouvrage d’Emil Ludwig – sera abandonné en mai 1934 sur ordre de Jack Warner, pour raisons budgétaires. Le projet passera encore par les mains de Robert Florey (octobre 1935), un grand collectionneur d’objets napoléoniens, avant d’être définitivement classé.]
1939[projet inabouti : Napoleon (DE) revu à la sauce nazie, aux studios Ufa à Neubabelsberg, d’après un sujet du romancier Hanns Heinz Ewers, auteur fantastique (Alraune/La Mandragore) sérieusement compromis avec le nouveau régime (décembre 1939). Napoléon y est représenté comme une victime de l’Angleterre – tout comme l’Allemagne hitlérienne ... Dans l’épilogue, le Petit Tondu revient sur terre en 1939 et laisse éclater son indignation à la vue de la scandaleuse alliance franco-anglaise ! Heureusement sans suite.]
1951Napoleone (IT) de Carlo Borghesio
Luigi Rovere/Produzione Distribuzione Compagnia Cinematografica Italiana (P.D.C.) (Palermo), 89 min. – av. RENATO RASCEL (Napoléon), Marisa Merlini (Joséphine de Beauharnais), Carlo Ninchi (Joachim Murat), Loris Gizzi (Paul Barras), Raimondo Vianello (gén. Pierre Cambronne), Sergio Tofano (gén. Vignon), Lilia Silvi (Marie-Louise d’Autriche / une sans-culotte / un tambour), Nico Pepe (le sergent), Pietro Tordi (l’oncle Enrico), Mario Siletti (l’ambassadeur d’Angleterre), Corrado Annicelli (le ministre des Affaires étrangères [Talleyrand]), Raimondo Viani, Salvo Libassi, Gianni Cajafa, Pier Luigi Pelitti (officiers français), Ermanno Pavarino, Mimmo Billi (le professeur d’Histoire).
Synopsis : Une Commission pour la Rédaction des Manuels d’Histoire célèbre Napoléon, « l’inventeur de la guerre moderne », un modèle pour la jeunesse. Après avoir assisté aux débats de pions sexagénaires, les statues de Napoléon et de Jules César s’animent dans l’obscurité. Napoléon est furieux : il estime que le monde a besoin de paix et de tranquillité, et non d’aventuriers de son acabit. Refusant d’être un modèle pour quiconque, et voulant à tout prix éviter que la nouvelle génération se remplisse la tête de ses hauts faits, il décide de réécrire l’Histoire, « peut-être fausse, mais enfin utile », ad usum bambini. Il dicte sa vie à César, qui tape ses propos à la machine ... À l’école militaire de Brienne, Bonaparte est un benêt complet, bon dernier dans le maniement des armes. À Paris, Barras jalouse et manipule le nabot, Joséphine le vampirise (il arrive à peine à la hauteur de son menton). Ses déclarations d’amour sont inaudibles, couvertes par le grondement du canon en Italie. On le bombarde empereur alors qu’il n’a rien demandé, il accumule involontairement triomphe sur triomphe, mais la chance le quitte dès qu’il souhaite vraiment accomplir quelque chose de constructif, par exemple remporter une victoire en Belgique ou cultiver son lopin de terre à la campagne ! Marie-Louise est une redoutable walkyrie qui enfonce la porte de sa chambre à coucher. Pour le protéger, ses maréchaux l’emmènent de force se changer les idées à Moscou, où, selon la une des quotidiens, « le Grand Empereur, défait sans avoir perdu une bataille, dirige héroïquement la retraite stratégique ». À Waterloo, Cambronne hurle son fameux « mot » perché sur la branche d’un arbre que les Anglais scient consciencieusement ... Ainsi, conclut Jules César, « si d’aventure quelqu’un essayait à nouveau de perturber le monde, nos lecteurs penseront à Napoléon, et s’ils éclatent alors de rire comme ils l’ont fait dans ce film, nous aurons gagné ! ».
Chevillée sur mesure pour le comique de vaudeville piémontais Renato Rascel (qui a souvent singé Napoléon sur scène depuis 1933), cette pitrerie fauchée, filmée aux studios FERT à Turin, part d’une bonne idée. On imagine sans peine, six ans après l’effondrement de l’Italie fasciste, ce que les coscénaristes, le cinéaste Mario Monicelli et son compère Steno, encore traumatisés par les tonitruantes rodomontades du Duce, avaient en tête. Hélas, le script définitif (six contributeurs) qui aboutit à un chaos narratif, la vedette et la mise en scène insipide du Turinois Carlo Borghesio ne parviennent jamais à élever la farce au niveau de la parodie, et ni la musique ni les chansons de Nino Rota ne sauvent ce produit du désastre. Renato Rascel se rattrapera l’année suivante avec Il capotto (Le Manteau) d’Alberto Lattuada, d’après Gogol, où il est bouleversant en petit employé brimé.
1951[Napoléon Bonaparte, Empereur des Français (FR) de Jean Tedesco ; Société E.D.I.C., 1942 m./70 min. – « L’épopée napoléonienne à travers les chefs-d’œuvre inestimables de nos peintres et les trésors de nos musées » : documentaire en noir et blanc, texte de Louis Seigner.]
1951À la mémoire d'un héros: Bonaparte (FR) de Dirk Sanders
Hoche Productions, 17 min. - av. LUDMILA TCHERINA (Napoléon).
Sur son lit de mort, Napoléon revit les grands moments de son existence. Les tableaux se succèdent dans des décors inspirés par le surréalisme et sur la musique de la "Symphonie héroïque" de Beethoven. Serge Lifar a imaginé cette interprétation chorégraphique pour Ludmila Tcherina travestie en Bonaparte, cheveux longs, mèche sur le front; elle créa le ballet sur la scène de l'Opéra de Monte-Carlo (1945) et le dansa à Londres, à Moscou et aux Êtats-Unis. La danseuse gagne le Prix César pour sa performance, Prix du Festival de Danse 1950 (meilleure interprétation). C'est à sa demande que Dirk Sanders réalise ce court métrage, diffusé à la télévision en 1969.
1954/55**Napoléon / Napoleone Bonaparte (FR/IT) de Sacha Guitry [et Eugène Lourié]
Clément Duhour, Gilbert Bokanovski, Angelo Rizzoli/Films C.L.M. (Courts et Longs Métrages)-Filmsonor-Francinex-Rizzoli Film (Roma), 183 min. (2 parties). – av. DANIEL GÉLIN / RAYMOND PELLEGRIN (Bonaparte/Napoléon), Michèle Morgan (Joséphine de Beauharnais), Sacha Guitry (Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord) – et [par ordre alphabétique] Jean-Pierre Aumont (Regnault de Saint-Jean d’Angély), Pierre Brasseur (Paul Barras), Gianna Maria Canale (Pauline Borghese), Jean Chevrier (gén. Michel Duroc, grand maréchal), Danielle Darrieux (Éléonore Denuelle de La Plaigne), Clément Duhour (Michel Ney), Jacques Dumesnil (Jean-Baptiste Bernadotte), Otto Wilhelm Fischer (Klemens Wenzel von Metternich), Jean Gabin (Jean Lannes), Madeleine Lebeau (Françoise-Marie Pellapra-LeRoy), Jean Marais (Charles-Tristan de Montholon), Lana Marconi (Maria Walewska), Luis Mariano (le chanteur Pierre-Jean Garat), Armand Mestral (Nicolas Oudinot), Yves Montand (François-Joseph Lefebvre), Patachou (Catherine Lefebvre-Hübscher, dite Mme Sans-Gêne), Roger Pigaut (Armand de Caulaincourt), Micheline Presle (Hortense de Beauharnais), Serge Reggiani (Lucien Bonaparte), Dany Robin (Désirée Clary), Noël Roquevert (Pierre Cambronne), Maria Schell (Marie-Louise d’Autriche), Erich von Stroheim (Ludwig van Beethoven), Maurice Teynac (Emmanuel de Las Cases), Henri Vidal (Joachim Murat), Orson Welles (Sir Hudson Lowe) – et encore (ordre alphabétique) : Roland Alexandre (le comte de Blancmesnil), Martine Alexis (Mlle Delacroix), Anna Amendola (Caroline Murat), Paulette Andrieux (la Merveilleuse), Jean-Marc Anthony (Auguste Viesse de Marmont), Gino Antonini (le pape Pie VII), Antonio (le coiffeur), Louis Arbessier (maréchal Henri Gatien Bertrand), Bob d’Arcy (Arthur Wellesley, duc de Wellington), Claude Arlay (Jérôme Bonaparte), Françoise Arnoul (la fille du Palais-Royal), Lucien Baroux (Louis XVIII), Philippe Béharn (maréchal Louis-Gabriel Suchet), Jacques Bertrand (maréchal Étienne MacDonald), René Blancard (gén. Dummerbion), Christiane Blondell (la générale Carteaux), Gilbert Bokanowski (Marchand / Louis XVI), Roland Bourdin (Claude François de Ménéval), Alain Bouvette (Eugène Passementier), Maurice Brutus (le duc de Fleming), Raymond Bussières (Raoul Passementier), Corinne Calvet (Juliette Récamier), Anne Carrère (Mme Hamelin), Anthony Carretier (gén. Pierre Augereau), Gabriel Cattand (le baron Agathon Fain), André Chanu (gén. Jean Martin Petit), Claude Chapeland (Alexandre Walewski, fils de Napoléon), Sofiane Cissé (Roustam Raza, le mamelouk), Aimé Clariond (Dr. Jean-Nicolas Corvisart), Félix Clément (Thomas-Augustin de Gasparin), Michèle Cordoue (Julie Clary), Jean Danet (gén. Gaspard Gourgaud), Miss Darling [Légitimus] (Blanche), Jean Debucourt (Joseph Fouché), Jean Degrave (maréchal Louis-Nicolas Davout), Jean-Jacques Delbo (gén. Nicolas Becker), Bernard Dhéran (Fauvelet de Bourrienne), Paul Dupuis (le comte Adam Albert von Neipperg), Albert Duvaleix (M. de Blanchetière), Maurice Escande (Louis XV), Fernand Fabre (François Ier d’Autriche), Robert Favart (le comte Louis-Guillaume Otto), Maria Favella (Madame Mère, Laetitia Bonaparte-Ramolino), Jacques Fayet (Eugène de Beauharnais), Christian Fourcade (Napoléon enfant), Louis de Funès (Laurent Passementier), Jeanne Fusier-Gir (Mme Leroy), Gilbert Gil (Louis Bonaparte), Joe Hamman (François Étienne Kellermann), Guy Henry (maréchal Guillaume Brune), Illial (Ali), Denis d’Inès (Emmanuel-Joseph Sieyès), Daniel Ivernel (Régis de Cambacérès), Marcel Journet (Charles-Félix de Choiseul), Pierre Larquey (Hippolyte Passementier), Fernand Ledoux (Lazare Carnot), Bernard Lefort (le chanteur de l’Opéra), Jacques Maffioly (Louis Constant Wairy), Michel Malloire (le petit Léon Denuelle), Yannick Malloire (la petite Émilie Pellapra), Maurice Maillot (Jean-de-Dieu Soult), Marie Mansart (Fanny Bertrand), Robert Manuel (Joseph Bonaparte), Jacqueline Marbaux (Catherine Grand, princesse de Talleyrand-Périgord), Jean Marchat (gén. Henri Gatien Bertrand), Maurice Martelier (Gonthier), Jean-François Martial (gén. Jacques-François Dugommier), Nicole Maurey (Thérésa Tallien), Jean-Pierre Maurin (Eugène de Beauharnais, enfant), Umberto Melnatti (le cardinal Joseph Fesch), Gaby Morlay (Mme de Blanchetière), Charles Moulin (gén. Édouard Mortier), Jean Mouhnir (le cheikh El-Béckrir), Michèle Nadal (la danseuse), Michel Nastorg (André Masséna), Constantin Nepo (le tsar Alexandre Ier), Jean Ozenne (Charles de Bauveau), Silvana Pampanini (Giuseppina Grassini), Jean Paqui [chevalier d’Orgeix] (gén. Charles de Flahaut), Simone Paris (la comtesse de Blancmesnil), Pierre Pascal (Fauvelet de Bourrienne enfant), Raphaël Patorni (le député Linglet), Jean Piat (Jean-Andoche Junot), Marguerite Pierry (Mme de Chabrol-Trompiez), Stéphane Prince (Martini), Marcel Raine (gén. Gilbert Duteil d’Ozane), Simone Renant (Albina de Montholon), Gérard Renateau (Dr. François Antommarchi), Claude Rey (Laetitia Bonaparte-Ramolino jeune), Marcel Rey (Charles Bonaparte), André Roanne (Auguste Laurent, comte de Rémusat), Jean-Marie Robain (le comte d’Artois, futur Charles X), Eleonora Rossi-Drago (Pauline Fourès), Roger Royer (Maurice de Saxe), Jacques Sablon (Augustin de Robespierre), Flore Saint-Renaud (Françoise Clary-Somis), Marcel Spanelly (Christophe Salicetti), Marcel Trompier (maréchal Jean-Baptiste Bessières), Madeleine Vernet (Madeleine), Howard Vernon (Robert Banks Jenkinson, Lord Liverpool), Jacques Varennes (François Antoine Boissy d’Anglas), Marcel Vallée (gén. Jean-François Carteaux), Marcel Vergne (Roger Ducos), Georges Vitray (Louis-Jérôme Gohier), René Worms (le marquis François Barbé-Marbois), Pierre Would (maréchal Catherine-Dominique de Pérignon).
