Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE
14. NAPOLÉON ET LA RUSSIE
À L’ÉCRAN
La représentation cinématographique des rapports de la France napoléonienne avec la Russie reflète, tel un miroir singulièrement percutant, les aléas idéologiques et culturels du XXe siècle. La trajectoire dramatique du tsar Paul Ier défie toute récupération facile, car ses cinq ans de règne arbitraire ont donné lieu à une suite d’initiatives politiquement incohérentes sinon contradictoires. À l’écran, elle sert surtout à dépeindre les dérapages d’un Caligula slave, sévissant loin des démocraties occidentales. Pour un comédien d’envergure, voilà un sujet en or. L’auteur allemand Alfred Neumann en a tiré un roman, puis une pièce qui vont servir de base à diverses dramatiques mais surtout à deux œuvres de cinéastes peu négligeables, et portées chacune par deux « monstres sacrés » du monde du spectacle européen : Emil Jannings et Harry Baur. En 1927, Ernst Lubitsch retrouve son complice des années berlinoises, l’imposant Jannings, sur les plateaux de la Paramount à Hollywood dans The Patriot (Le Patriote), une superproduction muette ornementée de quelques effets sonores ; le film, puissant et pathétique aux dires des critiques, est encensé de toutes parts, récolte un Oscar et plusieurs nominations – mais il est aujourd’hui considéré comme perdu. On peut se consoler avec son honorable remake parlant fabriqué en France, Le Patriote (1938), que réalise Maurice Tourneur : Baur y tyrannise son entourage (Pierre Renoir, Suzy Prim) sur des dialogues retravaillés par Henri Jeanson. Il faudra attendre 2002 pour qu’une production russe à caractère patrimonial, Pauvre, pauvre Paul (Bedny bedny Pavel) de Vitaly Melnikov, mise sur pied à l’occasion du tricentenaire de la ville de Saint-Pétersbourg, se penche de manière moins caricaturale, plus proche des faits, des enjeux et des personnalités concernées, sur le sort du « tsar fou ».
Porte-drapeaux et finalement victimes de la politique extérieure de Paul Ier contre le Directoire et Bonaparte, le général Souvorov comme l’amiral Ouchakov (fondateur de la flotte de la mer Noire) ont chacun droit à un biopic commandité par Staline. Ces œuvres entrent dans le cadre d’un processus sciemment planifié de « production de l’Histoire » en URSS, l’Histoire réarrangée à but démonstratif, visualisant tant les projections idéalistes que les phobies du régime et véhiculant un discours géopolitique étroitement adapté à l’actualité. Le passé reflète le présent. En Europe, seul le Kolberg nazi de Veit Harlan (1944/45, cf. p. 387) peut rivaliser avec l’ampleur idéologique de ce type d’« historisation » du présent. Ce n’est pas la biographie qui intéresse ici, mais le profil – supposé progressiste – d’un commandant réduit à la fonction de mythe politique ; paradoxalement, ce substitut de Staline doit conserver un aspect personnalisé qui le rende proche du peuple. Dans Souvorov (1941), sorti à un moment ou Staline croit encore au pacte germano-soviétique, le cinéaste Vsevolod Poudovkine, au garde-à-vous, fête d’abord la victoire glorieuse du général russe sur la Pologne en 1794, où l’insurrection des « rebelles » est écrasée (le fantôme de Katyn rôde ...). Il enchaîne ensuite sur l’incroyable odyssée de son armée russo-autrichienne dans les Alpes suisses en 1799, après avoir chassé d’Italie l’ennemi français (Hitler occupe justement Paris) : Poudovkine fait guerroyer son Souvorov en terre étrangère pour décourager tout envahisseur potentiel (d’Occident) de s’approcher des frontières russes, puis retourne chez lui, démontrant ainsi que son pays n’a jamais été une puissance conquérante. En 1953, quand sort Admiral Ouchakov (L’Amiral Tempête) de Mikhaïl Romm, le concept de l’exportation « préventive » de la guerre en pays ennemi persiste, mais la donne a changé : sortie victorieuse du conflit mondial, l’Union soviétique se pose en « libératrice » de l’Europe. Le film relate l’expédition navale de la flotte impériale russe en Méditerranée en 1799, chargée de délivrer Malte, que tiennent les Français et qu’assiègent vainement ces imbéciles d’Anglais, de conquérir les îles Ioniennes, clé de voûte des Balkans, enfin de reprendre Corfou que Bonaparte a conquis deux ans plus tôt. Or les Anglais (Nelson) sont des alliés perfides, jaloux de la nouvelle puissance russe et responsables de tous ses maux ... En arrière-fond des vaillants exploits maritimes d’Ouchakov pour délivrer les peuples de la tyrannie napoléonienne, on retrouve des traces du noyautage communiste en Grèce et de l’entrée de la Turquie dans l’OTAN. Quant au cinéma, on l’a un peu oublié : c’est du musée Grévin ; le jdanovisme, qui condamne cosmopolitisme et formalisme, est passé par là.
