Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

8. NAPOLÉON REDESSINE LA CARTE D’ITALIE

L’ombre de Bonaparte, le visage de Joséphine et la carte de l’Italie: une composition métaphorique du Napoléon d’Abel Gance (1927).

RAPPEL HISTORIQUE

Théâtre des rivalités des Habsbourg et des Bourbons d’Espagne, la Péninsule italienne est morcelée en une quinzaine de petits États, au mépris des vœux de ses habitants. Le 2 mars 1796, le Directoire charge Bonaparte, nommé à 28 ans général en chef de l’armée d’Italie, d’attaquer les Austro-Sardes dans la vallée du Pô. Prévue par Paris comme une manœuvre de diversion pour forcer l’Autriche à se déplacer au sud des Alpes et dégarnir ainsi le Main et le Danube qu’attaquent les généraux Jourdan et Moreau (dont les troupes piétinent), cette première campagne d’Italie mobilise une armée de 30 000 soldats mal équipés et mal nourris, qui ne devra recevoir aucun renfort lors de son offensive factice et vivre sur l’habitant. Mais, dirigée par le jeune Bonaparte, la petite armée d’Italie vainc successivement cinq armées sardes, piémontaises et autrichiennes (70 000 hommes). En une année, l’Italie du Nord est conquise et transformée en République cisalpine, Bonaparte envahit le Tyrol et fait mine de marcher sur Vienne. Avec le traité de Campo-Formio (10 octobre 1797), l’Autriche doit non seulement abandonner la Péninsule, mais aussi la rive gauche du Rhin. Les victoires de Bonaparte à Montenotte, Lodi, Castiglione, Arcole, Rivoli, la prise de Mantoue, etc. forcent le royaume de Piémont-Sardaigne et l’Empire autrichien à se retirer de la Première Coalition des puissances européennes hostiles à la France républicaine, qui est ainsi dissoute. Seule la Grande-Bretagne ne dépose pas les armes. Le pillage des œuvres d’art envoyées à Paris se fait sur ordre exprès du Directoire, mais dans ce domaine, le jeune général fait du zèle pour garder les coudées franches sur place tout en augmentant sa popularité dans l’Hexagone. En Italie, Bonaparte mesure pour la première fois l’étendue de ses capacités de militaire, de diplomate, de gouverneur, d’administrateur et de législateur, et définit une politique qu’il appliquera à partir du 18-Brumaire : l’autorité et la force au service de la modération. Il fait de Gênes une République sœur (ligurienne) et proclame à Milan l’indépendance de la République cisalpine, placée sous la protection de la France. En contrepartie, l’Autriche obtient la Vénétie orientale occupée par les Français depuis mai 1797, ce qui signifie la fin de la « Sérénissime République » : après un millénaire d’indépendance, Venise devient une province de l’Empire austro-hongrois.
Mais la paix n’est qu’une trève. Au printemps 1798, le Royaume-Uni, l’Autriche, la Russie et la Turquie forment la Deuxième Coalition contre la France. Profitant de l’absence de Bonaparte, bloqué en Égypte (cf. chap. 4.2), les Autrichiens lancent une offensive dans le but de reconquérir leurs possessions italiennes perdues l’année précédente. Le brillant stratège Alexandre Souvorov reçoit le commandement de l’armée austro-russe. En 1799, il reprend Milan, bat Macdonald sur la Trébie et Joubert à Novi et parvient, en cinq mois, à chasser les Français de l’Italie du Nord : le chemin de Paris est ouvert. Mais le conseil de guerre autrichien, jaloux de ses succès spectaculaires, coupe son élan en lui ordonnant de bifurquer sur la Suisse, de traverser les Alpes et soutenir les armées en difficulté de Rimsky-Korsakoff. Ne parvenant à joindre ce dernier, auquel Masséna et son Armée d’Helvétie infligent une cuisante défaite à Zurich, Souvorov est rappelé en Russie. Choqué, le tsar rompt l’alliance avec Vienne.
Entre-temps, en février 1798, les troupes françaises de Berthier ont prétexté l’assassinat du général Duphot, de l’ambassade de France, pour envahir les États pontificaux et s’emparer de Rome ; le Directoire demande au pape Pie VI de renoncer à ses pouvoirs temporels, tout en gardant ses pouvoirs spirituels. Le pape s’enfuit ; il est capturé, déposé, déporté en Toscane puis en France, où il meurt d’épuisement en exil (Pie VII lui succède en 1800). Berthier a fait proclamer la République romaine, organisée sur le modèle de la française, mais la population locale accueille fraîchement le nouveau régime qui s’est distingué par des pillages lors de la prise de la ville et par de lourds impôts. En novembre 1798, Ferdinand IV de Naples lance une offensive armée depuis le Sud et occupe Rome, mais ses troupes sont battues par le général Championnet. Ce dernier descend alors sur Naples, chasse Ferdinand IV et instaure l’éphémère République parthénopéenne. Le désengagement forcé des armées républicaines dans la Péninsule suite à l’offensive générale anglo-austro-russe au Nord permet cependant aux royalistes napolitains de reconquérir leur capitale après six mois et d’y anéantir les derniers jacobins avec l’appui de la flotte britannique (cf. chap. 8.5). Les Bourbons-Naples reprennent Rome, les États pontificaux sont restaurés en juin 1800.