À l’annonce de la mort de Napoléon en mai 1821, Talleyrand (alias Sacha Guitry), trônant dans un fauteuil de son salon parisien, pousse un « ouf ! » de soulagement et raconte à ses invités interloqués, tous piliers de l’Ancien Régime restauré, sa propre version de la vie du grand disparu – de la naissance à Ajaccio à l’exil de Sainte-Hélène. Cela donne l’unique long métrage sonore de cinéma embrassant la totalité de l’épopée napoléonienne. Le succès public aussi considérable qu’inespéré de Si Versailles m’était conté (1953) a incité Guitry, 69 ans, interdit de théâtre pour raisons de santé, et son producteur Clément Duhour à récidiver, à poursuivre leur collaboration en braquant leurs projecteurs cette fois non plus sur un trésor patrimonial de « la France éternelle », mais sur le personnage le plus médiatique, quoique aussi le plus controversé de l’histoire nationale. Deux conflits planétaires et les déchirements idéologiques de la guerre froide ont calmé les ardeurs bellicistes, la gloire (trop souvent autoproclamée) des étendards est un peu fanée, à moins que, justement, après cet autre Waterloo qu’a été Diên Biên Phu en mai 1954, une fraction de la population ne cherche à se consoler dans le passé. Toujours est-il que, par inconscience, bravade, extravagance ou simple courage de ses opinions, Guitry le mal-aimé livre ainsi le seul film français des années cinquante où l’Empereur apparaît physiquement à l’écran.
Producteur romain de Rossellini, Vittorio De Sica, John Huston et Joseph L. Mankiewicz (The Barefoot Contessa), Angelo Rizzoli s’est associé à l’aventure, compte tenu de l’ampleur d’un spectacle dont la matière implique toute l’Europe. Cet apport externe se répercute dans le générique. Car le Napoléon de Guitry, c’est d’abord la réussite, peu courante dans une superproduction de cette envergure, d’un casting particulièrement heureux. En Bonaparte, Daniel Gélin – acteur révélé après-guerre par Jacques Becker – fait un « chat botté » séduisant et autoritaire comme le veut la légende, mais sans surprise. Après 72 minutes de récit, le général révolutionnaire à la longue chevelure se rend chez son barbier pour ressortir des mains de ce dernier sous les traits du comédien niçois Raymond Pellegrin ; un procédé ludique permettant la substitution du monarque au Premier Consul (deux entités en apparence si différentes) que Guitry a déjà appliquée dans Remontons les Champs-Élysées en 1938 et dans Le Destin fabuleux de Désirée Clary en 1942. Visuellement, le Napoléon empereur de Pellegrin est une réussite, au point où l’on en vient à oublier le comédien derrière le rôle (ce qui n’est le cas ni pour Charles Boyer ni pour Marlon Brando ou Rod Steiger). Le ton sec, le timbre de voix marquant, les attitudes taciturnes, un jeu sobre et nerveux, tout en subtiles insinuations, lui permettent de suggérer – à défaut d’exprimer – l’intelligence tactique du grand Corse, mais aussi et surtout sa secrète vulnérabilité (le film de Guitry est du reste le seul à montrer la tentative de suicide de l’Empereur à Fontainebleau, avant son abdication). Pellegrin impose peut-être le Napoléon cinématographique le plus convaincant, parce que le plus naturel, loin du grand-guignol et des clichés hagiographiques. À l’opposé aussi du hiératisme iconique du Napoléon gancien, car Guitry n’a que faire d’une icône, il ressuscite un homme à multiples facettes, admiré, mais avec lequel il a aussi des comptes à régler. La ressemblance physique de l’acteur avec son modèle est telle qu’il reprendra plusieurs fois ce rôle, tant au grand écran –dans Vénus impériale de Jean Delannoy (1962) – qu’au petit, avec Madame Sans-Gêne (1963, 1981), et surtout avec Le Drame de Sainte-Hélène de Guy Lessertisseur (série « La Caméra explore le temps », 1961) où il est bouleversant de justesse en souverain déchu (cf. p. 642). Il lui manque toutefois l’énergie épuisante du commandeur, la vivacité nerveuse et le tempérament colérique de l’autocrate que lui donnera Pierre Mondy, nettement moins ressemblant, dans l’Austerlitz d’Abel Gance (1960) (cf. p. 334).
Par ailleurs, la distribution rassemble la fleur du cinéma et du théâtre français, tout le monde s’est bousculé au portillon : Michèle Morgan (en perruque brune) fait une Joséphine fort crédible, féline et émouvante vers la fin, d’une distinction toute naturelle. Pierre Brasseur est parfait en Barras, Jean Marais fait Montholon, Yves Montand campe Lefebvre et Jean Gabin, Lannes, Micheline Presle joue Hortense, Danielle Darrieux l’écervelée Éléonore Deruelle, etc. La Roumaine Lana Marconi, cinquième et dernière épouse du cinéaste, interprète Maria Walewska. Le palmarès est rehaussé par de prestigieux acteurs étrangers – qui parlent dans leur propre langue, sans sous-titres ! comme Erich von Stroheim, extraordinaire Beethoven, Orson Welles en Hudson Lowe abject, Gianna Maria Canale en Pauline, O. W. Fischer en Metternich, Maria Schell en Marie-Louise (remarquable dans sa grande scène de colère à Schönbrunn suivie de sa stupéfaction en apprenant, à la fois outrée, désemparée et néanmoins flattée, la demande en mariage du « monstre »).
Doté d’un très gros budget (580 millions d’anciens francs, 33 vedettes, 600 costumes) et du Technicolor, Guitry tourne – du 14 juin au 30 octobre 1954 – surtout en décors naturels : Nice (Palais de la Méditerranée), les ruelles du Vieux Nice et environs pour l’île d’Elbe, Fréjus, l’entrevue d’Erfurt et Sainte-Hélène ; Antibes où le Fort Carré remplace Toulon ; Neuilly (hôtel particulier) ; le Théâtre Montansier, le Grand Canal et, pour le sacre immortalisé par David, la chapelle du château à Versailles ; les Champs-Élysées pour le final, l’Hôtel de la Marine et le parc de Bagatelle à Paris, le château de Fontainebleau, La Malmaison, le camp de Mourmelon près de Reims (Champagne-Ardenne), Herblay (Val d’Oise), Ivry-la-Bataille (Haute-Normandie) ; la passerelle de Lorey à Breuilpont, sur les bords de l’Eure (Haute-Normandie), devient le pont d’Arcole, tandis que les carrières de sable d’Ermenonville (Oise) abritent la campagne d’Égypte ; les pyramides sont incrustées par trucage. Le 18-Brumaire se déroule dans l’orangerie du parc de Sceaux (Hauts-de-Seine), où l’on édifie également, sur une plateforme surélevée, un décor tournant à 360° pour l’incendie de Moscou que Napoléon découvre en se précipitant d’une fenêtre à l’autre du Kremlin, pris comme un rat. Les intérieurs sont enregistrés aux studios Francœur à Paris, et à ceux de Saint-Maurice (retakes de l’apothéose finale). L’État met à disposition le véritable tapis du sacre (pour recréer le tableau de David), l’authentique lit de Joseph Bonaparte, le berceau du roi de Rome, le drapeau-relique qui accompagna l’Empereur de Golfe-Juan à Paris en 1815.
Les médias de l’époque, Paris Match en tête, font grand cas des séquences spectaculaires mises sur pied par Guitry, car comment aborder l’Empereur dans un film grand public sans tout au moins évoquer ses guerres ? C’est la première fois que le cinéma de l’Hexagone se penche sur les exploits de la Grande Armée (dans ce registre, l’escarmouche à la fin du film de Gance ne fait guère le poids). Guitry étant trop affaibli pour en gérer la logistique, c’est au réalisateur américano-ukrainien Eugène Lourié, conseiller technique et responsable de la seconde équipe, qu’incombe la tâche de diriger les opérations. Lourié, ami et décorateur attitré de Jean Renoir (sept films, de La Grande Illusion à Le Fleuve), de Max Ophuls, Robert Siodmak et Charles Chaplin (Limelight), a également signé lui-même à Hollywood, où il est expert en effets spéciaux, quelques nanars de science-fiction bien connus des aficionados (Le Monstre des temps perdus, 1953). L’état de son cœur ne lui permettant pas de monter à une altitude supérieure à quatre cents mètres, Guitry reste à l’auberge du Moulin à Magagnose et donne ses ordres par radio. Les effectifs sont limités, Lourié n’ayant à disposition que 3000 hommes de troupe (dont 600 tirailleurs sénégalais et annamites de Fréjus dissimulés dans les derniers rangs), 27 officiers et 300 cavaliers de la Garde républicaine ; les uniformes rouges pour les régiments de Wellington sont importés de Grande-Bretagne et portés par un bataillon de parachutistes récemment rentré d’Indochine. Toutes les batailles, de Marengo à Austerlitz, Wagram et Waterloo, les charges d’Eylau et d’Iéna ainsi que la reddition d’Ulm sont filmées en septembre à 1200 mètres sur le plateau dénudé de Caussols, près de Grasse (Alpes-Maritimes) pour 60 millions de francs ; on dénombre 22 blessés légers. Les scènes se ressentent toutefois de moyens insuffisants et restent le talon d’Achille de cette revue historique : redondantes, souvent cadrées trop large pour faire illusion, montées paresseusement, dans des paysages inadéquats (la « morne plaine » de Waterloo entourée de montagnes !), sous un ciel bleu et accompagnées d’une musique militaire plan-plan (Jean Françaix), elles freinent la narration au lieu de bouleverser la trop sage imagerie par leur dynamique ; les soldats courent dans tous les sens, manœuvrent n’importe comment. La production dispose pourtant d’à peine moins de figurants que King Vidor pour Guerre et Paix, filmé un an plus tard, mais quelle différence ! (cf. p. 554). C’est que Guitry, tellement à l’aise dans les salons (« le Cecil B. DeMille des boulevards » ironisent ses ennemis), n’a pas le sens épique et ses scènes d’action, qui visiblement ne l’intéressent point, sont maladroites : on parle beaucoup de grandeur et de gloire, mais on en chercherait en vain le souffle à l’écran.
Ce point est du reste une constante : l’auteur énumère en off les qualités de son héros, mais il se garde de les traduire par des actes ou des paroles placés dans le récit même. Seul compte le discours du meneur de bal, volontairement subjectif, pétillant et cocasse, alimentant une suite d’images qui se font miroir. Le narrateur dénie d’emblée à ses interlocuteurs – comme aux spectateurs – le droit d’avoir une opinion. Ils peuvent au mieux avoir de l’esprit, de la cruauté, voire blasphémer, pérore Talleyrand en ouverture du film, « car les gens sont ainsi : ils se mettent à la place des grands hommes qu’ils jugent ! Or les individus sont des faits – à plus forte raison quand il s’agit d’un homme comme [Napoléon]. Un fait ne se discute pas. Il se constate, il s’examine, il se raconte ... » Au-delà des petites histoires dont il orne l’Histoire, au-delà des partis pris politiques, Guitry veut d’abord illustrer l’identification parfaite entre le destin d’un homme et celui de son pays. En finissant son film par le retour des cendres de l’Empereur le 15 décembre 1840 sur les Champs-élysées, il oblitère le catafalque pour représenter la vision qu’auraient eue les milliers de Français qui assistèrent à l’événement : « L’Arc de Triomphe – lumineux dans la nuit. De son ombre sort l’Empereur, seul, unique – et qui, au pas de son cheval blanc, s’en va vers l’Immortalité » (descriptif du scénario). (Rappelons avec un clin d’œil que le narrateur, Talleyrand, était décédé deux ans auparavant !) Une scène du Panthéon des Grands Hommes où Napoléon est accueilli par Jules César aurait été tournée, puis coupée. Ce qui fait dire à Pierre d’Hugues : « Un héros sacralisé par la mort, voilà ce que Sacha Guitry veut retenir de cette histoire, beaucoup plus que l’aventure personnelle d’un homme qui l’intéresse, qui l’étonne ou l’amuse souvent, mais qui lui importe bien moins que le mythe qu’il a incarné ou que peut-être il est devenu après sa mort » (Napoléon et le cinéma, Ajaccio, 1998, p. 144). Adepte passionné de l’« anecdotisme », Guitry n’est pas un historien, c’est « un artiste français qui aime la France par l’histoire de son pays » (Alain Paucard). Dès lors, pour parler avec l’auteur, « les omissions et les erreurs ... et les anachronismes, on s’en fiche bien quand c’est le cœur qui les commet ». Les bévues de détail sont souvent volontaires, à moins que Guitry, emporté par son sujet, ne devienne victime de son élégante désinvolture ou de son refus de pédantisme. Il lui arrive même de bousculer la chronologie, plaçant par exemple « l’éclatante victoire » (sic) de la Moskova avant le départ pour la Russie ! À Waterloo, la Garde meurt jusqu’au dernier homme, ce qui est archifaux. C’est à prendre ou à laisser : la relation se veut sciemment partiale, nationaliste, n’abordant ni Trafalgar (« que l’Angleterre s’en souvienne, mais pas nous ! ») ni l’Espagne et ne faisant qu’effleurer la campagne de Russie (« inracontable »). On n’y trouve pas l’ombre d’une réflexion politique ou psychologique, et l’on cherchera en vain un aperçu critique des campagnes napoléoniennes, de leurs enchaînements, de leur pourquoi, de leur comment. La Troisième Coalition est résumée comme suit : « Nous sommes en 1804 et voilà bien longtemps que l’Empereur n’a pas fait la guerre. Or, il renonça vite à sa première idée d’attaquer l’Angleterre et c’est vers l’Autriche qu’il tourna ses canons ... » Suit la reddition d’Ulm : « Cette nouvelle victoire encouragea l’Empereur à poursuivre la guerre », ce qui nous mène à Austerlitz. À la naissance du Roi de Rome, Talleyrand commente : « Il n’attendait que cela pour repartir en guerre », etc.