Le règne d’Alexandre Ier, non dépourvu d’ambiguïtés – comme le souverain lui-même, surnommé par Napoléon « le sphinx » ou « le Talma du Nord » (pour ses dons de comédien) – est, on l’a dit, marqué principalement par ses relations en zigzag avec la France. Par ailleurs, encore vert et élancé en 1815, le tsar est la vedette de presque tous les films sur le Congrès de Vienne où l’écran le montre en grand séducteur et valseur infatigable (cf. chap. 15.2). Deux films seulement abordent ses derniers jours teintés de mysticisme à Taganrog en 1825, à l’âge de quarante-sept ans, voire son hypothétique décès en ermite anonyme dans le couvent de Saint-Alexis à Tomsk : La Double Mort du tsar Alexandre Ier de Stellio Lorenzi (tv 1957) et Le Voyageur invisible (Nezrymi putechestvenik) d’Igor et Dimitri Talankine en 1999. Mais ceci outrepasse notre propos.
La guerre russo-finnoise de 1807/08 par laquelle Alexandre s’est emparé de la Finlande suédoise au lendemain des accords de Tilsit forme un chapitre à part. Le combat désespéré et héroïque que livrent les Finlandais à l’envahisseur, tirés du célèbre poème épique Les Récits de l’enseigne Stål de Johan Ludwig Runeberg est le point de départ de trois longs métrages suédois et finlandais, en 1910, en 1926 (la version la plus connue, Fänrik Ståls sägner, signée John W. Brunius) et, bien plus tard, en 1958 avec Sven Tuuva (Sven le héros) d’Edvin Laine : c’est l’occasion de rappeler que les « soldats inconnus » de la Savonie du Nord se sont déjà battus d’arrache-pied contre les Russes bien avant l’invasion soviétique de 1941.
La campagne de Russie est le sujet prépondérant et visuellement sans doute un des plus « parlants » de l’épopée des Aigles : une armée titanesque partie à la conquête d’une étendue sans fin, une capitale en flammes, et la neige qui engloutit un rêve insensé tout en entraînant la chute d’un empire. L’ambition et l’orgueil punis au cours d’un spectacle aussi palpitant que terrifiant, des actes héroïques gratuits, le sursaut populaire, une tragédie partagée, tous les éléments sont réunis pour un canevas qui se prête aux extrapolations les plus colorées. Hormis une poignée de saynètes Gaumont ou Pathé au tout début du muet, et à caractère anecdotique (par exemple L’Estafette ou Napoléon, Bébé et les cosaques de Louis Feuillade, 1907 et 1912), le cinéma français se tient naturellement coi : le chapitre ne se prête guère à la gloriole et nécessite, vu depuis Paris, des investissements (figurants, paysages) qui ne sont pas à la portée de toutes les bourses. Même Sacha Guitry dans son Napoléon de trois heures (1955) n’en souffle mot, ou à peine ; le spectateur a droit, au soir de « l’éclatante victoire de la Moskova » (sic), à un repas champêtre des maréchaux réunis auxquels le vainqueur du moment distribue de nouveaux titres ; mais la suite, comme dit le Maître, est « inracontable ». Reconnaissons que l’adjectif touche juste. Portée deux fois à l’écran, la nouvelle populaire Le Trompette de la Bérézina de Ponson du Terrail, dont un court épisode se déroule effectivement en Russie, fait exception ; c’est le cas du fort médiocre Si le roi savait ça ... (Le Trompette de Napoléon) (1958) de Caro Canaille, et surtout du modeste feuilleton Le Trompette de la Bérésina (tv 1966), où Jean-Paul Carrère montre Napoléon, le général Éblé et ses pontonniers néerlandais piétinant de la neige carbonique sur les rives de la Loire.
