Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

9. NAPOLÉON FACE À L’IRRÉDUCTIBLE ANGLETERRE

L’impressionnante bataille navale de Trafalgar recréée infographiquement par Fabrice Hourlier d’après les tableaux d’époque (tv 2007).

RAPPEL HISTORIQUE

L’Angleterre a été l’ennemie permanente, irréductible de la France, des premières guerres révolutionnaires à la chute de l’Empire, organisant, participant et souvent même finançant à elle seule les sept coalitions européennes auxquelles Napoléon dut faire face jusqu’à Waterloo, en 1815. Durant ce conflit de vingt-trois ans qui voit en définitive s’affronter deux empires (et leurs colonies), l’un sur les mers, l’autre sur le continent, le peuple britannique supporta des impôts de plus en plus lourds et la dette publique passa de 228 à 876 millions de livres. En fait, la victoire de Waterloo marque l’ultime affrontement d’une guerre anglo-française de plus d’un siècle, commencée en 1690, et dont l’enjeu est moins territorial qu’économique : l’Angleterre veut que personne ne domine l’Europe pour que les marchés restent libres.
Le roi Georges III donnant des signes de troubles mentaux et ayant perdu les colonies d’Amérique du Nord, le Premier ministre William Pitt le Jeune, nommé en 1783, à l’âge de vingt-quatre ans, parvient à tenir ce souverain d’intelligence médiocre et aux idées absolutistes à l’écart du pouvoir. Pitt consacre son long ministère (18 ans) à la restauration du régime parlementaire, tout en combattant la politique de coteries et de corruption en usage chez les « whigs ». L’Angleterre s’oppose depuis longtemps à toute puissance capable de dominer le continent et la France révolutionnaire constitue un modèle dangereux dans un pays où le prolétariat ouvrier croît en permanence, où la majorité des citoyens est exclue du corps électoral et où le Parlement ne représente toujours que les intérêts de l’oligarchie au pouvoir. Pourtant, au début, la Révolution française trouve des sympathies dans divers milieux britanniques, l’affaiblissement de l’autorité des Bourbons laissant espérer l’instauration d’une monarchie constitutionnelle. Mais l’occupation des États de Belgique (Pays-Bas autrichiens et Principauté de Liège) par les troupes de la Convention en 1792/93 – est perçue à Londres comme une menace directe pour les intérêts commerciaux de la nation. Le 1er février 1793 à Paris, la Convention déclare la guerre au roi d’Angleterre et au stadhouder de Hollande, Pitt est décrété « ennemi du genre humain ». L’aversion de ce dernier à l’encontre de la France révolutionnaire se reporte dans les années suivantes sur la personne de Bonaparte.
Le traité d’Amiens signé le 25 mars 1802 met provisoirement fin à la guerre entre le Royaume-Uni, isolé et financièrement exsangue après l’échec de la Deuxième Coalition, et la République française dont il contestera toujours la légitimité ; ce n’est qu’une trêve de quatorze mois, la seule pendant deux décennies. L’Angleterre restitue à la France toutes ses colonies mais évite de se prononcer sur les acquisitions françaises sur le continent. Elle s’engage en outre à rendre l’île de Malte à l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, gouvernement indépendant et neutre. Le « whig » Charles James Fox, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, anti-esclavagiste favorable aux idées révolutionnaires et partisan d’une politique de non-intervention, rencontre Bonaparte à Paris. Son principal adversaire Pitt, l’ennemi juré de la France, doit céder sa place de Premier ministre pendant trois ans à Henry Addington.
En février 1803, toutefois, le gouvernement anglais annonce qu’il entend conserver Malte – point stratégique dans la Méditerranée – pour compenser l’annexion du Piémont par la France et le maintien de l’armée française aux Pays-Bas. Simple prétexte, car en fait, l’Angleterre, qui ne digère pas l’occupation d’Anvers (sa porte vers l’Europe), cherche la confrontation. Le Premier Consul fait savoir qu’il exige l’évacuation de Malte, prévue par la paix d’Amiens, laquelle ne concernait en rien le sort du Piémont et de la Hollande. L’impatience, la précipitation de Bonaparte relance le conflit : le cabinet britannique veut s’en tenir à l’esprit du traité d’Amiens, Bonaparte à la lettre. Le 11 mai, la France rejette un ultimatum anglais, et le 17, Londres déclenche les hostilités en décrétant un embargo sur les navires français et hollandais ; plus de 1200 vaisseaux et de 200 millions de francs de marchandises sont saisis. Le 23 mai, la guerre reprend. Une année plus tard, William Pitt redevient Premier ministre et finance la Troisième Coalition (avec la Russie, l’Autriche et la Suède) pour éloigner la menace d’invasion que Napoléon fait planer depuis le Pas-de-Calais ; à défaut de pouvoir mettre des troupes à disposition, l’Angleterre remplace les hommes par des espèces sonnantes (la « cavalerie de Saint-Georges ») : chaque adversaire de la France reçoit de Londres 12,50 livres sterling par soldat et par année de guerre, un tarif qui est désormais la base de toutes les alliances anglaises jusqu’en 1813. L’Angleterre s’empare de la plupart des colonies françaises et hollandaises (Ceylan, Malacca, Le Cap, la Trinité, Cochin et le Comptoir des Indes, etc.). « Napoléon, affirme Pitt, est fils et champion de toutes les atrocités de la Révolution. » Pour entériner cette politique, la Couronne britannique annonce solennellement, le 24 janvier 1804, que jamais elle n’abandonnera la cause des Bourbons, garante, selon elle, d’une restauration de l’équilibre européen. En janvier toujours, Pitt envoie trente-cinq royalistes français sur le continent pour organiser l’assassinat du Premier Consul (Pichegru, Cadoudal et consorts).