Que le cinéaste ait été obsédé par le personnage de Talleyrand, on le sait au plus tard depuis sa pièce et son film Le Diable boiteux en 1948, où il s’évertue à justifier sa propre attitude pendant l’Occupation à travers les paroles bien senties d’un prince-diplomate réinventé et à usage strictement personnel (donc aussi foncièrement patriote), fût-ce en accablant, quand nécessaire ou utile à son discours, ce despote de Napoléon (cf. p. 181). Talleyrand-Guitry porte ici le même costume, la même perruque, mais ses réserves d’antan face à son employeur semblent miraculeusement muées, six ans plus tard, en une adoration quasi dévotionnelle pour celui qu’il nomme à présent « un des plus grands hommes que la terre ait portés » ou encore « un être fabuleux – qui avait pourtant l’aspect d’un homme » ... Ce fut pourtant bien Talleyrand – l’authentique, non celui de Guitry – qui fut un des trois consuls à voter l’enlèvement du duc d’Enghien (dans le film, il juge l’affaire « pire qu’un crime, une faute »), qui encouragea une intervention musclée et le renversement des Bourbons en Espagne (funeste idée), c’est lui qui trahit ignominieusement Napoléon en conseillant au tsar de rompre en secret son alliance avec la France dès 1807 (préparant ainsi la campagne de Russie) et c’est encore lui qui suggéra aux coalisés à Vienne en 1814, bien avant les Cent-Jours, de déporter Napoléon non à Elbe, mais, de gré ou de force quelque part dans l’Atlantique septentrional, par exemple à Sainte-Hélène, tout en le privant de son titre d’empereur. L’identification persistante de Guitry avec ce prince de la duplicité cupide et vénal, ce champion indépassable de la girouette politique, ce machiavel cynique tout sauf qualifié pour livrer un portrait objectif de sa victime laisserait songeur si, justement, l’objectivité était le but recherché. Dans son Encinéclopédie, le réalisateur cinéphile Paul Vecchiali estime que Guitry, « fatigué de courir derrière Napoléon sans pouvoir jamais le rattraper », et pour se venger, se serait « incarné dans Talleyrand. Ainsi articule-t-il la légende de l’Empereur autour du seul homme qui soit parvenu à le dominer tout en le servant (...). Et le spectacle n’est là que pour cacher pudiquement l’excès d’émotion qui saisit Guitry à l’évocation de la seule personne qui, manifestement, lui paraît supérieure » (Montreuil, 2010, tome I, p. 748).
L’artiste en Guitry est peu démocrate, il n’a pas de tendresse pour la Révolution, à l’instar de son Bonaparte qu’il montre écœuré lors de la prise des Tuileries, quand la plèbe ricanante coiffe Louis XVI du bonnet phrygien. « Che coglione ! » (quel couillon) murmure-t-il, lui qui, avec ses canons, n’aurait fait qu’une bouchée de « la canaille ». Or, tout en manifestant une coupable préférence pour l’Empereur plutôt que pour le général républicain, le cinéaste réduit implicitement son idole à un aventurier égoïste, parfois brutal et dénué de scrupules. Dans Le Diable boiteux, Talleyrand assène à Napoléon qu’il n’a rien à craindre de personne sinon de lui-même. Ici, ce propos si pertinent détermine toute la démarche du film. Sans doute Guitry, royaliste et bonapartiste, n’a-t-il jamais rien compris à la politique, comme l’a relevé Dominique Desanti (Sacha Guitry, Grasset, 1982, p. 194). Mais en homme de théâtre, il perçoit d’abord le théâtre de Napoléon. « Un grand homme, mais aussi un grand comédien », disait Wellington à son propos. Au meneur d’hommes charismatique chanté par Gance, Guitry oppose le politicien-comédien, le metteur en scène d’un empire européen : qui donc, mieux que le Petit Caporal, possède le sens de la formule exaltante, de la parade galvanisante, du décorum grisant ? Napoléon, c’est en quelque sorte un confrère, admiré en toute lucidité. N’est-ce pas « avec des hochets qu’on mène les hommes » ? Noël Simsolo a remarqué avec pertinence que le film est « fait contre l’idée de destinée ou de hasard. Bonaparte triche au jeu parce qu’il ne croit pas au hasard. Il veut connaître toutes les pièces de la machine et toutes les stratégies. Il oublie qu’il n’est pas le seul metteur en scène au monde, et il se perd en ne devenant plus qu’un acteur encombrant. » En fin de compte, et paradoxalement, la fresque narre « l’histoire d’une solitude » (Sacha Guitry, éd. Cahiers du Cinéma, 1988, p. 156).
Ayant, de toute évidence, mieux cerné Napoléon que Gance, Guitry s’attarde longuement sur les événements du 18-Brumaire, puis filme sans complaisance la mise en effigie d’un homme d’État complexe et génial dont, peu à peu, la guerre devient la seule réponse. Agonisant, le maréchal Lannes désigne du doigt le champ de bataille d’Essling, présenté ici comme une « victoire » mais jonché de cadavres, et, dans un ultime sursaut, hurle dans l’oreille de l’Empereur à son chevet : « Assez ! » La scène est aussi brève qu’elle est forte. « Mais, poursuit Talleyrand-Guitry, en dépit de ce conseil, il prépare Wagram ... » Au bivouac, au soir de cette énième victoire, harassé de fatigue après soixante heures à cheval, Napoléon s’est allongé sur l’herbe et s’endort sous la protection de ses chers grognards qui ont dressé autour de lui une pyramide de tambours. Les maréchaux, à tour de rôle (dont Yves Montand), entonnent une berceuse sur la chair à canon, amère, désespérée, un peu surréaliste – « Faudra bien qu’la guerre finisse un beau matin » – et qui s’achève sur une pirouette au sarcasme glacé : « Quand y aura plus de guerre / Lorsque les Autrichiens / Les Russes et les Prussiens / S’ront couchés sous la terre / Avec les Parisiens / Il faudra pourtant bien / Que les civils enfin / Se mettent en militaires / Et se déclarent la guerre / Pour se distraire un brin ! » Mais, tout en développant les aléas et les contradictions mortifères de l’Empire à travers le voile d’une discrète ironie, Guitry en suggère simultanément la nature providentielle à un moment où la IV e République s’avère en piteux état, instable, divisée par le poujadisme, affaiblie par les guerres de libération en Indochine et en Algérie.
Cela dit, l’écrin qu’il a réservé à cette figure ambiguë mais votive de l’univers historique est souvent somptueux : c’est une galerie de tableautins au chromatisme chatoyant qui se laisse voir avec plaisir, ornementée de numéros d’acteurs. Certes, il lui manque la fameuse légèreté, mais le sujet ne s’y prête guère. On y trouve quelques répétitions malicieuses dans la succession de défilés et alcôves (en 1809, l’Empereur consulte par deux fois son Code civil, sous « divorce », puis sous « mariage »). Les élans cocardiers sont généralement tempérés ou du moins compensés par l’élégance et les inimitables mots d’esprit du Maître : « Vous haïssez l’Angleterre ! », remarque Talleyrand. « Ce n’est pas exact, répond Napoléon, je serais navré si j’apprenais à mon lever, un beau matin, que l’Angleterre n’existait plus. » – Talleyrand : « Ah, vous avez tout de même dit ‘un beau matin’ .» Trop long, le film doit être amputé de 45 minutes (le scénario initial prévoyait une durée de 4h10). Il sort en première mondiale le 10 mars 1955 à l’Opéra de Paris (avec cuirassiers, tambours de la Garde, étendards de la Grande Armée et figurants costumés), en présence du président de la République René Coty, qui se proclame pour l’occasion « fervent bonapartiste ». Le film récolte les plus fortes recettes de 1954/55 en France et en Italie, se hissant dans l’Hexagone en première position du hit-parade avec 5,4 millions d’entrées (Guitry : « Pourvou qu’ça doure ! ») ; un triomphe public comme ne l’a jamais connu le cinéaste, le dernier, à deux ans de sa mort. Les spectateurs sont séduits par le faste suranné de l’épopée et les « colifichets », par les stars et les aigles. En revanche, l’accueil de la presse est fortement contrasté, entre la pincée de supporters inconditionnels et la légion des allergiques au genre (« une revue clinquante »), au style, au ton, à la personne de Guitry comme à son insolente fantaisie. Depuis Si Versailles m’était conté, une coterie pontifiante d’historiens le poursuit de sa haine tenace. Même les Cahiers du Cinéma rejettent le film (« Sans commentaire »), malgré François Truffaut dans l’équipe rédactionelle, alors un des rares thuriféraires du cinéaste. Le film est distribué avec succès dans toute l’Europe de l’Ouest, mais semble inédit en Grande-Bretagne et aux états-Unis (où l’on préfère Désirée avec Marlon Brando, tourné simultanément). « Trop long et trop alambiqué pour une exploitation chez nous », remarque Variety, « ce n’est pas une paire de ciseaux qu’il faudrait, mais une hache » (13.4.55). La BBC diffuse toutefois l’œuvre le 15 août 1969 à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Napoléon, accompagnée de propos très élogieux. Une œuvre plus complexe, plus subtile qu’il n’y paraît, à redécouvrir la tête froide et les yeux ouverts.
1957Δ The Story of Mankind (US) d’Irwin Allen;
Cambridge Productions-Warner Bros., 100 min. – av. DENNIS HOPPER (Napoléon), Marie Windsor (Joséphine de Beauharnais), Vincent Price (le diable), Ronald Colman (l’Esprit de l’Homme).
Extrait du parcours de l’Histoire du monde en style Reader’s Digest, filmé en Technicolor dans les studios Warner à Burbank et commenté par le diable lui-même (4 min.) ; le futur réalisateur et la vedette du film-culte Easy Rider (1969) campe Napoléon. – Sous la Terreur en France. Des navires anglais détruisent la flotte française (images extraites de Captain Horatio Hornblower de Raoul Walsh), Napoléon se distingue à Toulon. « Mais l’ego étant ce qu’il est, le jeune général exigea plus que les acclamations des foules. Ce que Napoléon Bonaparte voulait, c’était le monde » – le diable dévoile un buste de l’Empereur – « et en 1796, il faillit bien l’avoir. » Joséphine félicite Napoléon (Hopper en costume de Petit Caporal) d’avoir obtenu le commandement de l’armée d’Italie. « Tout grand homme a besoin d’aide », lui dit-il. Elle admet que « la modestie n’est pas votre fort ». Napoléon : « Je vaincrai en Italie pour la gloire de la France. » Il reste songeur et écoute religieusement la Marseillaise, car elle deviendra peut-être l’hymne des États-Unis d’Europe, dont il sera l’Empereur ... Joséphine : « Non, non, nous avons fait la Révolution pour la liberté et l’égalité ... » Elle a peur pour lui. Napoléon la rassure : « Je sais exactement où je vais ... » Une pancarte indique : Waterloo. Le diable : « Napoléon qui voulut monter aux étoiles, se consuma comme un météore et l’humanité l’envoya en exil. » Statique, ignare et bébête de bout en bout. – IT : L’inferno ci accusa, ES : La Historia de la Humanidad.
1967-1971[projet inabouti: Napoleon (US) de Stanley Kubrick ; Metro-Goldwyn-Mayer et/ou United Artists. – À priori un des projets qui a fait le plus fantasmer les cinéphiles du monde entier, et le sujet favori de l’Américain Stanley Kubrick, mis en chantier lors de la post-production de 2001 – A Space Odyssey en 1967. Une réflexion sur le pouvoir, le sexe et la violence à partir de celui qui fut le plus grand stratège-organisateur de l’Europe et avec lequel l’enfant terrible du septième art s’est forcément découvert des affinités. Ce sera « le meilleur film de tous les temps », proclame-t-il en toute modestie. Kubrick passe quatre ans à réunir sa documentation, et selon l’opérateur John Alcott, ses recherches l’auraient virtuellement conduit à savoir où se trouvait Napoléon chaque jour de sa vie ainsi que toutes les personnes de son entourage. Felix Markham, érudit d’Oxford, constitue à sa demande un gigantesque fichier de référence, assisté d’une vingtaine de ses doctorants. Andrew Birkin (frère de Jane) rapporte 15 000 photos de costumes, d’accessoires, de repérages pour les extérieurs dans toute l’Europe. David Hemmings, Ian Holm, Oskar Werner, Alec Guinness, Peter O’Toole, Peter Ustinov, Jean-Paul Belmondo et Robert Shaw, enfin Jack Nicholson (qui accepte) sont tour à tour pressentis pour jouer l’Empereur ; Audrey Hepburn (qui décline gentiment), Vanessa Redgrave ou Julie Andrews pour incarner Joséphine. Budgété à six millions de dollars, somme alors astronomique, le film bénéficierait de l’appui de l’armée de réserve roumaine avec 40 000 fantassins et 10 000 cavaliers, pas moins, car, explique Kubrick, « les batailles de Napoléon étaient des fresques grandioses, les mouvements de ses troupes ressemblaient à un ballet » (le tournage, trois mois en extérieurs, quatre en studio, est programmé pour l’hiver 1969).
Trouvant le film muet d’Abel Gance « franchement mauvais » (selon lui, l’intrigue et le jeu manquent de finesse), Kubrick veut créer un poème épique qui célèbre et déconstruise à la fois le mythe napoléonien, qui souligne le charisme du personnage, son volontarisme, son génie inégalé, sa modernité, mais aussi son égo démesuré, sa fragilité humaine, ses abus de pouvoir, ses erreurs de jugement, son despotisme. La maniaquerie kubrickienne en matière de détails masque cependant une vue d’ensemble parfois biaisée, voire simpliste. À lire le scénario de 1969 (édité en 2009 par Alison Castle chez Taschen sous forme d’un somptueux livre-objet), on entrevoit avec appréhension les limites éventuelles d’une approche déterminée par la psychanalyse pour expliquer l’ascension et la chute du titan, à l’instar de l’Alexandre le Grand servi par Oliver Stone en 2004. Aux yeux de Kubrick, l’amour de Napoléon pour Joséphine (« une des plus grandes passions obsessionnelles de tous les temps, son point fort et son point faible », dit-il) serait à l’image de sa relation avec la France, pleine d’infidélités. « La conquête orgasmique des nations, relate Simon Braund, sera entrecoupée de scènes de fornication torrides, filmées dans des chambres à miroir pour atteindre ‘l’érotisme maximum’ » (The Greatest Movies You’ll Never See, London, 2013). En 1970, le cinéaste doit renoncer à son rêve mégalomane devant l’ampleur des coûts et la crise structurelle que traverse alors Hollywood. La Metro-Goldwyn-Mayer comme la United Artists sont découragés par le naufrage commercial de deux sujets napoléoniens récents, The Adventures of Gerard de Jerzy Skolimowski et Eagle in a Cage de Fielder Cook (contrairement à ce qu'on a affirmé, le Waterloo de Sergueï Bondartchouk, catastrophique échec public, n'est pas encore sorti en salle au moment où les magnats de Hollywood retirent leur soutien). Frileux et sachant Kubrick aussi intransigeant qu’incontrôlable, les financiers font machine arrière, sous le prétexte que le filon de la reconstitution historique serait passé de mode. Kubrick se lance alors dans A Clockwork Orange, puis réutilise avec bonheur une partie de sa documentation monumentale pour le XVIIIe siècle de Barry Lyndon. Mais le projet napoléonien continue à le hanter et refait brièvement surface entre 1974 et 1976, prévu comme série télévisée de vingt heures avec Al Pacino dans le rôle-titre ; Anthony Burgess participe au scénario. En mars 2013, quatre ans après le brusque décès du cinéaste, les productions Steven Spielberg annoncent la préparation d’une mini-série de la HBO basée sur le scénario de Kubrick ; l’Australien Baz Luhrman (Moulin Rouge) serait partant à la réalisation, avec Ioan Gruffudd (le capitaine Hornblower de la télévision britannique) en Petit Caporal. À suivre.]