En 1969, un autre feuilleton de l’ORTF, Jean-Roch Coignet de Claude-Jean Bonnardot, nous emmène, le temps de deux épisodes, en ex-Yougoslavie pour accompagner le légendaire grenadier de la Vieille Garde (auteur de précieux Mémoires) sur la route de Moscou : c’est le point de vue du simple soldat, celui qui marche, marche, marche, ne sachant ni pourquoi ni vers où, le ventre souvent creux et ne cherchant qu’à survivre, comme ses camarades ; le petit écran, pour une fois, a l’honnêteté et le courage d’être monotone. C’est à nouveau la télévision, avec l’intelligente série Napoléon et l’Europe (coproduite notamment par la Pologne, où sont réalisés les extérieurs) que l’épisode intitulé Moscou / Moskwa de Janusz Majewski décrit le réveil du nationalisme russe, la vaine attente de Napoléon (Jean-François Stévenin) au Kremlin et, de part et d’autre, les options politico-stratégiques qui scellent le destin de la Grande Armée. Quant à l’europudding télévisuel Napoléon (1999) d’Yves Simoneau, il réduit l’horreur à quelques pages de mauvaise bande dessinée (cf. p. 30) : Napoléon alias Christian Clavier devant et dans Moscou où il ne trouve pas âme qui vive, Napoléon à la fenêtre du Kremlin face aux flammes, Napoléon entouré de cosaques dans la neige – mais le cauchemar prend fin quand il se réveille dans son lit douillet aux Tuileries, entouré de l’Aiglon et de Marie-Louise, et qu’il annonce vouloir désormais la paix universelle. L’ellipse au service de la niaiserie. Par chance, Fabrice Hourlier sauve l’honneur avec son excellent docu-fiction en deux parties, Napoléon. La Campagne de Russie (2015) : en utilisant une technique infographique originale qui permet de composer d’impressionnants tableaux tout en préservant la vigilance intellectuelle de ses spectateurs, il réussit à donner une vue d’ensemble particulièrement convaincante, et de surcroît objective, de la cauchemardesque épopée.
Le cinéma muet italien s’égare une seule fois sur la route de la Bérézina, en 1911 dans Il granatiere Roland (Roland le grenadier) de Luigi Maggi, une œuvre pionnière du cinéma de la Péninsule filmée en décors naturels au Piémont, avec un réalisme alors inusité. Curieusement, les Allemands ne livrent pas moins de trois longs métrages – tous muets – qui se déroulent pendant la terrible retraite. 1812 – Gräfin Vandières (Adieu) de Josef Berger, filmée en 1923, est l’adaptation d’une nouvelle de Balzac parue dans La Comédie humaine : la comtesse de Vandières accompagne son vieil époux, général d’Empire, et son jeune amoureux jusqu’à la Bérézina, où elle perd la mémoire ... Autre mélo que Diane (En 1812) d’Erich Waschneck en 1929, une production de la star Olga Tschechowa qui relate « la destinée d’une Parisienne dans l’état-major » (sous-titre), épouse durement éprouvée d’un colonel de la Grande Armée stationné à Smolensk. Le ton est en revanche clairement antifrançais dans Stolzenfels am Rhein. Napoleon in Moskau (1927) de Richard Löwenbein, où un officier prussien, patriote fervent, est contraint par son roi de participer à l’invasion de la Russie ; survivant à l’incendie de Moscou comme aux rigueurs de l’hiver, il se rallie à Blücher pour chasser Napoléon de l’Allemagne. Excepté War and Peace de King Vidor (cf. infra), et malgré la guerre froide, le cinéma américain ne se risque qu’une seule fois en Russie – quoiqu’en désopilante compagnie, et, en vérité, dans la puszta hongroise : dans Love and Death (Guerre et Amour) de et avec Woody Allen (1975), le comique new-yorkais parodie allègrement Tolstoï, Dostoïevski et les classiques du cinéma, d’Ingmar Bergman aux frères Marx, pour illustrer la tentative suicidaire de Boris Grouchenko, un couard lunetteux, déterminé à assassiner le Grand Corse au Kremlin.