Le roi souffre de porphyrie, maladie héréditaire dont l’un des symptômes est l’accès intermittent de crises de démence ; n’ayant pas le droit d’assumer le gouvernement sans accord parlementaire, l’héritier au trône, Georges, prince de Galles, s’adonne aux plaisirs ruineux, à la provocation et à la débauche, irritant sa famille aux goûts plutôt austères, le Parlement et en particulier les couches défavorisées du royaume. Georges III sombre définitivement dans la folie en 1810 et le prince de Galles est nommé Prince Régent, de 1811 à son accession au trône dix ans plus tard sous le nom de George IV. Il mène un style de vie extravagant qui contribue aux modes guindées de la Régence anglaise (Beau Brummell, Lord Byron, etc.).
Entre-temps, la guerre contre la France se fait surtout sur les mers, car l’armée de terre britannique est insignifiante. La puissante flotte française a été décapitée par la Révolution : attachés au roi, la plupart des cadres qualifiés ont fui, laissant vaisseaux et chantiers en plan. La Convention a négligé sa marine au profit de l’armée de terre, le blocus anglais des ports français empêche la formation de nouveaux matelots et le développement de nouveaux chantiers navals. Napoléon connaissant mal la mer, l’amiral Horatio Nelson s’avère son adversaire le plus redoutable. D’abord sur les côtes italiennes (en 1793 à Naples, où Nelson fait la connaissance de Lady Hamilton [cf. chap. 9.4]), puis en traquant et en coulant l’escadre de l’expédition d’Égypte dans la baie d’Aboukir (août 1798) tandis que Bonaparte séjourne au Caire. Le légendaire vice-amiral perd la vie en anéantissant la flotte franco-espagnole à TRAFALGAR (21 octobre 1805), une victoire décisive remportée grâce à une tactique proprement napoléonienne (attaque perpendiculaire, enveloppement, destruction méthodique des navires ennemis à deux ou à trois), malgré son infériorité numérique. Les Franco-Espagnols perdent 22 bâtiments sur 33, les Anglais aucun. Forte de 135 navires de guerre, l’Angleterre est désormais souveraine des océans et définitivement à l’abri de cette invasion que Napoléon préparait dès 1804 depuis le camp de Boulogne avec une flotille de 200 000 hommes (mais à laquelle il semble avoir renoncé déjà avant Trafalgar, ayant emmené sa Grande Armée en Allemagne à la fin août). Sa santé étant très altérée à la suite des revers catastrophiques des coalisés à Ulm et surtout à Austerlitz, William Pitt décède en janvier 1806.
En novembre, reconnaissant l’impossibilité de lutter dans le domaine maritime, Napoléon ordonne le BLOCUS CONTINENTAL, une tentative d’asphyxier économiquement le Royaume-Uni et de stopper la création de nouvelles coalitions antifrançaises en l’empêchant de commercer avec le reste de l’Europe.