1969[(tv) Bonaparte tel qu’en lui-même (FR) de Gérard Pignol, Yvan Jouannel, Jean-Paul Roux, Maurice Château, Paul Seban, Daniel Georgeot, Jean Archimbaud, Michel Huillard, Jacques Trebouta, Enrique Martinez, Raymond Meunier, Roger Dauvilliers ; Roger Stéphane/ORTF (1re Ch. 18.4.69), 39 x 20 min. – Feuilleton hebdomadaire de Roger Stéphane réalisé à partir d’un diaporama de dessins, gravures et tableaux pour le bicentenaire de la naissance de Napoléon. Présentation d’André Malraux.]
1969[(tv) Le Procès de Napoléon, 1re et 2e parties (FR) de Jacques Anjubault et Patrick Poidevin ; Roger Stéphane, Roland Darbois/ORTF (1er Ch. 20.6.+26.9.69), 175 min. et 112 min. – Au lendemain de mai 68, deux procès télévisuels s’attaquent au mythe national en tentant – pour la toute première fois dans le paysage audiovisuel français – de juger sans égards l’œuvre politique, la personnalité et la carrière de Napoléon. À la barre défilent des spécialistes venus témoigner à charge ou à décharge, interrompus par de petits sujets documentaires ou les remarques de téléspectateurs. Défenseurs, accusateurs et témoins du dossier improvisent en direct et sont « interprétés » par les avocats généraux Jean-Denis Bredin et Robert Badinter (accusation), François Sarda et Alain Tinayre (défense), ainsi qu’une pléiade d’historiens. Une confrontation des idées salutaire, « remarquable d’intelligence et d’érudition » (Isabelle Veyrat-Masson), et qui ne tombe ni dans la caricature ni dans le ridicule.]
1970(tv) Napoleon I. (ES) de Jaime Azpilicueta
« Teatro de siempre », Radio-Televisión Española (TVE2 20.4.70), 82 min. – av. JOSÉ MARIA PRADA (Napoléon), Berta Riaza (Joséphine de Beauharnais), Alicia Hermida (Marie-Louise d’Autriche), Enrique Cerro (Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord), Charo Soriano (Maria Walewska), Ricardo Merino (maréchal Michel Ney), Antonio Cerro (un secrétaire), Javier de Campos (le maître de danse).
La pièce Napoleon der Erste, oder die Komödie der Macht (Napoléon I er ou la Comédie du pouvoir) est un drame en 3 actes du Viennois Ferdinand Bruckner, célèbre auteur antifasciste vivant en exil aux États-Unis (1936). L’action se déroule entre 1809 et 1814, alors que Napoléon règne en maître sur l’Europe centrale et occidentale. Se sachant « un aventurier qui s’est fait empereur », il éprouve le besoin de légitimer son pouvoir, de le pérenniser par un héritier, d’où son intention de demander la main de l’archiduchesse Marie-Louise que son père François I er, vaincu, ne peut lui refuser. À Fontainebleau, il tente de pousser Joséphine au divorce avec une brutalité toute militaire, se fait tendre, la console par des grimaces, mais ne concède rien sur le fond : il veut qu’elle prenne sur elle la responsabilité de la rupture. Exaspérée, maternelle, Joséphine joue de tous les registres, puis recourt à une ultime tentative : elle aiguillonne la jalousie de Maria Walewska, enceinte, pour s’en faire une alliée contre Marie-Louise. Elle lui propose de faire passer le bébé à venir pour son propre enfant, qui deviendrait ainsi plus tard empereur. La comtesse refuse : avec l’éloignement de Napoléon, c’est le seul bien qui lui reste de cet amour. L’Empereur fait murer la partie qui relie son appartement avec celui de Joséphine. Mais en supprimant ce passage, il se sépare du « talisman » que Joséphine (sa complice des premiers temps) représente pour lui et libère des forces dont il n’est pas le maître et qui vont l’entraîner à la catastrophe. Il en a d’ailleurs le pressentiment, verse des larmes, présume que ce divorce va être sa plus grande défaite, reconnaît qu’il poursuit une chimère – mais n’en tire pas de leçons. Ce « murage de la porte du destin », il l’entreprend aussi avec ses conseillers politiques et militaires, et se lance dans le désastre russe. En se « déshéroïsant », il n’arrive plus à maîtriser la volonté de puissance qui l’habite. Idolâtre de sa propre puissance, ce n’est pas aveuglé, mais obnubilé par l’idée fixe d’une dynastie qu’il sacrifie celles qui l’aiment, Joséphine et Maria (renvoyée en Pologne). Joséphine, le bon génie de la campagne d’Italie, cède sa place à Marie-Louise, le génie malin de l’expédition russe. La répudiation de 1809 entraîne l’abdication de 1814, les deux moments clés de la trame.
Le texte se veut une réflexion sur la perversion funeste du sentiment par le désir de puissance, sur le despotisme et la nécessité d’y résister : chez Napoléon, dit Bruckner (traumatisé par l’ascension d’Hitler), le pouvoir n’est plus au service de la libération des peuples, il est devenu une fin en soi, une idole vecteur de mort. La pièce sort sans autorisation au printemps 1937 à Brünn (en tchèque), et officiellement en décembre à Zurich, au Schauspielhaus, dans une mise en scène de Leopold Lindtberg (Leonard Steckel campe Napoléon). Elle est jouée en 1950 en RFA, mais reste inédite en France. Il est piquant de constater que la seule télévision européenne qui s’en soit saisie est celle de Franco (tournage aux studios madrilènes de Prado del Rey). Le rôle-titre est tenu par José María Prada, un des comédiens fétiches de Carlos Saura (La Chasse, Anna et les loups).
1970(vd) Napoleon – 1. The Making of a Dictator – 2. The End of a Dictator (US) de Victor Vicas
Série « The Shaping of the Western World », Victor Vicas/International Film Associates, pour Learning Corporation of America (New York), 2 x 28 min. – Le réalisateur d’origine russe Victor Vicas, ancien assistant d’Abel Gance, de Maurice Cloche et de Léonide Moguy à Paris, est à l’origine de cette illustration du coup d’État du 18-Brumaire et des Cents-Jours, d’après un scénario d’Ofra Bikel, Jerry Kuehl et Beatrice Rubenstein. Un docu-fiction didactique en 16 mm avec reconstitutions maladroites, comédiens anonymes et extraits de quelques longs métrages. Diffusé sur le petit écran en Grande-Bretagne sous le label « The History Makers » (ITV 7.-14.4.1982).
1971[Napoleon Bonaparte – 1. The Man and his Surroundings – 2. His Effect on his Time (GB) de Stella Mary Newton ; Visual Publications London. – Documentaire.]
1974[Napoleon and the Empire (1795-1815) (GB) de Margaret Deane et David Thomson; Encyclopaedia Britannica Educational Corp. (II. Series « Continental Europe in Revolution »), 11 min. – Documentaire.]
1974*(tv) Napoleon and Love [=Napoléon et l’amour] (GB) de Reginald Collin (1, 9), Jona-than Alwyn (2, 6, 8), Derek Bennett (3, 5, 7) et Don Leaver (4)
Parties : 1. Rose – 2. Josephine – 3. Pauline – 4. Georgina – 5. Eleonore – 6. Marie Walewska – 7. Maria-Luisa – 8. Louise – 9. The End of Love
Reginald Collin/Thames Colour Television Production (ITV 1: 5.3.74 / 2: 12.3.74 / 3: 19.3.74 / 4: 26.3.74 / 5: 5. 2.4.74 / 6: 9.4.74 / 7: 16.4.74 / 8: 23.4.74 / 9: 30.4.74), 9 x 52 min. – av. IAN HOLM (Napoléon), – et dans l’ordre des épisodes : Billie Whitelaw (Rose dite Josephine de Beauharnais), T. P. McKenna (Paul Barras), Wendy Allnutt (Thérésa Tallien), Peter Bowles (Joachim Murat), Tim Curry (Eugène de Beauharnais), Tony Anholt (ltn. Hippolyte Charles), Sorcha Cusack (Hortense de Beauharnais), Janina Faye (Caroline Bonaparte), Peter Jeffrey (Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord), Karen Dotrice (Désirée Clary), Lorna Heilbron (Julie Clary), Edward De Souza (Joseph Bonaparte), Christopher Neame (Jean-Andoche Junot), Maxine Audley (Panoria Permon), Ian Trigger (Raguideau), Jonathan Elsom (Antoine-Vincent Arnault), Janet Key (Louise Compoint), Jay Neill (Antoine-Marie-Romain Hamelin), David Calder (Auguste Viesse de Marmont), Robert East (Jean-Baptiste Muiron), Brian Ralph (l’assistant de Barras), Jason James (le tailleur), Ronald Goodale (le chapelier), Cheryl Kennedy (Pauline Fourès), David Troughton (ltn. Jean-Noël Fourès), Angela Easton (Agathe), Nadim Sawalha (l’interprète arabe), Jeffrey Celebi (Roustam Raza, le mamelouk), Fidelma Murphy (Catherine-Joséphine Rafuin, dite Mlle Duchesnois), Joyce Heron (Françoise Saucerotte, dite Mlle Raucourt, tragédienne), Nicolas Pagett (Marguerite Weimer, dite Mlle George ou Georgina), Julia McCarthy (Clémentine), Norman Henry (le pape Pie VII), Malcolm Rogers (le cardinal Joseph Fesch), Stephanie Beacham (Adèle Duchâtel), Diana Quic (Éléonore Denuelle de La Plaigne), Lucinda Curtis (la générale Laure Junot), Anita Carey (Françoise), Betty Cardno (servante de Mme Duchâtel), Catherine Schell (Marie Walewska), Nicholas Oakhill (Alexandre Walewski, fils de Napoléon), Vladek Sheybal (prince Jozef Antoni Poniatowski), Stephen Yardley (Jean Lannes), André van Gyseghem (sénateur comte Stanislas Malachowski), Kevin Stoney (comte Athanase/Anastazy Colonna-Walewski), Peter Blythe (le grand chambellan Michel Duroc), John White (Louis Constant Wairy), Françoise Pascal (Elzunia), Hana Maria Pravda (Marysia), Elma Soiron (comtesse Tyskiewicz), Donald Pelmear (Claude-François de Ménéval), Ronald Hines (Louis-Alexandre Berthier), Lewis Fiander (Klemens Wenzel von Metternich), Susan Wooldridge (Marie-Louise d’Autriche), Adam Harvey (le Roi de Rome), Clifford Rose (François Ier d’Autriche), Peter Bowles (Joachim Murat), Janina Faye (Caroline Bonaparte), John Franklyn-Robbins (Joseph Fouché), Gary Waldhorn (Armand de Caulaincourt), Geoffrey Bayldon (le prince Friedrich von Mecklenbourg-Strelitz), John Welsh (Jean-Nicolas Corvisart), Veronica Lang (Claire Gravier de Vergennes de Rémusat), Crispin Gillbart (Louis-François Lejeune), Robert Sansom (Dr. Antoine Dubois), Frieda Knorr (Louise de Montesquiou-Fezensac, gouvernante du Roi de Rome), Antony Webb (Karl Robert von Nesselrode), Jonathan Newth (le tsar Alexandre Ier).