De retour d’Orient et fraîchement nommé Premier Consul, Bonaparte organise d’urgence une seconde campagne d’Italie. Il prend les coalisés à revers en franchissant les Alpes par le col du Grand-Saint-Bernard avec une armée de réserve de 40 000 hommes (14-20 mai 1800). Il rentre à Milan, rétablit la République cisalpine, remporte une première victoire à Montebello qui empêche la jonction des Anglais et des Autrichiens, et écrase ces derniers de justesse, mais définitivement à MARENGO (14 juin), la dernière bataille majeure de Napoléon sur le front italien. Ce dernier reconnaît le nouveau pape, Pie VII, ainsi que les États pontificaux, dans les limites du traité de Tolentino (perte territoriale de la Romagne, confiscation de trésors artistiques au profit du Louvre). Par le Concordat de 1801, la France républicaine instaure officiellement le catholicisme comme la religion de la majorité de ses citoyens (mais non comme une religion d’État) ; l’Église de France devient une Église nationale, aussi peu dépendante du Saint-Siège que possible, et soumise au pouvoir civil – une pierre d’achoppement permanente entre la papauté et Napoléon. Le traité de Lunéville, qui scelle la paix sur le continent (15 janvier 1801), instaure un équilibre entre la France et l’Autriche et entraîne la fin de la Deuxième Coalition. Le dogme révolutionnaire des frontières naturelles devient une réalité. Très médiatisée, cette seconde campagne fait la légende romantique du Premier Consul, « libérateur des peuples » et promulgateur des idées de la Révolution.
En septembre 1802, Napoléon annexe le Piémont et l’île d’Elbe à la France, puis accorde la Toscane à Louis de Bourbon, gendre du roi d’Espagne (allié de Paris), avec le titre de roi d’Étrurie. En mars 1805, s’étant fait proclamer empereur des Français et couronné avec la bénédiction du pape, Napoléon transforme la République italienne en Royaume d’Italie (« Regno italico »), un État pré-unitaire italien qui comprend l’Italie centre-orientale et une bonne partie du Nord (Trentin, Marches) avec pour capitale Milan ; le 26 mai, il se sacre ROI D’ITALIE dans la cathédrale de Milan, en présence du cardinal Caprara. Napoléon, qui se comporte désormais en dynaste, en est le souverain et son fils adoptif Eugène de Beauharnais le vice-roi. Après sa défaite à Austerlitz, l’Autriche doit renoncer à la Vénétie, qui est également rattachée au nouveau royaume. Lucques et Piombino sont mués en principautés satellites sous l’autorité d’élisa Bonaparte. La République ligurienne est découpée en trois départements (Apennins, Montenotte, Gênes) et devient française. Les Abruzzes, les Pouilles, la Calabre font partie du Royaume de Naples (confié à Joseph Bonaparte en 1806, puis à Joachim Murat), tandis que, défendue par la flotte anglaise, la Sardaigne et la Sicile restent en main des Bourbons-Naples. En 1808, les duchés de Parme et de la Toscane (terre d’origine des Bonaparte) sont absorbés à leur tour. Le Saint-Siège est réoccupé par les troupes françaises suite au refus du pape d’adhérer au Blocus continental et Napoléon annexe les restes des États pontificaux à l’Empire pour former les départements du Tibre et de Trasimène (1809). Récalcitrant, le pape prêche la révolte et rend publique la bulle d’excommunication envers Napoléon, qui se voit contraint de le faire arrêter ; Pie VII est emmené en captivité à Savone puis à Fontainebleau où il restera jusqu’en 1814 (il sera libéré quelques jours avant le début de la campagne de France). En février 1810, la Ville éternelle – proclamée « ville impériale et libre » – est réunie d’autorité à l’Empire. Il est décidé que le prince impérial – le futur Aiglon – portera le titre de Roi de Rome.
À la fin de l’Empire, Pie VII rétablit les États pontificaux (qui seront définitivement abolis en 1870 par le roi d’Italie, Victor-Emmanuel II). Il amnistie ceux qui ont accepté de travailler pour les Français pendant les cinq années d’annexion et offrira même, l’année suivante, un asile aux Napoléonides en exil, à commencer par Madame Mère et le cardinal Fesch, l’oncle de l’empereur déchu. Le Congrès de Vienne redistribue les cartes : Parme, Modène, Lucques redeviennent des duchés ou des principautés indépendants ; la Lombardie et la Vénétie sont placées sous le joug autrichien ; le grand-duc de Toscane, les rois de Sardaigne et des Deux-Siciles récupèrent leurs territoires respectifs. Mais l’unité italienne a été largement amorcée par la création napoléonienne de trois grands ensembles : 15 départements et les royaumes d’Italie et de Naples. Ainsi naît au sein de l’intelligentsia italienne, des Carbonari et des futurs garibaldiens l’espoir d’une patrie unifiée – telle que l’évoquera Murat, roi de Naples, avant d’être fusillé en 1815 (cf. infra) – et autour du drapeau vert-blanc-rouge choisi par Napoléon, les couleurs des uniformes des Légions italiennes l’ayant soutenu en 1796.