Ce sont les Russes, tout naturellement, qui les premiers se penchent sur ce drame avec le sérieux, le ton et l’ampleur souhaitables. Parallèlement au culte patriotique célébré à Borodino à partir du règne de Nicolas Ier ainsi qu’à la geste héroïque chantée ou peinte par les artistes en vogue, la première moitié du XIXe siècle a vu la naissance d’une véritable légende dorée napoléonienne (à l’instar de la française), propagée par les romantiques, les libéraux, les déçus d’un régime tsariste qui n’a pas tenu ses promesses. Les désillusions sociales ont fini par engendrer parmi la jeunesse en révolte une sorte d’engouement secret pour Napoléon, tout despote qu’il soit. Pouchkine s’enflamme pour ce monarque actif, énergique, qui ne nie pas son autoritarisme, tandis que son adversaire Alexandre est un hypocrite cachant derrière son libéralisme de surface la tyrannie absolue. Le poète Michel Lermontov voit en l’Empereur le solitaire, l’incompris, marqué par un destin exceptionnel, opposé à la foule ...Dès 1910, Vassili Gontcharov porte à l’écran Napoléon en Russie (Napoleon v Rossij) dans la fabrique de films Gaumont à Moscou, un condensé d’environ 15 minutes. En 1912, à l’occasion du centenaire de la funeste campagne, on produit en Russie une multitude de souvenirs à l’effigie de Napoléon, tapis, vaisselle, boîtes de chocolats, calendriers, statuettes et même encriers en forme de sarcophage de l’Empereur, un phénomène qui en dit long sur la fascination qu’exerce encore l’envahisseur. Pour célébrer la victoire de Koutouzov, le même Gontcharov s’allie à la filiale moscovite de Pathé et livre ce qui restera pour longtemps la bande la plus ambitieuse sur le sujet, L’Année 1812 – La Retraite de Russie (1812 God), d’une durée cette fois de presque une heure. Trois réalisateurs s’affairent à la tâche, disposant de deux interprètes différents de Napoléon, du concours de régiments impériaux, d’un tournage sur les lieux historiques et de centaines de mannequins représentant des soldats français gelés. Mais le clou de ce film qui fera le tour de l’Europe, ce sont les images de la fin montrant deux villageois plus que centenaires, d’authentiques survivants de la « guerre patriotique ».