La première surprise vient de la nationalité de cette série inconnue en France : qu’une chaîne privée de la télévision britannique et son public se passionnent neuf heures durant pour les amours de « Boney », voilà qui laisse songeur et témoigne de la fascination durable du personnage, toutes frontières confondues. Philip Mackie, un des plus anciens scénaristes fixes de la BBC, a auparavant rédigé pour ITV la série à succès The Caesars (1968) sur les empereurs julio-claudiens à Rome, leur dépravation et leurs crimes. Pour cette nouvelle commande, Mackie puise amplement dans les anecdotes et faits divers du Directoire, du Consulat et du Premier Empire, privilégiant parfois des épisodes peu connus (mais néanmoins authentiques) de la saga napoléonienne. Sous cet aspect, son travail scrupuleux mérite quelque éloge et son regard d’outre-Manche est plus d’une fois sans complaisance ni partialité. En reconstituant par exemple les événements du 13 vendémiaire (le 5 octobre 1795, 25 000 royalistes menacent la République), le film relève un détail généralement passé sous silence dans les films de l’Hexagone : le rôle décisif de Bonaparte lors de l’écrasement de l’insurrection fut moins sa présence sur le terrain que le fait d’avoir arraché à Barras l’ordre de tirer à balles réelles plutôt que de riposter par des tirs à blanc, comme les Comités l’avaient prescrit. Une première salve bien réelle ébranla l’adversaire et permit paradoxalement d’épargner le sang des insurgés qui furent mis en déroute. Une fois Bonaparte actif en Italie, le Directoire (qui est en faillite) ne songe plus à le faire revenir, car « en libérant et en pillant l’Italie, la France deviendra un des plus riches pays d’Europe ». (Le pillage en tous genres se fit effectivement sur ordre exprès du Directoire.) Mais le « général favorisé par la fortune » veut être le seul chef sur place et s’oppose à toute intervention de Paris dans sa campagne. Barras : « Quand un militaire devient un héros, les politiciens se précipitent aux abris ... »
Outre les deux impératrices, Joséphine (cf. commentaires p. 53) et Marie-Louise (cf. p. 73), ainsi que l’incontournable Marie Walewska (cf. p. 68), des portraits nuancés, la série évoque brièvement Désirée (cf. p. 46), puis, après les infidélités de sa première épouse, consacre des chapitres entiers aux maîtresses les plus réputées d’un monarque traumatisé par les mensonges de la gent féminine (« Je ne peux plus donner mon cœur à une femme, mais j’ai besoin de distractions »). Pauline Fourès partage sa couche en Égypte en 1798 et ravit presque sa place à Joséphine (épis. 3, cf. p. 107). En 1803, Mlle George de la Comédie-Française, dite Georgina, récite du Racine devant Joséphine pour débuter au théâtre. Séduit, le Premier Consul l’accapare et, le soir dans sa bibliothèque privée, lui fait jouer Cinna de Corneille, lui-même interprétant Auguste sur le modèle du grand Talma. Fous rires. Joséphine tente de les surprendre enlacés, mais Roustam, mamelouk dévoué, veille (épis. 4). Ailleurs, c’est Mlle Duchesnois qui attend, se déshabille, se met au lit et repart bredouille, tant Napoléon est occupé. À Adèle Duchâtel, que Murat parvient à soustraire à la jalousie de Joséphine, Napoléon offre en 1804 son portrait enrichi de diamants ; sincère et désintéressée, elle garde l’image et renvoie la monture (après Waterloo, elle se rendra à la Malmaison pour lui dire adieu). Sur recommandation de Caroline Murat (et du clan Bonaparte qui cherche à écarter les Beauharnais), Éléonore Denuelle de La Plaigne est engagée comme lectrice à la Cour. Napoléon trouve la dame mariée à son goût, arrange son divorce et la prend d’assaut. Choc : elle tombe enceinte, preuve qu’il n’est pas stérile comme l’affirme Joséphine. Mais Murat l’a fréquentée autrefois, et « les femmes sont menteuses » ; le petit Charles Léon qui vient au monde est-il vraiment son enfant ? Dans le doute, Napoléon refuse de revoir Éléonore, mais la pourvoit d’une rente annuelle confortable, d’une dot et d’un nouveau mari (qui périra à la Bérézina) (épis. 5).
Amoureux transi ou trahi, Napoléon est montré avec une indéniable bienveillance, autre fait surprenant pour une production anglaise. Cette tâche délicate incombe au prolifique comédien Sir Ian Holm, de la Royal Shakespeare Company, servi par une vague ressemblance et qui a incarné au petit écran une galerie de personnages pas toujours recommandables (Richard III, Frankenstein, Himmler, Goebbels, Thénardier, Jean sans Terre, mais aussi Laurent de Médicis, le romancier J. M. Barrie et Hercule Poirot). Avant le tournage, il effectue un long voyage en France avec son producteur-réalisateur Reginald Collin pour visiter tous les endroits où vécut son modèle, lit ses lettres intimes, les mémoires de son valet de chambre, Constant, etc. Son interprétation assez convaincante lui vaudra de réapparaître en Napoléon (comique) dans Time Bandits de Terry Gilliam et les Monty Python en 1981 (cf. p. 220), et surtout dans l’excellente et émouvante uchronie The Emperor’s New Clothes (Les Habits neufs de l’Empereur) d’Alan Taylor (2001), qui se déroule à Paris et à Sainte-Hélène en 1815 (cf. p. 650). Le Napoléon de Holm est autoritaire et calculateur, sensible, nerveux et vulnérable, d’une nature foncièrement contradictoire (« Tu es deux hommes en conflit l’un contre l’autre », lui dit Maria Walewska, « le premier est gouverné par la tête, le second par le cœur »). Tantôt très généreux et délicat, tantôt fougueux voire brutal, c’est un chaud lapin avec les femmes et par instants un macho corse capable de toutes les petites lâchetés masculines.
Les épisodes fourmillent de personnages historiques jamais entrevus ailleurs à l’écran, comme cette Panoria Permont, vieille amie de Laetitia Bonaparte qui rend visite au jeune général dans sa mansarde de la rue des Fossés-Montmartre durant sa mise en disponibilité, en 1795. Elle lui offre d’être son escorte au théâtre et à l’opéra, le cultive et le conseille en matière de mariage. À l’affut d’une femme plus âgée que lui (pour qu’on le prenne enfin au sérieux à l’état-major), le général de vingt-six ans demande sa main, mais elle lui rit au nez. En passant, le script effleure la sourde rivalité entre Napoléon et son bouillant beau-frère Murat, trousseur de jupons invétéré, vantard et vaniteux (en 1807, il se voit même roi de Pologne), les conflits avec la mafia des Bonaparte, les multiples trahisons de Talleyrand, les jalousies entre maréchaux (Lannes et Augereau) et la révolte de certains d’entre eux (Berthier), etc.
Retracer la vie amoureuse de Napoléon, c’est non seulement esquisser un portrait psychologique de l’homme à travers le kaléïdoscope de ses conquêtes féminines, mais embrasser par la bande toute sa carrière. Et c’est là que les choses se gâtent. Car si les caractères sont relativement bien fouillés, les causes des guerres, les décisions politiques et les motivations stratégiques de Napoléon restent confuses, quand elles ne basculent pas dans la caricature. En partant pour l’Égypte, Bonaparte annonce à son épouse « une absence de six mois ou de six ans, le temps d’une campagne éclair suivi d’un retour pour anéantir le Directoire – ou le temps de construire un empire en Orient, comme Alexandre et César ! » Jusque-là, rien à redire. Des Anglais, « ce peuple de barbares » (Talleyrand), l’ennemi permanent, la série en parle étonnamment peu. On apprend juste que « Napoléon risque la guerre avec l’Angleterre s’il applique le Blocus continental », avertissement pour le moins abscons quand on sait que le Blocus est, au contraire, une conséquence de ladite guerre contre le Royaume-Uni. Après Waterloo, il demande naïvement l’asile politique à la Grande-Bretagne. « Qui sait, j’y chasserai peut-être le renard ou deviendrai Premier ministre ? »
Hélas, au pinacle de sa puissance, ce Napoléon britannisé justifie la poursuite de ses campagnes militaires de manière simpliste : « Je suis Empereur parce que je donne à la France de la gloire avec ma Grande Armée », proclame-t-il, « et pour nourrir cette armée, je dois lui faire trouver nourriture et argent à l’étranger... » La campagne de Russie ? Encore plus simple, c’est le dernier hold-up avant la retraite, comme dans tout film noir : en 1812, Napoléon souhaite monter une ultime grande expédition avant de se ranger et finir paisiblement ses jours en père de famille. Cela tombe bien : « Le tsar, explique-t-il à ses maréchaux, est si vaniteux qu’il ne supporte pas d’être le deuxième en Europe. Il prépare secrètement la guerre contre moi. Pour avoir la paix sur le continent, il faut un seul maître. Nous devons donc empêcher que la Russie s’allie avec la Grande-Bretagne » (N.B. : ce qu’elle a déjà fait en 1798, en 1805 et en 1806.) Et Talleyrand de conclure, en conversation avec Nesselrode : « Napoléon est assez fou pour vouloir diriger le monde, donc assez fou pour vouloir envahir la Russie ... » Enfin, en 1813, Metternich offre la paix si la France renonce à l’Allemagne et à la Pologne. Napoléon refuse : « Peu m’importe la mort d’un million d’hommes ! » – Metternich : « Pouvez-vous répéter cela à vos soldats ? » – Napoléon : « Comment osez-vous, moi qui ai sauvé votre Autriche en épousant Marie-Louise ! » L’auteur cherche à démontrer que l’Empereur s’acharne à obtenir la paix par des victoires et non par des médiations (ce qui est exact), mais les propos qu’il place dans sa bouche sont déformés.
Voici donc les limites d’une série par ailleurs sérieuse et bien documentée, qui accuse toutefois la rusticité du petit écran des premières décennies : réalisation passe-partout, plans serrés, décors soignés mais exigus (à l’exception de quatre ou cinq plans d’extérieurs, la série est entièrement filmée aux studios de Thames Television à Teddington, South-West London). – IT : Napoleone e le donne.
1981(tv) Titans : Napoléon (CA) de Tom O'Neill
Série "Titans", Moser Znaimer, Lisa Smith/Titans Television Ltd.-Canadian Broadcasting Co. (CBC 3.7.81), 30 min. - av. DAVID CALDERISI (Napoléon), Patrick Watson (le journaliste).
Napoléon interviewé par un journaliste vedette de la télévision canadienne.
1988[(tv) Napoléon – Lama (CA/FR) de Jean-Jacques Sheitoyan ; Éric Fournier/Napoléon Télévision inc. (Québec)-Téléféric Inc.-Radio Québec-TF1 (Radio-Québec 27.10.88), 139 min. – av. SERGE LAMA (Napoléon), Christine Delaroche (Joséphine de Beauharnais), Paul Buissonneau (Louis XVIII), Dozier, Roger Joubert, Robert Marien, Francis Reddy. – Sous Louis-Philippe, sur une place de village, une troupe de comédiens ambulants obtient l’autorisation d’interpréter une pièce qui retrace la vie de Napoléon ; le public assiste aux répétitions de ladite pièce. Le chanteur Serge Lama est aux commandes de cette « épopée musicale en 12 tableaux » (et 23 chansons). Le spectacle a été créé au Théâtre Marigny à Paris par Jaccques Rosny (auteur du scénario avec Lama) le 18 septembre 1984 et comptabilise plus de mille représentations à guichets fermés entre la France, la Belgique, la Suisse et le Canada (un million de spectateurs). Il est filmé en juin 1988 à la salle Wilfrid-Pelletier de la place des Arts à Montréal pour 735 000 $. La musique est d’Yves Gilbert, les paroles sont de Lama.]
1990*(tv) Napoléon et l’Europe / Napoleon w Europie / Napoleon und Europa / Napoleon e a Europa / Napoleón y Europa (FR/DE/PT/ES/PL/BE/CA) de Pierre Lary (1), Eberhard Itzeplitz (2), Krzysztof Zanussi (3), José Fonseca e Costa (4), Janusz Majewski (5) et Francis Megahy (6)
Parties : 1. Le 18 Brumaire – 2. Berlin ou le réveil de l’Allemagne / Berlin oder Die Erhebung – 3. Marie Walewska (Varsovie) / Pani Walewska (Warszawa) – 4. Le Blocus (Lisbonne) / O Bloqueio (Lisbõa) / Die Blockade – 5. Moscou / Moskwa – 6. La Reddition
Jacques Dercourt/Télécip-La Sept-France 3-Filmów Telewizyjnych Poltel-Zespol Filmowy « Tor »-3SAT-TVE-RTP (La Sept 5.10.-9.11.90 / FR3 11.1.-15.2.91 / 3SAT 21.4.91), 6 x 52 min. – av. JEAN-FRANÇOIS STÉVENIN (Napoléon), Béatrice Agenin (Joséphine de Beauharnais), Bruno Madinier (Lucien Bonaparte), Jean-Claude Durand (Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord), Jacques Frantz (Paul Barras), Jerzy Kamas (Emmanuel-Joseph Sieyès), Krzyzstof Stroinski (Antoine de Lavalette), Wojciech Wysocki (Fauvelet de Bourienne), Marian Opania (Jean-Pierre Collot), Daniel Olbrychski (le prince Józef Antoni Poniatowski), Patrick Fierry (Jean-Andoche Junot), Nicolas Breyner (le prince Jean de Portugal), Thierry Bosc (Michel Ney), Philippe Bouclet (Armand de Caulincourt), Tadeusz Lomnicki (gén. Mikhaïl Koutouzov), Alain MacMoy (Emmanuel de Las Cases), James Faulkner (cpt. Frederic Lewis Maitland), Hanna Stankowna (Madame Mère, Laetitia Bonaparte-Ramolino), Liliana Komorowska (Hortense de Beauharnais), Sylwia Wysocka (Thérésa Tallien), Piotr Grabowski (Gaspard Amédée Gardanne), Jacek Domanski (Joseph Bonaparte), Roch Siemianowski (Victor-Emmanuel Leclerc), Wojciech Pastuszko (gén. François-Joseph Lefebvre), Andrzej Grabaczyk (Auguste Viesse de Marmont), Peter Roggisch (Johann Gottlieb Fichte), Michal Pawlicki (Louis-Alexandre Berthier), Danuta Balicka (la baronne von Herrnstadt), Kazimierz Mores (Régis de Cambacérès), Jerzy Kryszak (Joseph Fouché), Andrzej Ferency (grand maréchal Michel Duroc), Katarzyna Miernicka (la princesse de Hatzfeld), Marek Barbasiewich (Louis-Philippe, comte de Ségur), Jacques Frantz (Joachim Murat), Marek Kondrat (prince Adam Czartryski), Adam Bauman (le prince Antoni Henryk Radziwill), Jerzy Gudejko (Louis Constant Wairy), Herman José (Paul Thiebault), José Martins (Francisco Ballesteros), Alexandre Sousa (Freire de Andrade), João Grosso (comte Louis Henri Loison), José Fonseca e Costa (Arthur Wellesley, duc de Wellington), Paula Guedes (Laure Junot), Cecilia Guimaraes (la reine Marie Ire de Portugal), Corinne Marchand (Mme Aubert), Lezsek Teleszinski (le marquis Jacques Alexandre Law de Lauriston), Miroslaw Konarowski (Eugène de Beauharnais), Grzegorz Wons (Jean-Baptiste Bessières), Wojciech Alaborski (Dominique-Jean Larrey), Krzysztof Wakulinski (Michaud), Henryk Bista (comte Levin August von Bennigsen), Eugeniusz Priwieziencew (Anne-Jean Savary), Ewa Wisniewska (Fanny Bertrand), Krzysztof Stroinski (Antoine de Lavalette), Michal Aniol (Charles-Tristan de Montholon), Adam Kamien (Friedrich Staps), Guilherme Filipe (Claude François de Ménéval), Benjamin Völz (Ferdinand von Schill), Joanna Szczepkowska (Maria Walewska), Andrzej Seweryn (le tsar Alexandre Ier), Krzystof Luft (Friedrich Wilhelm III de Prusse), Monika Switaj (la reine Louise de Prusse), Wiktor Skaruch (le comte Fryderyk Skarbek), Tadeusz Bradecki (Jozef Lonczynski), Jerzy Zelnik (Nicolas Chopin), Marek Kondrat (le prince Adam Czartryski), Artur Barcis (Czaja), Stanislaw Bielinski, Czeslaw Mroczek.