De « vaincre la mer par la terre », selon ses propres termes. Or le blocus ne peut réussir que si l’ensemble du continent le respecte. L’Empire français est alors un géant s’étendant de Bayonne à Danzig et de Reggio à Hambourg, mais le décret du blocus n’est exécuté qu’en France et dans les royaumes alliés et pays occupés (Italie, Espagne, Toscane, Rome, Naples, Royaume de Hollande, Haute- et Basse-Allemagne, Danemark). En réalité, l’Empire français n’a pas les moyens de sa politique, du moins pas à long terme, et l’arme qui aurait dû ruiner l’Angleterre (en précipitant la chute de la livre sterling qui alimente les coalitions) va se retourner contre lui et le pousser à commettre les deux erreurs les plus funestes de sa carrière : la guerre d’Espagne (1808) et la campagne de Russie (1812). Dans les années qui suivent, l’ensemble des efforts de politique extérieure de Napoléon converge vers l’extension du Blocus à tout le continent, par des traités imposés (Tilsit pour la Russie et la Prusse) ou des invasions militaires (Portugal). La plupart des pays alliés, qui doivent remplacer les importations britanniques par des produits venant des manufactures françaises, voient ces mesures d’un mauvais œil et subissent une récession économique grave. En fin de compte, le processus et la manière de l’appliquer réveillent les nationalismes sur tout le continent. Même si le blocus ne sera jamais totalement efficace (grâce à l’ouverture de marchés coloniaux en Amérique latine), le crédit britannique perd jusqu’à 20% de sa valeur entre 1808 et 1810, et malgré une importante contrebande, l’opération provoque chômage, disette, même des émeutes.
Asphyxiée, l’Angleterre initie alors ses premières opérations militaires terrestres, sur la péninsule Ibérique. En août 1808, sa suprématie maritime – qui empêche notamment toute invasion de la Sicile par Murat et bloque l’expansion française en Orient – favorise le débarquement à La Corogne d’un corps expéditionnaire de 15 000 hommes menés par Arthur Wellesley, futur duc de Wellington (1769-1852). Accueilli en libérateur, Wellington combat « Boney » – sobriquet des Anglais pour Napoléon – au Portugal, puis progressivement aussi en Espagne, aux côtés des armées et des maquisards autochtones (« Peninsular War ») qu’il ravitaille en armes et en munition. L’affrontement s’étire sur quatre années sanglantes, avec des fortunes diverses. En 1811/12, la Russie, qui souffre des séquelles du Blocus dans la mer Baltique et ne pardonne pas aux Français la renaissance de la Pologne, se dégage du Système Continental napoléonien et rouvre ses portes aux navires anglais – ce qui déclenche les hostilités en Russie. Après avoir expulsé les Français du royaume portugais (mai 1811), Wellington profite du désastre de la Grande Armée à l’est pour enfin chasser d’Espagne le restant des troupes françaises, sérieusement dégarnies. Promu maréchal après sa victoire sur Soult à Vitoria (21 juin 1813), il envahit le sud de la France. La chute de Toulouse (10 avril 1814) marque la fin de la campagne de France et entraîne l’exil de Napoléon à l’île d’Elbe. C’est alors seulement que Wellington reçoit le titre de duc. Tacticien prudent et tenace, habile à transformer une retraite en victoire, il forme une armée de terre qui saura résister, non sans peine, aux terribles charges de la cavalerie napoléonienne à WATERLOO, le 18 juin 1815. (Fasciné par le souvenir de son adversaire, il aurait, dans ses vieux jours, passé de longues heures assis devant le portrait de l’empereur déchu.)
Napoléon demande l’asile à l’Angleterre ; pour toute réponse, l’Amirauté britannique le fait déporter à Sainte-Hélène, déchu de son titre d’empereur et traité en prisonnier de guerre (cf. chap. 15.4). Sa captivité et le traitement mesquin que lui fait subir Sir Hudson Lowe sur son île-prison provoquent toutefois des interventions houleuses au Parlement où Lord et Lady Holland et d’autres libéraux anglais (whigs) comme Sir Robert Wilson, favorables au captif, tentent vainement de faire adoucir sa peine. La parution de Napoleon in Exile or a Voice from St. Helena (1822), les mémoires du médecin irlandais et fervent partisan de l’Empereur, R. B. O’Meara, ouvre le débat. Dans sa volumineuse biographie The Life of Napoleon Buonaparte : The Emperor of the French (La Vie de Napoléon), parue en 1827 en neuf volumes, Sir Walter Scott défend le génie militaire, politique et administratif de l’ancien ennemi (sans en occulter l’égotisme et l’ambition démésurée), et stigmatise violemment l’attitude de Hudson Lowe, ce qui lui vaudra duels et menaces de procès. Quant à Lord Byron, qui admire Napoléon et abhorre les Bourbons, il considère Waterloo non comme une victoire, mais comme une calamité. Avec l’effondrement de l’Empire français, l’Angleterre confirme sa maîtrise incontestée des mers (la flotte royale compte plus de 900 navires de guerre) et devient la première puissance coloniale et industrielle du monde. Soucieux de maintenir un équilibre constructif – et commercialement favorable – sur le continent, Londres s’oppose toutefois au démembrement de la France par les vainqueurs comme à la politique d’intervention de Metternich et de la Sainte-Alliance. Épilogue cocasse : après Waterloo, les Anglais adoptent les bonnets noirs en poils d’ours des grenadiers de la Garde impériale pour en faire le couvre-chef de la garde royale à Buckingham.