Puis c’est le silence : avec la Révolution d’octobre, la guerre de 1812 disparaît brusquement – et pendant presque vingt ans – des écrans. C’est que Napoléon a bonne presse parmi les Soviets, étant considéré très positivement comme porteur supranational des idées révolutionnaires (Karl Marx salue en lui « le destructeur de la féodalité »). De surcroît, la campagne de Russie n’était pas une guerre d’annexion territoriale, car les Français comptaient se retirer au plus vite, une fois le tsar contraint à respecter leur diktat (Blocus continental, résurgence partielle de la Pologne). En revanche, aux yeux des Romanov, l’incursion de cet ennemi de l’Ancien Régime mettait en péril le système du servage des paysans, partie intégrante d’un ordre autocratique appuyé sur l’aristocratie ; des proclamations françaises diffusées dans les provinces de Vitebsk et Smolensk qui promettaient la liberté à la population rurale suscitèrent quelques débordements meurtriers. Après 1812, les nobles félicitèrent donc leurs moujiks d’avoir répondu par la guerre « nationale » à l’invasion de la Grande Armée – mais dès que le danger fut passé, ils les rejetèrent dans la servitude, comme ils condamnèrent sans appel les projets réformateurs des Décembristes en 1825, ce soulèvement d’officiers revenus de la campagne de France pétris de références à 1789 et à l’esprit des Lumières. (En fait, piégé à Moscou, Napoléon songea à édicter un décret de libération des serfs ; toutefois, détestant les mouvements populaires et redoutant un chaos généralisé, il y renonça après avoir étudié l’histoire sanglante des révoltes paysannes dans le pays.)
Il faut l’attaque d’Hitler en été 1941 pour provoquer la résurgence d’un puissant sentiment national en URSS ; les parallèles entre la Wehrmacht et la Grande Armée fusent alors de partout. La propagande soviétique s’en empare sur-le-champ à travers d’innombrables affiches, films, caricatures, sketches de vaudeville, etc. Toutefois, le traitement des chefs militaires respectifs diffère. Hitler est représenté partout comme un pantin grotesque, grimaçant, hystérique, alors que Napoléon n’est jamais ridicule. Dans Un rêve se réalise (Son v ruku), un des courts métrages produits par le Service cinématographique de l’Armée soviétique en 1941, Hitler épouvanté voit dans un cauchemar Napoléon le mettre sérieusement en garde, et dans Incident au bureau de télégraphe (Sluchaj na telegrafe), l’Empereur écrit d’urgence au Führer : « Vous déconseille. Ai déjà essayé. Ça n’a pas marché ...! » Cette différence de traitement s’explique par le respect pour un ennemi redoutable mais pas inhumain, le rapetisser signifierait discréditer la victoire d’antan. En outre, contrairement à Hitler, Napoléon n’a cherché ni à coloniser la Russie ni à réduire en esclavage ou anéantir ses habitants au nom d’une supériorité raciale.
En 1943, au lendemain de la capitulation de Stalingrad et en pleine contre-offensive de l’Armée Rouge, Staline ordonne la fabrication d’une biographie cinématographique de Koutouzov calquée sur le modèle du Souvorov de Poudovkine. Disposant de moyens importants pour recréer les diverses étapes de la campagne de Russie, le réalisateur Vladimir Petrov a pour mission d’éclairer a posteriori le comportement erratique (sinon criminellement irresponsable) du camarade Staline, « Koutouzov des temps modernes », pendant les premiers mois de l’offensive allemande, une débâcle initiale qui coûta à l’URSS près d’un million de vies humaines. Pris par surprise, Staline avait ignoré tous les avertissements. Quelques considérations s’imposent ici pour mieux comprendre les enjeux de la reconstitution : Dans son récit de la campagne de 1812, Clausewitz a montré que la tactique de la terre brûlée, désastreuse aussi pour les autochtones, ne fut appliquée qu’accidentellement par le quartier général russe. En revanche, contrairement à