Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

10. NAPOLÉON ET L’AUTRICHE DES HABSBOURG

La mort du maréchal Lannes à la bataille d’Essling-Aspern dans Gloire, la version française de Der junge Medardus (1923 / 1928).

RAPPEL HISTORIQUE

Participant à six coalitions antifrançaises sur sept, la monarchie danubienne de François II (empereur du Saint Empire germanique, roi de Hongrie et de Bohème) est, après l’Angleterre, l’adversaire le plus ancien et le plus résolu de la Révolution française comme de Napoléon, l’âme de la résistance continentale aux idées libérales. Le 25 mars 1792, l’ultimatum remis par la France à l’Autriche pour faire disperser les rassemblements d’émigrés en Rhénanie étant repoussé, l’Assemblée législative à Paris et Louis XVI (qui espère secrètement la victoire des monarchies) déclarent la guerre aux Habsbourg. En mai, l’Autriche et la Prusse forment une première coalition contre-révolutionnaire à laquelle se rallient dès 1793 l’Angleterre, la Hollande, le Portugal et les royaumes des Deux-Siciles et de Sardaigne. Entre-temps, l’empereur d’Autriche perd sa sœur Marie-Antoinette, guillotinée à Paris. La victoire française à Valmy et, plus encore, les divisions entre coalisés permettent aux Français de repousser l’invasion étrangère. Chassée de Lombardie et de Vénétie par la campagne d’Italie de Bonaparte (avril 1796 à février 1797), l’Autriche se voit contrainte de signer le traité de Campoformio : elle renonce en faveur de la République française aux Pays-Bas autrichiens et reconnaît la nouvelle République cisalpine (Lombardie, Bergame, Mantoue, etc.) comme puissance indépendante. Une année plus tard, l’Angleterre réunit la Deuxième Coalition, obtenant les alliances russe, ottomane, autrichienne, napolitaine et suédoise. La victoire de Masséna sur les Austro-Russes à Zurich (septembre 1799) et celle de Napoléon qui, quelques mois après son retour d’Égypte, traverse les Alpes et inflige aux Autrichiens la défaite cuisante de Marengo (mai 1800) obligent Vienne à traiter ; c’est la fin d’un conflit de neuf années. La paix de Lunéville (9 février 1801) entérine l’hégémonie française sur l’Italie du Nord, à l’exception de la République de Venise.
En été 1804, dans la crainte qu’en redéfinissant la carte géopolitique européenne, Bonaparte fasse disparaître le Saint Empire romain germanique, François II ajoute à son titre celui d’Empereur héréditaire d’Autriche sous le nom de François Ier. En juillet 1805, mécontente de la politique interventionniste de Napoléon en Allemagne, en Suisse et en Italie, l’Angleterre finance et constitue la Troisième Coalition antifrançaise, ralliant à nouveau la Russie, l’Autriche, Naples et la Suède. D’abord réticente, l’Autriche se décide suite à la création du Royaume d’Italie, satellite de l’Empire français. Les hostilités s’ouvrent fin septembre : le général autrichien Mack attaque la Bavière par surprise avec 85 000 hommes et compte sur Koutouzov pour marcher ensuite conjointement sur Strasbourg ; en même temps, l’archiduc Charles-Louis d’Autriche entre en Lombardie afin d’envahir le sud de la France. Dès la fin août, Napoléon renonce à ses plans d’invasion de l’Angleterre (sa flotte étant bloquée à Cadix) et, divisant ses troupes en sept corps d’armée, fonce de Boulogne vers l’Allemagne du Sud où il force les Autrichiens du général Mack à s’enfermer dans ULM, poussant la ville à une capitulation désastreuse (17 octobre), s’empare de Vienne sans rencontrer de résistance (15 novembre) et écrase les armées austro-russes commandées par François Ier et le tsar Alexandre Ier à AUSTERLITZ, à 100 km au nord de la capitale (Slavkov ou Brna, aujourd’hui en République tchèque). La Grande Armée a marché de Boulogne à Austerlitz en six semaines et, loin de ses bases, s’est mesurée à un ennemi presque deux fois supérieur en nombre. L’affrontement d’Austerlitz, véritable coup de génie tactique surnommé « la bataille des trois Empereurs », ébranle tout le continent, met fin à la Troisième Coalition et rend Napoléon pratiquement maître de l’Europe centrale. Vaincue comme jamais auparavant, humiliée et isolée, l’Autriche signe la paix de Presbourg – qui scelle la fin du Saint-Empire romain germanique ; Napoléon impose que la Bavière soit érigée en royaume, comme le Wurtemberg et le Bade (naissance de la Confédération du Rhin). L’Autriche doit verser à la France une indemnité de guerre de 40 millions de livres et céder 10% de sa population. Cette population vient peupler les nouvelles républiques sœurs en Italie (Vénétie, Dalmatie) et en Bavière (Tyrol), des états-tampons contre l’ennemi à l’est, et accessoirement de nouvelles zones de recrutement. Toutefois, Napoléon suit les conseils de Talleyrand qui prône une politique prévenante face à Vienne, craignant que l’Autriche ne se disloque sous le coup des défaites ; il faudrait, estime le rusé ministre des Affaires étrangères, s’allier au contraire à elle, la fortifier, lui rendre confiance et l’utiliser comme un rempart contre les « barbares » russes (lettre à Napoléon, 5.12.1805). Mais, comme tous les fils de la Révolution, Napoléon reste convaincu que l’Autriche est sa véritable ennemie et qu’il faudra l’anéantir à moyen terme – ce qui va provoquer la défection de Talleyrand.