Un produit télévisuel multinational à budget confortable (42 millions de francs), mais aussi d’indéniable qualité : quelques centaines de figurants, des demeures d’époques, des décors de goût (choisis par Alexandre Trauner), l’ensemble étant surtout tourné en Pologne, au Canada et au Portugal. La musique, remarquable, est signée Wojciech Kilar. Le principe de cette série produite par la Sept (chaîne européenne à caractère culturel), instructive à plus d’un égard – et (une fois n’est pas coutume) intelligente –, est de restituer une image légèrement démythifiée, objective, à l’occasion aussi très critique du grand Corse, loin des flonflons nationalistes ou idolâtres. Jean Gruault, collaborateur fidèle de Truffaut (Jules et Jim), assume l’harmonisation des divers scénarios (il en rédige quatre sur six), et Jean Tulard sert de conseiller historique. En tête d’affiche, l’acteur-réalisateur Jean-François Stévenin, un ancien assistant de Jacques Rivette, et Peter Fleischmann, comédien surdoué chez Truffaut, Demy, Godard, Mocky, Blier, Enrico, etc. Prenant un accent italien (à défaut de corse !), Jean-François Stévenin interprète un Bonaparte nuancé, d’abord jeune loup ambitieux, fort, tranquille, tacticien hors pair, auteur de belles formules et de répliques cinglantes, mais sachant aussi se montrer brutal, voire odieux (avec son frère Lucien, par exemple). « Stévenin soutient la comparaison avec Albert Dieudonné, le Napoléon d’Abel Gance », estime Le Nouvel Observateur (11.1.91), quoique son regard doux, rêveur, inquiet, mine son autorité et lui confère « une fragilité attendrissante » : c’est « le premier Napoléon gentil, hésitant, palliant sa difficulté à se décider par des silences et des coups de menton » (Isabelle Veyrat-Masson).
Chaque épisode est conté sous un angle différent, entraîne le spectateur dans une autre partie d’Europe ayant accueilli ou subi la Grande Armée (volet réalisé par des téléastes du pays concerné), mais la structure de base reste identique : en un premier temps, le message libertaire est bien accueilli par les classes les plus éclairées, mais le libérateur-occupant se transforme en dictateur lorsqu’il doit faire la guerre au peuple resté fidèle aux anciennes aristocraties locales. Le rêve des Etats-Unis d’Europe dérape alors en guerres de libération nationale, d’où émergent des héros nationaux, de nouvelles icônes que l’on dresse contre Napoléon. L’épisode-pilote analyse finement les conditions de la prise du pouvoir de Bonaparte à son retour surprise d’Egypte en 1799, putsch peu glorieux soutenu par Lucien et le financier Collot. Son réalisateur, Pierre Lary, a été l’assistant d’Abel Gance sur Austerlitz (1960). Suivent le point de vue des Autrichiens et des Berlinois (octobre 1809 : l’étudiant Staps tente d’assassiner l’Empereur à Schönbrunn, tandis que le philosophe Fichte dispense de précieux conseils sur l’attitude qui s’impose sous le joug ennemi), puis des Polonais dans un épisode filmé par le cinéaste réputé Krzysztof Zanussi (les patriotes abusés, malgré la Walewska, automne 1806) (cf. p. 69), des Portugais (Junot chasse les régents de Lisbonne, juin 1807), des Russes (Rostopchine propose d’incendier Moscou, 1812), cycle qui se clôt par un après-Waterloo moins convaincant. Un patchwork fatalement inégal, hétérogène et parfois déconcertant pour le spectateur lambda, mais qui révèle à chaque épisode les mêmes phénomènes : réveil des nationalismes, espoir de démocratie, scission des élites et, pour finir, répression et résistance. L’Empereur ne faisant que des apparitions épisodiques, il eût fallu intituler la série « L’Europe et Napoléon ».
1995-2008(vd) Napoléon – Quel roman que ma vie ... (FR) de Jean-François Coulomb des Arts
Episodes : 1. L’Expédition d’Égypte ou le rêve d’Orient de Bonaparte – 2. Marengo – 3. Le Soleil d’Austerlitz – 4. La Terrible Campagne de Russie – 5. Les Îles de l’Empereur
Luc Ladonne, Isabelle Denamur/Austerlitz Reportages & la Fondation Napoléon (Paris), (Histoire 6.-7.6.95), 5 x 45 min. – av. ARMAND FRASCURATTI (?) (Napoléon). – Plus une série documentaire animée par quelques timides reconstitutions (défilés, escarmouches, retraite dans la neige) grâce aux Associations pour l’Histoire vivante (notamment le Club historique du régiment des lanciers lituaniens pour la campagne de Russie) qu’un véritable docu-fiction, quoique Bonaparte lui-même fasse quelques apparitions à l’écran (comédien anonyme), notamment dans le deuxième épisode. Le narrateur-réalisateur, en uniforme de général de la République ou de maréchal d’Empire, nous entraîne sur les lieux authentiques des diverses campagnes, d’Alexandrie au Caire, du col du Grand-Saint-Bernard à Milan, d’Ulm à Vienne, des rives du Niémen à Vilna, Vitevsk, Smolensk, Borodino, Moscou, Malo-Jaroslawetz, Viasma, Krasnoje et sur les berges de la Bérézina (en Biélorussie), enfin de la Corse à l’île d’Elbe et à Sainte-Hélène, une découverte de paysages habités par le passé qui fait l’intérêt majeur de cette série de presque quatre heures, extrêmement instructive mais un peu lente et réservée aux inconditionnels de la geste napoléonienne. Un projet échelonné sur plusieurs années (1995, 1998, 2004, 2008) et patronné par la Fondation Napoléon que président le baron Gourgaud puis Victor-André Masséna, prince d’Essling.
1996(vd) Napoleon (IT) de Luca Damiano [= Franco Lo Cascio]
Ric/Gold Pictures-Trans Interactive-Luca Damiano Entertainment, 80 min. – av. ROBERTO MALONE (Napoléon), Lea Martini (Carlotta), Erica Bella (Joséphine de Beauharnais), Betty Anderson (Marie-Louise d’Autriche), Jeanette La Douce (Pauline Fourès, dite Belilotte), Ramon (Paul Barras), Andrea Dioguardi (Joseph Fouché), Giulio Massimini (un général), Aliona (la journaliste), Baby Nielsen, Regina Sipos, Maria Bellucci, Valera Dori, Francesco Malcolm, Omar Williams.
Tout arrive : la vie érotico-sentimentale de l’Empereur en mode pornographique, par le réalisateur de l’impérissable Paolina Borghese, nimfomania imperiale (1998, cf. p. 92). Exilé à Sainte-Hélène, en avril 1821, Napoléon se souvient (en flash-back) des femmes qu’il a connues – bibliquement, s’entend. Barras et Fouché sont ici des généraux en rut. À la veille de Waterloo, l’état-major invite une centaine de prostituées lubriques qui assaillent les grognards ; le lendemain, fourbue, la Grande Armée est défaite. Encore une ruse de la perfide Albion ? – US : Napoleon XXX (dvd).
1999[(tv) La Légende napoléonienne – 1. Du mythe à la propagande – 2. De feu et de sang (FR) d’Hervé Pernot ; La Cita Films-G. I. E.-Planète (Planète 15.2.2000), 2 x 52 min. – Docu-fiction à partir de documents iconographiques, extraits de films, interviews et reconstitutions historiques par des « napoléomaniaques », illustrant la naissance et l’évolution de la légende napoléonienne. Celle-ci s’est construite du vivant de Bonaparte. Elle se présente d’abord comme une entreprise de propagande puis, après le Mémorial de Sainte-Hélène, elle prend les dimensions d’un mythe. Un cours d’histoire critique, dynamique et pertinent, mais qui ne suffit pas à expliquer la perpétuation du mythe au XXe siècle.]
2000[(tv) Napoleon (Napoléon) – 1. Mastering Luck – 2. The End – 3. The Summit of Ambition – 4. To Destiny (US) de David Grubin ; David Grubin Productions-DeVillier Donegan Enterprises (PBS 8.11.2000), 4 x 52 min./2 x 74 min. – av. David McCullough/Claude Rich (narration). – Un documentaire intelligent et équilibré (ni panégyrique ni réquisitoire), avec la participation de Jean Tulard. Diffusé en deux parties en France : 1. « L’Irrésistible Ascension de Bonaparte » – 2. « La Chute d’un géant ».]
Christian Clavier, un Napoléon ressemblant mais peu convaincant dans l’onéreuse télésérie d’Yves Simoneau (2002).
2002(tv) Napoléon / Napoleon / Napoleone / Napoleón (FR/CA/GB/DE/IT/ES/HU/US) d’Yves Simoneau
Parties : 1. 1795-1800 / An der Spitze des Staates2. 1800-1807 / Kaiser der Franzosen3. 1807-1812 / Entscheidung in Moskau4. 1812-1821 / Waterloo.
Jean-Pierre Guérin, Gérard Depardieu, Marc Vadé/France 2-GMT Productions (J.-P. Guérin)-RAI Fiction (IT)-KirchMedia GmbH & Co. (DE)-Transfilm (CA)-Spice Factory Ltd. (GB)-ASP Productions-DD Productions-Canal 5 España-Kekchi Films Productions Inc.(CA)-MA Films André Szots (HU)-A&E Television Networks (US)-Great British Films (London)-Okko Productions-CNC-Zweites Deutsches Fernsehen (FR2 7.-21.10.02 / RaiUno 17.9.-3.10.02 / ZDF-ORF2 6.-13.1.03 / A&E 31.3-1.4.03), 4 x 90 min. – av. CHRISTIAN CLAVIER (Napoléon), Isabella Rossellini (Joséphine de Beauharnais), Gérard Depardieu (Joseph Fouché), John Malkovich (Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord), Anouk Aimée (Madame Mère, Laetitia Bonaparte-Ramolino), Mavie Hörbiger (Marie-Louise d’Autriche), Jessica Paré (Eléonore Denuelle de La Plaigne), Claudio Amendola (Joachim Murat), Heino Ferch (Armand Augustin Louis de Caulaincourt), Ennio Fantastichini (Joseph Bonaparte), Marie Bäumer (Caroline Bonaparte), Sebastian Koch (Jean Lannes), Alexandra Maria Lara (Maria Walewska), Ludivine Sagnier (Hortense de Beauharnais), Toby Stephens (le tsar Alexandre Ier), Julian Sands (Klemens Wenzel von Metternich), Alain Doutey (Michel Ney), John Wood (Pie VII), Philippe Voltaire (Paul Barras), Julian Rachlin (Niccolo Paganini), Roc LaFortune (Louis Joseph Marchand), André Oumansky (Emmanuel-Joseph Sièyes), Jacques Brunet (le consul Roger Ducos), Jean-Gabriel Nordmann (Pierre-Louis Roederer), Sylvain Corthay (Dr. Jean-Nicolas Corvisart), Tamsin Egerton-Dick (Betsy Balcombe), David Francis (Sir Hudson-Lowe), Florence Pernet (Thérésa Tallien), Florence Darel (Juliette Récamier), Fabienne Babe (Germaine de Staël), Alain Teulié (Hippolyte Charles), Guillaume Depardieu (Jean-Baptiste Muiron), Michel Ouimet (Dr. Yvan), Philip Lenkowsky (Franceschi Cipriani), Christopher Heyerdahl (Geoffroy Saint-Hilaire), Serge Dupire (Pierre Cambronne), Deborah Rudetzki (Julie Bonaparte), Grégoire Bonnet (Louis Bonaparte), Laurence Margerie (Élisa Bonaparte), Constance Dollé (Pauline Bonaparte), Yves Jacques (Lucien Bonaparte), Charlotte Valandrey (Aimée de Coigny), Natacha Amal (Fanny Bertrand), Dimitri Michelsen (Eugène de Beauharnais), David La Haye (Louis Antoine de Bourbon-Condé, duc d’Enghien), André Chaumeau (Louis XVIII), Vincent Grass (Carlos IV d’Espagne), Alain Flick (Ferdinand des Asturies, futur Ferdinand VII), Claude Préfontaine (le peintre Jacques-Louis David), Tomas Faber (Napoléon à 12 ans), Tibor Szerbet (Emmanuel Grouchy), Jacky Nercessian (Roustam Raza, le mamelouk), László Görög (Jean-Baptiste Marbot), Doug Rand (Charles Percier), Mike Dineen (Fortin), Václav Chalupa (Jean-Baptiste Isabey), Béla Jáki (le chirurgien Dominique-Jean Larrey).
En 2002, la production télévisée européenne la plus chère jamais réalisée. Le géniteur de ce projet impérial – et international – est le Français Jean-Pierre Guérin, producteur verni des téléséries haut de gamme Le Comte de Monte-Cristo (1998), Balzac (1999) et Les Misérables (2000) de José Dayan, toutes interprétées par Gérard Depardieu et écrites par Didier Decoin (Prix Goncourt 1977). Comme point de départ biographique, Guérin a porté son dévolu sur le « roman-Histoire » Napoléon, un best-seller de l’homme politique et académicien Max Gallo (4 volumes, éd. Laffont, 1997), « parce qu’il fait parler l’Empereur à la première personne » (Le Monde, 5.10.02). Mais pour réussir un pari de cette envergure, d’ailleurs sous forme de livre comme à l’écran, il eût fallu la fulgurante intelligence du protagoniste en titre. Malgré d’indéniables efforts, on est hélas loin du compte. Decoin et Depardieu sont à nouveau de l’aventure, ce dernier s’improvise même coproducteur et confie le rôle du Petit Tondu à son partenaire des Misérables, le comique Christian Clavier, excellent dans la peau de Thénardier et que le grand public a surtout adoré en travesti homosexuel (Le Père Noël est une ordure, 1982), en Jacquouille la Fripouille (Les Visiteurs et suites, 1993-2001), puis sous la moustache d’Astérix (Astérix & Obélix contre César, 1999, Astérix & Obélix : Mission Cléopâtre, 2002), aux côtés, une fois de plus, de Depardieu-Obélix.