la vision longtemps répandue par l’historiographie française, selon laquelle les généraux russes auraient reculé non par calcul, mais par simple crainte d’être vaincus, on sait aujourd’hui que Mikhaïl Barclay de Tolly, ministre de la Guerre et prédécesseur de Koutouzov à la tête des forces russes, envisagea dès le début 1810 une stratégie construite sur une retraite vers l’est en cas d’attaque française. Au printemps 1812, une partie de l’état-major russe était déjà d’avis qu’il fallait éviter tout combat frontal, tout choc direct des armées. Seulement, comme le relève Marie-Pierre Rey, parce qu’elle choquait l’orgueil russe, « la conviction qu’il faudrait mener une guerre ‘de retraite’ resta confinée à des cercles très restreints » et ne se traduisit pas par un plan d’action précis (L’Effroyable Tragédie. Une nouvelle histoire de la campagne de Russie, Paris, 2012). Dans une lettre au tsar, Rostopchine, gouverneur de Moscou, préconisait en misant sur l’étendue du pays : « L’empereur de Russie sera terrible à Moscou, effrayant à Kazan [Tatarstan] et invincible à Tobolsk [Sibérie]. » Sur le terrain, après un premier choc défavorable à Smolensk, Barclay de Tolly ordonna le repli systématique de l’armée russe, une reculade qui suscita la colère ouverte des autres généraux (Bagration parla de trahison) et provoqua à terme son remplaçement par Koutouzov – qui, à son tour, ne fit pas autre chose. Faits que restitue l’écran, mais en établissant des parallèles abusifs : le Koutouzov du film démontre que, comme Staline cent vingt-neuf ans plus tard, il a prévu d’avance et planifié toutes les manœuvres tactiques et les épouvantables sacrifices, regrettables mais nécessaires, de la Nation. À en croire cette rhétorique adaptée aux manœuvres de 1943, le reflux n’est pas une retraite et l’abandon d’un champ de bataille à l’ennemi (Borodino-Moskova) n’est pas une défaite, c’est une victoire retardée. Ajoutons quelques contre-vérités patentes (les deux ponts de la Bérézina bombardés et détruits par l’artillerie russe) et on aura une idée de la valeur informative d’une fresque historique pesante, solennelle, qui galvanise le courage des troupes et dont le « Petit Père des Peuples », blanchi par le cinéma, se dira extrêmement satisfait.
Napoléon disparaît à nouveau des écrans soviétiques – l’industrie est en crise depuis la fin de la guerre – pendant deux décennies. Sous Khrouchtchev, le sujet refait surface sous forme de comédie en musique avec l’amusante Ballade du hussard (Gusarskaya ballada) d’Eldar Ryazanov (1962), un marivaudage parmi les officiers qui harcèlent la Grande Armée, le sabre dans une main, le cruchon de vodka dans l’autre. L’ère Brejnev (qui voit aussi la sortie du Guerre et Paix de Bondartchouk, cf. infra) transforme les exploits du poète-partisan Denis Davydov en turbulente aventure de cape et d’épée sur le modèle hollywoodien : dans L’Escadron des hussards volants (Eskadron gusar letutchikh) de Stepan Stepanov (1980), le baroudeur dont Napoléon avait mis la tête à prix laisse filer la calèche impériale lors d’un guet-apens. En 1985, avec Bagration, les Géorgiens de Tbilissi filment – platement – la vie de leur compatriote tué à la Moskova et que Napoléon considérait comme le meilleur général russe. La chute du rideau de fer ne redresse ni la qualité ni le sérieux de la production courante : tant La Ballade des uhlans (1812. Ulansksaya ballada) d’Oleg Fesenko que Rzhevsky contre Napoléon (Rzhevsky protiv Napoleona) de Marius Waisberg, tous deux de 2012, sont de pénibles pitreries. Plus sérieux en apparence, le film et feuilleton Vasilisa (2014) d’Anton Sivers, qui cherche à retracer la vie et les amours de la légendaire cheffe partisane Vassilissa Kojina, ne dépasse pas le roman-photo formaté ; son nationalisme aigu allié à l’omniprésence sentencieuse du clergé orthodoxe fleure la nouvelle doxa poutinienne.