Quatre ans plus tard, en avril 1809, les premiers échecs de Napoléon en Espagne encouragent l’Autriche à laver l’affront de Presbourg, à venger l’humiliation d’Austerlitz, l’occupation de Vienne, la fin de l’hégémonie sur l’Allemagne, à rompre la neutralité et à reprendre les hostilités dans le cadre de la Cinquième Coalition, aux côtés du Royaume-Uni seulement (mais dont les troupes à terre sont immobilisées en Espagne). L’archiduc Charles-Louis, stratège reconnu et le seul général autrichien pouvant tenir tête à Napoléon, est désigné commandant suprême et chargé de réformer l’armée. C’est le dernier conflit majeur en Europe avant la campagne de Russie, et dont les engagements causent de très lourdes pertes dans les deux camps. Les Autrichiens attaquent sans déclaration de guerre en Bavière (où Berthier est pris par surprise), au Tyrol, en Vénétie, en Illyrie, en Saxe et dans le duché de Varsovie. Napoléon riposte par la victoire d’Eckmühl (22 avril), puis entre pour la deuxième fois dans Vienne (13 mai). François Ier et son frère Charles-Louis ont abandonné la ville et traversé le Danube en coupant les ponts derrière eux. En tentant de franchir le Danube, la Grande Armée subit de lourdes pertes à Essling-Aspern : trente heures d’un combat sans vaincu ni vainqueur qui fait plus de quarante mille morts, dont le maréchal Lannes. C’est la première grande hécatombe de la guerre moderne. Six semaines plus tard, opérant une seconde traversée, Napoléon remporte une victoire difficile mais décisive à WAGRAM (5 juillet), scellée par le traité de Schönbrunn. Une paix que l’Autriche paie chèrement : cession de la Carinthie et des ports de l’Adriatique à la France, de la Galicie aux Polonais. L’Empire autrichien, qui n’a connu militairement que des revers jusqu’en 1813, perd 20% de sa population totale. Quoique ébranlé par les pertes subies à Essling et à Wagram, Napoléon rejette la proposition de Davout, son plus brillant maréchal, qui le presse de rayer l’Autriche multi-ethnique de la carte en provoquant sa dislocation (« Assez de sang versé ! »).
Dans les régions alpines du Tyrol, Andreas Hofer mène une rébellion contre la domination franco-bavaroise, mais après quelques succès initiaux, elle est lâchée par Vienne et écrasée. Trahi, Hofer périt fusillé en 1810 (cf. chap. 10.2). Après la tentative d’assassinat par l’étudiant Friedrich Staps à Schönbrunn, Napoléon devient soucieux de fonder une dynastie légitime. Ayant divorcé de Joséphine, il envisage un hymen avec la sœur du tsar Alexandre. Mais pour sceller le traité de Schönbrunn, et poussé par son ministre-chancelier Klemens Wenzel von Metternich (un adepte de la Realpolitik qui craint une alliance entre Paris et Moscou et souhaite par la même occasion limiter les immixtions anglaises et les ambitions prussiennes), François Ier donne sa fille aînée, l’archiduchesse Marie-Louise d’Autriche, 18 ans, en mariage à l’« ogre » en mars 1810. Ce renversement d’alliance majeur n’est pas suivi d’effets durables, car Metternich réalise que le but de Napoléon n’est pas tant la paix que l’extension de sa domination sur le continent. Il adopte donc pour principe de pencher le moment venu du côté du plus fort. François Ier aura désormais une position des plus inconfortables, étant à la fois l’adversaire et le beau-père de Napoléon, ainsi que le grand-père du Roi de Rome.
En août 1813, après le désastre en Russie, puis à la bataille de Leipzig et pendant les Cent-Jours en 1815, l’Autriche participe à la Sixième et à la Septième Coalition, mais ce sont surtout les armées prussienne, russe et anglaise qui se distinguent sur le terrain. Au congrès de Châtillon, pendant la campagne de France (février 1814), François Ier est de ceux qui prônent en vain la modération, de battre son beau-fils sans le renverser ou d’imposer à la France une régence autrichienne (représentée par Marie-Louise) au nom du fils de Napoléon. À l’abdication de son gendre, il a l’élégance de ne pas parader sur les Champs-Élysées. Commencé le 1er novembre 1814 sous l’égide de Metternich, le Congrès de Vienne réunit pendant sept mois les pays vainqueurs de Napoléon ainsi que les autres États européens pour déterminer les nouvelles frontières du continent et établir un ordre garantissant la paix. Metternich (élevé au rang de prince au lendemain de la victoire de Leipzig) veille en particulier à ce que le réveil prussien ne se généralise pas en un mouvement national allemand ; il oriente l’impérialisme autrichien en direction de l’Italie, par la création du royaume lombardo-vénitien. La lutte contre la France de la Révolution (et implicitement contre Napoléon) dans laquelle les Habsbourg se sont engagés pour des raisons de solidarité dynastique amène désormais l’Autriche, État multi-ethnique, donc fragile, à devenir le gendarme de l’Ancien Régime au milieu d’une Europe brutalement réveillée par le nationalisme et le libéralisme. La Sainte-Alliance sera pour elle une arme permettant de contenir tant bien que mal les poussées des peuples allemands, italiens, slaves, hongrois, dont l’émancipation signifierait la dislocation de l’empire danubien.