À l’heure des grandes restrictions budgétaires, la mise en chantier de ce produit comme son tournage ne sont pas de tout repos. KirchMedia, l’influent partenaire allemand, fait faillite à mi-chemin, mettant en péril les parties 3 et 4. Pour boucler son budget pharaonique de 41 millions d’euros, Guérin parvient à impliquer les Américains, la chaîne câblée A&E Entertainment, grâce à la présence de John Malkovich au générique (CBS, qui exigeait un scénariste américain et diverses « adaptations », a claqué la porte). Huit pays participent au financement, avec des demandes particulières : les Italiens souhaitent que soit évoquée l’action de Napoléon en faveur de l’unité italienne, tandis que les Américains voient en lui surtout un self-made-man, un Corse baragouinant le français qui se construit une destinée hors pair et rêve, après Waterloo, d’explorer l’Amérique en géographe (détail authentique). Le format d’image diffère, 16/9 pour l’Europe et 4/3 aux États-Unis, dans une version anglaise réduite à quatre heures sur six au total. On réunit 150 comédiens, 60 cascadeurs, 120 chevaux dressés et quelque 1200 figurants qui seront démultipliés par l’infographie (près d’un million d’euros sont investis en effets spéciaux, du jamais vu à la télévision). La réalisation incombe au Québéquois Yves Simoneau, réputé pour son habileté à diriger les mouvements de foule et auteur d’un intéressant Bury My Heart at Wounded Knee en 2007 (un autre Canadien fut d’abord pressenti à sa place, Christian Duguay, qui fabriqua un téléfilm sur Jeanne d’Arc).
Les prises de vues en 35 mm, en français et en anglais, débutent à la mi-mai 2001 au château de Compiègne et se poursuivent pendant 120 jours à Paris (Hôtel de Bourrienne, ambassade de Pologne), en Picardie (domaine de Chaâlis, château de Pierrefonds), en Île-de-France (Lésigny, châteaux de Vaux-le-Vicomte et de Champs-sur-Marne), à Versailles (bassin d’Apollon, Galerie de Pierre, Chambre de la reine), à la basilique Sainte-Clotilde à Reims, à La Chapelle-Gauthier (Seine-et-Marne), à Sassay (Loir-et-Cher) et à La Malmaison (Hauts-de-Seine). La retraite de Russie est filmée au Canada (Fundy Bay, Nouveau-Brunswick), comme les intérieurs en studio à Mel’s Cité du Cinéma à Montréal. Le désert marocain, Agadir, Erfoud et Ouarzazate servent pour la campagne d’Égypte. La plupart des batailles sont tournées avec l’armée hongroise sur le terrain militaire de Saska, à trois heures de Budapest, qui offre dans un rayon de dix kilomètres des paysages variés. D’autres extérieurs sont enregistrés en Autriche (Vienne), en République tchèque (Prague) et même à Longwood, à Sainte-Hélène. Une garantie pour de beaux décors, le patrimoine architectural aidant.
Comment faire du bon roman-feuilleton populaire avec une trajectoire aussi extraordinaire, aussi complexe et protéiforme que celle de Bonaparte ? Avec la profusion d’événements qui ont marqué son parcours ? La tâche est quasi impossible. Elle l’est d’autant plus si le cinéaste renonce à un véritable point de vue pour se tenir candidement au mythe bonapartiste tel que le concerné l’a forgé à Sainte-Hélène et à l’interprétation passablement romanesque qu’en fait l’ex-marxiste Gallo. Gallo et Didier Decoin, d’abord hostiles au personnage (un « mégalomane meurtrier d’un million de Français »), se décrivent comme des « convertis » tardifs à la cause napoléonienne. Soucieux de « respecter très rigoureusement le point de vue de Napoléon », Decoin a voulu « mettre de la lumière là où il y a de l’ombre » (Synopsis, sept. 2002) tout en négligeant de mettre de l’ombre là où il y a de la lumière. Nul doute que Napoléon n’ait pas simplement été l’ogre de la légende noire, qu’il ait été moins dictateur qu’on ne le pense (comparé aux bourreaux génocidaires du XX e siècle), que son régime n’ait pas été pire que celui de la Terreur ou du Directoire, qu’il ait été contraint pendant une décennie à se défendre contre des coalitions étrangères qui cherchaient à abattre à travers lui les idées de 1789, que ses soldats n’aient pas moins souffert que ceux de ses agresseurs, en majorité enrôlés de force. Cela ne dispense pas le film d’illustrer les atrocités à Haïti, les destructions et pillages en Italie, les massacres en Égypte. Certes, on a droit (sans explications) à quelques images meurtrières d’Espagne, à trois minutes de soldats gelés en Russie, à une paysanne française en 1814 qui voudrait embrocher l’Empereur pour venger la mort de ses deux fils, puis n’en trouve pas le courage, impressionnée qu’elle est par le calme majestueux et les nobles paroles de son vis-à-vis ; les monceaux de cadavres à Essling et l’agonie de Lannes sont un bien triste spectacle. Mais on passe comme chat sur braise quand il s’agit d’évoquer la chape de propagande qui maintint les Français dans un régime semi-totalitaire, entièrement marqué par une ribambelle de colifichets à la gloire du souverain. Pas un mot sur les effroyables colères, les injustices, la muflerie occasionnelle, la naïveté, les erreurs d’appréciation dramatiques, parfois l’aveuglement et l’insensibilité du Corse.
Le choix et l’interprétation sobre de Christian Clavier vont dans le sens d’un Napoléon à la fois intime et conquérant pour aboutir à un portrait confus à force d’être lisse, privé de subtilités, à cette coquille creuse formée par l’homme au bicorne et à la redingote grise. Clavier veut le montrer moins sûr de lui, charmeur, ayant le sens de la repartie, rêveur, farceur, chaleureux, bref, plus humain. Las, il ne fait que le rendre plus gentil. C’est « l’empereur des ménagères ... un brave type, au fond », résume Daniel Schneidermann dans Le Monde (12.10.02). Ses scènes avec Joséphine – « j’aime l’amour qu’il a pour moi », dit-elle – sont des apartés de petits-bourgeois un brin gnangnan. De temps à autre, son Napoléon réfléchit (zoom sur son visage), émet une vérité profonde (« le pouvoir, c’est avant tout l’apparence »), puis, fuyant une introspection trop périlleuse, reprend la pose iconique que lui réserve l’imagerie d’Épinal depuis deux siècles, la main dans le gilet, de préférence devant un coucher de soleil. On croit ressusciter l’aura romantique du titan par une publicité d’office du tourisme.
Après une brève entrée en matière à Longwood où l’adolescente Betsy Balcombe rejoint l’impérial proscrit plongé dans son passé, la structure narrative du film suit la chronologie, alternant sans surprises conflits militaires et scènes d’alcôve, sauf pour l’enfance à Brienne placée tout à la fin, en flash-back (le petit Nabulio est mis au ban de sa classe, puni comme il le sera en 1815 par l’Europe victorieuse). Pour gagner du temps, le scénario choisit de commencer par la répression de l’insurrection royaliste sur les marches de l’église Saint-Roch en 1795, où Bonaparte sauve la Convention. « Ce n’est pas son premier fait d’armes, admet Decoin, mais il se pose à ce moment une question cruciale : a-t-il le droit de tirer sur le peuple, au nom de l’intérêt supérieur de la Nation ? » (ibid.). Cette noble question, il n’est pas avéré qu’il se la soit posée, mais en revanche, Decoin néglige le seul détail qui aurait jeté une lumière révélatrice sur son mode de fonctionnement : Bonaparte refuse de tirer à blanc sur les insurgés, comme le lui a ordonné la Convention ; selon lui, l’utilisation de munition de guerre décourage et met d’emblée en fuite les agresseurs, permettant paradoxalement de verser beaucoup moins de sang ... tout en remportant la victoire en deux heures. C’est ce genre d’informations qu’il aurait fallu introduire, au lieu de délayer les péripéties dans un long album de vignettes fastueuses mais terriblement scolaires, à travers une succession de saynètes servies telles quelles, suivies de raccourcis ou d’ellipses maladroites. À l’occasion, Decoin insère un ou deux épisodes « inédits » à l’écran, comme la discussion avec le pape à propos de Dieu et la religion ou la désaffection de Murat et de Caroline, mais on ne tente jamais d’élucider les raisons profondes des actions de Napoléon. C’est simple : chef de guerre, il part guerroyer tous les ans, sans motivations évidentes. Quant à son œuvre civile, son travail de législateur, de constructeur, de politique, n’en parlons pas. On admire ou on se tait.
Passons sur quelques absurdités (Ney et Talleyrand à Austerlitz, la reine Louise de Prusse en walkyrie dans sa berline au cœur de la bataille d’Iéna, l’exil à Sainte-Hélène sans Montholon, Gourgaud, Bertrand, Las Cases, etc.) ; on peut toutefois se demander pourquoi cet étalage de clichés ignore les grands antagonistes du Corse (Nelson, Wellington, Koutouzov, tous absents), se contente de parodier outrageusement certaines de ses « victimes » (Louis XVIII, Hudson Lowe, le roi d’Espagne Charles IV et son rejeton, Ferdinand VII) et s’abstient d’expliquer les conséquences de Trafalgar, du Blocus continental, de Borodino-Moskova ou de Leipzig. La réalisation de Simoneau amplifie cette impression de superficialité ; s’il manie habilement les grands angles et les panoramiques en extérieurs, il encombre son récit de contre-plongées inutiles, de ralentis pompeux, de fondus enchaînés sur des cartes approximatives. Les batailles se suivent et se ressemblent, visiblement tournées à la chaîne : ce sont des déplacements de foules et des prouesses de cascadeurs sans la moindre valeur informative quant au déroulement ou au brio de la stratégie (un petit effort à Austerlitz excepté). Reste l’interprétation, décevante elle aussi. Malkovich est savoureux en Talleyrand, certes, mais le rôle est facile. Isabella Rossellini ressemble vaguement à Joséphine sans en posséder ni la grâce ni la classe. Quant à Depardieu, affalé dans son embonpoint, il est forcément loin du chétif Fouché historique, et on ne devine guère la nature de son travail ministériel (il épie par le trou de serrure les ébats de Napoléon avec Éléonore Deruelle, ce qui est un peu court).
Lancé avec force publicité, le téléfilm est l’événement de la rentrée 2002 en France, attirant pour la première soirée 9 millions de spectateurs (moyenne pour la suite : 7,6 millions), un score honorable. Pour la (toute) petite histoire : à la veille de sa transmission sur la RAI, la série est violemment prise à parti par le leader fascisant de la Ligue du Nord, Umberto Bossi (ministre des réformes du gouvernement Berlusconi), qui s’insurge, sans même l’avoir vue, contre sa tendance trop partisane. Ce serait de la « pure propagande de style jacobin », un legs de la vieille gestion de gauche de la RAI. Napoléon, clame-t-il, est un « massacreur », responsable de la mort de 200 000 compatriotes, un dictateur qui, en Italie, aurait effacé les principes démocratiques (sic) et anéanti les peuples du Nord (re-sic). Par voie de presse, Depardieu renvoie l’ignare tonitruant à ses manuels scolaires. Les polémiques autour du film alimentent les revendications pour la production de téléfilms consacrés à des épisodes méconnus de l’histoire nationale de la Péninsule. La série fait une jolie récolte de prix en 2003/04 : le Sept d’or (Simoneau, nomination pour Decoin), la Caméra d’or en Allemagne (Simoneau, nomination pour l’acteur Sebastian Koch, qui interprète Lannes), le Prix de la TV bavaroise (le coproducteur Jan Mojto), l’Emmy Award aux USA (costumes, décors, coiffures, générique, 3 nominations pour Malkovich, le maquillage et la production).
Nota bene : le film sort simultanément au grand spectacle musical C’était Bonaparte de Robert Hossein, donné au Palais des Sports de Paris (1.10.02) avec Fabrizio Rongione en Bonaparte, Melanie Page en Joséphine, Céline Tolosa en Pauline Borghèse et plus de cent figurants (scénario d’Alain Decaux et Paul Lombard). Hossein a racheté aux producteurs de la télésérie costumes, uniformes et accessoires.
2003[(tv) Napoleon – Wahrheit und Legende (DE) de Jens Afflerbach et Alexander Nicolodi ; série « Sphinx » (3SAT 5.1.03), 40 min. – Documentaire sur l’homme derrière le mythe (avec extraits du téléfilm d’Yves Simoneau, cf. supra).]
2008[(tv) Napoléon et les femmes (FR) de Jean-Christophe de Revière ; émission « Secrets d’Histoire », Laurent Ménec/Société Européenne de Production Jean-Louis Remilleux-France 2 (FR2 14.8.08), 102 min. – Présentation par Stéphane Bern. Documentaire avec de nombreux extraits des fictions Guerre et Paix (K. Vidor, 1956 et S. Bondartchouk, 1967), Waterloo (S. Bondartchouk, 1970), Joséphine ou La Comédie des ambitions (R. Mazoyer, tv 1979), Le véritable Aiglon : Napoléon II (S. Lorenzi, tv 1959), Marie Walewska (S. Lorenzi, tv 1957), Marysia i Napoleon (L. Buczkowski, 1966), Napoléon (et moi) (P. Virzi, 2006), Napoléon à Sainte-Héléne (L. Pick, 1929).]
2012[(tv) Napoléon (FR) de Jean-Louis Molho ; J.-L. Molho/Doc Story (Toute l’Histoire 29.11.-27.12.12), 10 x 52 min. – av. Pierre-Alain de Garrigues (narration), Francis Huster (voix de Talleyrand), André Dussollier (voix du cpt. Jean-Roch Coignet). – Une série hebdomadaire dense et précise, écrite par Jean-François Coulomb des Arts et Alain Fuster, qui mêle habilement interviews, illustrations (peintures, gravures) et évocations en 3D pour le déroulement des grandes batailles, le tout accompagné par une partition musicale entraînante de Maximilien Mathevon.]
2013-15[projet en travail: Napoleon (US) de Rupert Sanders. Un film produit par Gianni Nunnari (responsable du péplum « 300 » de Zack Snyder) pour Warner Bros., d’après un scénario de Jeremy Doner : Napoléon-Scarface dévaste l’Europe.]
2015[(tv) Napoleon (GB) de David Barrie ; David Notman-Watt/BBCtv (BBC2 10.-17.-24.6.15), 3 x 60 min. – av. Andrew Roberts (présentation et narration). – Un documentaire basé sur les biographies Napoleon : A Life (2014) et Napoleon the Great (2015) de l’historien Andrew Roberts, deux ouvrages qui réhabilitent Napoléon aux yeux des Anglais.]
2021[Animation: (tv) Napoléon, la destinée et la mort (FR) de Mathieu Schwartz (Arte 24.5.23), 88 min. . Le parcours politique, militaire et légendaire décrypté par une dizaine d'historiens: à travers les grandes étapes de son épopée, ils analysent la psychologie du personnage et son rapport à la mort qu'il a souvent défiée (à Arcole en 1796, lors de l'attentat de la rue Saint-Nicaise en 1800, à Vienne en 1809, à son retour d'Elbe en 1815, etc.) Narration de Denis Podalydès.]
2022/23* Napoleon (Napoléon) (US/GB) de Ridley Scott
Ridley Scott, Kevin J. Walsh, Mark Huffam, Raymond Kirk, Aidan Elliott, Jimmy Abounoum/Scott Free Productions-Apple Studios-Apple TV+-BGI Supplies Ltd.-Latina Pictures-Dune Films, 157 min. (version longue sur Apple TV+ : 370 min.). - av. JOAQUIN PHOENIX (Napoléon), Vanessa Kirby (Joséphine de Beauharnais), Ludivine Sagnier (Thérésa Cabarrus), Tahar Rahim (Paul Barras), Anna Mawn (Marie-Louise d'Autriche), Youssef Kerkour (gén. Davout), John Hollingworth (maréchal Ney), Edouard Philipponnat (le tsar Alexandre), Rupert Everett (Wellington), Matthew Needham (Lucien Bonaparte), Erin Ainsworth / Isabelle Brownson (Hortense de Beauharnais), Benjamin Chivers / Sam Meakin (Eugène de Beauharnais), Sinéad Cusack (Laetitia Bonaparte), Harriet Bunton (Pauline Bonaparte), Charlie Greenwood (Caroline Bonaparte), Audrey Brisson (Elisa Bonaparte), Matthew Needham (Lucien Bonaparte), Arthur McBain (gén. Marchand), Thom Ashley (Charles de la Bédoyère), Sam Crane (Jacques-Louis David), Sam Troughton (Robespierre), Julian Wadham (Cambaceres), Catherine Walker (Marie-Antoinette), David Fox (gén. Stewart), Mark Bonnar (Junot), Paul Rhys (Talleyrand), Ben Miles (Caulaincourt), Davide Tucci (Lazare Hoche), Arthur McBain (Marchand), Ian McNeice (Louis XVIII), Richard McCabe (Lord Whitworth), Jonathan Barnwell (Bourrienne), Robin Soans (le pape Pie VII), Ed Eales White (le duc d'Enghien), Anna Mawn (Marie-Louise d'Autriche), Miles Jupp (François Ier d'Autriche), Scott Handy (Berthier), Thom Ashley (La Bedoyère), Jannis Niewöhner (Hippolyte Charles), John Hodgkinson (Fouché), Tim Faulkner (Blücher), Abubakar Selim (le gén. Thomas Alexandre Dumas, père d'Alexandre Dumas).
A première vue, l'imagerie est enthousiasmante. Sir Ridley Scott, dont le tout premier long métrage, The Duellists (1977) d'après Conrad, est parvenu à cerner à perfection le vécu et l'esprit militaires du Premier Empire, est, au fil des décennies, passé maître dans l'utilisation des techniques numériques (ainsi que l'a démontré son Gladiator en 2000). Son sens fabuleux du tableau de genre comme des compositions chromatiques originales lui ont valu le surnom de "Gustave Doré du cinéma". Si son don d'illustrateur ne l'a pas toujours préservé des dérapages (la grotesque saga de Moïse avec Exodus: Gods and Kings, 2014), les jalons de son abondante filmographie, entre création d'univers futuristes (Alien, Blade Runner) et fresques historiques (Kingdom of Heaven, la meilleure restitution des Croisades) promettent un spectacle à la hauteur de la destinée napoléonienne. Frappé par la correspondance ardente du jeune Bonaparte pour Joséphine (quelques passages sont lus en voix off), le cinéaste voit l'ascension fulgurante et tout le parcours de son héros de Toulon à Waterloo conditionnés par sa "passion folle" pour la frivole veuve Beauharnais, alors que celle-ci savait fort bien défendre ses intérêts et ceux de ses deux enfants. Joséphine est selon lui "son seul véritable amour" (Désirée, Maria Walewska ou ses trois enfants hors-mariage n'existent pas, Marie-Louise d'Autriche fait de la figuration). En vérité, dès le Consulat, les deux époux ne faisaient plus chambre commune, puis s'installèrent à Saint-Cloud comme aux Tuileries dans des appartements séparés - tout en restant liés jusqu'à la fin par une tendre amitié.
Napoléon est campé sur toute la durée par l'Américain Joaquin Phoenix, 46 ans (il incarna l'empereur Commode dans Gladiator et récolta l'Oscar 2019 pour son sinistre Joker), tandis que Joséphine, de six ans l'aînée de son mari, est interprétée par l'Anglaise Vanessa Kirby, qui fut la princesse Margaret dans la série The Crown. Le scénario concocté par David Scarpa est tourné en seulement 61 jours, du 10 février au 26 mai 2022 en Grande-Bretagne (cathédrale de Lincoln pour le couronnement, Blenheim Palace, Portsmouth, Peper Harow Estate, West Wycombe Park, Woodstock, Boughton House à Kettering), à Malte (Kalkara) et au Maroc (désert de Merzouga). Onze caméras filment simultanément les diverses batailles, animées en réalité par seulement 300 figurants et une centaine de chevaux.
Sans surprise, Scott aligne des tableaux militaires grandioses et leur souffle épique évoque plus d'une fois les toiles du XIXe siècle. La reconstitution du sacre impérial peint par David est parfaite (mais Guitry puis Koster dans Désirée ont fait de même), les faits de guerre (l'incendie de Moscou, beaucoup trop court) ne manquent pas d'allure même s'il est insensé de montrer l'homme au bicorne charger l'ennemi à cheval avec ses hussards comme Fanfan la Tulipe, car le redoutable tacticien était un cavalier médiocre. On sent Scott fasciné par son personnage, alors que l'Histoire est malmenée de bout en bout et que diverses simplifications ou raccourcis tendancieux font hurler les spécialistes, et pas seulement en France. Voici un florilège des erreurs factuelles les plus frappantes, qu'on aurait aisément pu éviter: Napoléon assiste à l'exécution de Marie-Antoinette (en robe de cour!) à Paris, alors qu'il était avec sa famille à Toulon; à la Convention, Robespierre a la tête bouffie de Danton; le salon de Tallien après la fin de la Terreur est un vaste bordel, tout le monde en rut, à moitié déshabillé, s'y donne en spectacle; Bonaparte fait bombarder les pyramides avec son artillerie, allez savoir pourquoi (alors qu'il combat les mamelouks à des kilomètres des lieux, dix fois hors de portée des canons de l'époque); il quitte abruptement l'Égypte en apprenant que Joséphine le trompe (ce fut en vérité une décision politico-militaire, la France étant au bord de l'abîme, et il avait lui-même une liaison avec Pauline Fourès); la reconstitution de la bataille d'Austerlitz, pourtant étudiée dans toutes les académies militaires de la planète pour sa stratégie rusée, est archi-fausse et se résume ici à l'armée russe en pleine retraite qui se noie dans les étangs gelés de Goldbach (il n'y eut que quelques dizaines de noyés, sans doute une confusion avec le lac Peïpous d'Alexandre Nevski !); Napoléon n'a jamais giflé Joséphine lors de la cérémonie du divorce; Louis XVIII (qui n'était pas encore roi, exilé en Angleterre) se trouve aux côtés de Talleyrand au Congrès de Vienne; Napoléon quitte l'île d'Elbe sur un coup de tête pour revoir Joséphine (en fait, il savait qu'elle était décédée presque un an auparavant, et quid de l'Aiglon, oublié?); le face-à-face du Corse et de Wellington à bord du Bellerophon à Portsmouth avant le départ pour Sainte-Hélène (ils ne se sont jamais rencontrés), etc., etc. Broutilles que cela, on a vu pire à l'écran, soit.
Ce qui dérange surtout, c'est le portrait-même du Corse. Son envahissant entourage familial, politique ou militaire est quasiment absent, et hormis la guerre - il se bouche les oreilles quand les canons se lâchent - et deux copulations pressées et sans grâce avec Mme de Beauharnais après une scène de séduction aussi vulgaire qu'invraisemblable réduisant l'impérial arriviste à un piètre amant, on n'apprend pas grand-chose sur l'homme qui fut pendant quinze ans le maître du continent, préserva les acquis positifs de la Révolution et façonna profondément la France moderne. On le suit sans vraiment comprendre le pourquoi de cette enfilade de campagnes militaires (l'Italie et l'Espagne sont passées sous silence, aucune stratégie n'est expliquée), la politique de ses amis comme de ses ennemis reste opaque. C'est un alignement de tableaux sans récit: Sacha Guitry fit de même en 1955, mais en les commentant avec esprit et/ou lucidité. Joaquin Phoenix qui - de son propre aveu - n'a jamais su comment interpréter une figure aussi complexe, se promène tel une statue, taciturne, monolithique par crainte de trop humaniser son personnage, le regard inexpressif (en vérité il avait l'oeil perçant et vif), laconique (alors que son dynamisme et sa volubilité épuisaient ceux qui l'entouraient), sans une once d'esprit ou d'humour (qui pouvait être cinglant) ni d'échanges stratégiques, administratifs ou culturels. Son jeu reste impersonnel, regards vides et timides sourires muets. Ses aller-retours entre lits et batailles finissent par ennuyer et on peine à croire que cet homme soit parvenu à animer tant de passions à travers toute l'Europe, sans parler de l'adoration de ses grenadiers. Quant à Ridley Scott - qui, en dépit de ses propos sur la "grande passion", liquide le décès de Joséphine par-dessus la jambe - on se demande ce qui a bien pu l'intéresser dans cette interminable enfilade de séquences expédiées comme des salves de canons. Enfin, le film se termine sur une liste du nombre de morts des principales batailles, avec des chiffres farfelus; il est notamment précisé que les guerres que Napoléon aurait déclenchées ont causé la mort de près de trois millions de personnes depuis ses débuts de jeune lieutenant... Manifestement, Scott n'a jamais entendu parler des sept coalitions militaires des monarques européens dès 1792: ce furent tour à tour les Anglais, les Autrichiens, les Russes ou les Prussiens qui ouvrirent les hostilités, parfois sans déclaration de guerre. Les deux seuls conflits que l'"usurpateur" Bonaparte déclencha lui-même (l'Espagne en 1808 et la Russie en 1812) lui furent fatals. Mais comment faire confiance à cette conclusion chiffrée après l'invraisemblable avalanche d'erreurs factuelles du scénario?
On peut du reste se demander si la britannicité de Ridley Scott n'aurait pas joué un rôle dans cette orientation spécifique et surtout dans la fixation sur Mme de Beauharnais et le beau sexe en général (ce qui n'est pas le cas pour l'audio-visuel français). Rappelons tous les films anglo-saxons suivants : The Life Drama of Napoleon Bonaparte and Empress Josephine of France (US 1909), A Royal Divorce (GB 1923), Empress Josephine or Wife of a Demigod (GB 1923), The Lady of Victories (US 1928), Conquest (US1937), A Royal Divorce (GB 1938), The Love Story of Napoleon (tv US 1953), Désirée (US 1954), Napoleon and Love (tv GB 1974, 9 épisodes de 52 min.!), Betsy (tv GB 1978), Napoleon and Josephine (tv GB 1987), sans parler du projet inabouti de Stanley Kubrick qui était, lui aussi, fortement orienté sur la vie sexuelle du couple impérial... L'Angleterre voudrait-elle ainsi noyer le fait que les guerres napoléoniennes n'étaient en réalité qu'une continuation de l'affrontement ininterrompu avec la France depuis Louis XV et que Waterloo fit de la Grande-Bretagne le maître du monde durant tout le XIXe siècle?
Cela dit, le bilan financier très positif du film en salles contredit les discours souvent sarcastiques de la presse comme des cinéphiles, voire la déception sinon la colère des historiens - en particulier en France ("Les Français ne s'aiment pas eux-mêmes!" rétorque ironiquement Scott). En l'état, ces 2h37 d'imagerie épique confortent certes le cliché populaire d'un "conquérant autodestructeur" et il faut bien constater que le nom et la silhouette de celui que la bande-annonce présente comme un "empereur, guerrier, général, génie, rebelle et tyran" continuent à fasciner les foules. La preuve: à ce jour, le film aurait fait plus de 200 millions $ de recettes dans le monde entier. On attend la version "longue" de plus de quatre heures prévues sur la plateforme d'Apple TV+ pour peut-être nuancer certains jugements.
2023/24[en projet] (tv) Napoleon (US) mini-série de Steven Spielberg et Cary Joji Fukunaga
HBO Television. - av. Jack Nicholson (Napoléon). - Spielberg réactive depuis février 2023 un projet vieux de dix ans: adapter en une série de sept épisodes le scénario de long métrage abandonné de Stanley Kubrick.