Reste le cas spécifique de Guerre et Paix de Tolstoï, monument littéraire autant que mémoriel rédigé entre 1865 et 1869. Son intrigue romanesque, ses caractères contrastés, ses interrogations et enjeux philosophiques, sa toile historique démesurée séduisent d’emblée les cinéastes ; en revanche, le foisonnement d’intrigues et de personnages, la longueur du récit et l’investissement financier considérable qu’implique une adaptation du roman à l’écran posent problème. Le jeune cinéma russe se fait pourtant un devoir de lui consacrer carrément trois films muets en 1914/15, aujourd’hui tous perdus : Vojna i mir d’Anatoli Kamenski (inachevé), Natacha Rostova de Piotr Tchardynine et Vojna i mir de Vladimir Gardine et Iakov Protazanov ; dans ce dernier ouvrage, d’une durée de 2h30, le producteur renonce aux images de la défaite napoléonienne, d’une part parce que les figurants sont mobilisés sur le front contre le Kaiser, et de l’autre parce qu’il compte bien exploiter son film dans l’Hexagone sans trop y chatouiller les susceptibilités. La Grande Guerre et les bouleversements politiques en Russie mettent fin à ces chimères et le roman de Tolstoï retourne pour longtemps sur les rayons des bibliothèques. À première vue, on pourrait s’étonner de ne trouver aucun nom du grand cinéma soviétique, du calibre d’Eisenstein, Poudovkine, Dovjenko, Donskoï ou Kozintsev, qui ait été tenté par l’aventure. C’est oublier que le psychologisme tolstoïen, « art bourgeois », est condamné par la nouvelle génération ; que l’intrigue elle-même (les péripéties amoureuses de quatre familles d’aristocrates) ne se prête guère à illustrer la lutte des classes et, accessoirement, que le contexte historique pourrait agacer la France où les camarades du PC sont particulièrement zélés.
Pourtant, le sujet continue à titiller les cinéastes de tous bords. En France, les Russes blancs de la société Albatros, Alexandre Volkoff en tête, y songent en 1927, après le film de Gance. De même Maurice Tourneur en 1935, Alexander Korda à Londres en 1937, David O. Selznick à Hollywood en 1939, Orson Welles en 1945. Mais les banques sont frileuses, le sujet est trop vaste. C’est finalement le producteur romain Dino De Laurentiis qui se lance à l’eau en 1956, avec l’appui des Américains : King Vidor à la réalisation, Audrey Hepburn en Natacha, entourée d’Henry Fonda et Mel Ferrer. Tourné entièrement en Italie, en VistaVision et Technicolor, War and Peace, chatoyant et spectaculaire mélodrame de 3h30, emballe les foules, surtout en Europe. Beaucoup de passages du roman doivent être sacrifiés, l’interprétation est cosmopolite, mais les épisodes guerriers – Austerlitz, Borodino-Moskova, Bérézina – ont du souffle et l’intrigue intimiste est menée avec la sensibilité d’un grand vétéran d’Hollywood. Irritée par le succès que remporte ce produit capitaliste à Moscou même et piquée dans sa fierté nationale, la cinématographie brejnévienne en oublie ses impératifs marxistes et concocte une réponse de taille, où tout, des crinolines aux vastes forêts de bouleaux, doit chanter la grandeur et la beauté de l’authentique « Russie éternelle ». Artiste du Peuple, lauréat du prix Lénine, délégué au Soviet Suprême, Sergueï Bondartchouk hérite de cette entreprise titanesque (dont il est aussi un des interprètes), la plus grande jamais mise sur pied en URSS : quatre ans de tournage (en Sovcolor et Sovscope 70 mm), des divisions entières de l’Armée Rouge, un budget astronomique. Le résultat, sorti en 1967, fait huit heures de projection exploitées sur quatre soirées : un jalon dans le processus de mythification des valeurs culturelles russes. Les images sont somptueuses, le moindre paragraphe de Tolstoï a droit à son mouvement d’appareil virtuose et élégiaque (avec voix en off), mais l’impact émotionnel de l’ensemble laisse à désirer. Quant aux batailles, qui donnent lieu à de stupéfiants panoramas (du jamais vu dans son genre), elles n’en finissent pas, leur déroulement tactique restant incompréhensible. Le comble : la critique moscovite regrette Audrey Hepburn ! En signe de dégel, Hollywood décerne galamment à ce Vojna i mir hypertrophié l’Oscar du meilleur film étranger ... tout en l’amputant d’une heure pour l’exploitation. Dans ces deux films, certains journalistes français déplorent un Napoléon caricatural, oubliant que le point de vue de Tolstoï est celui de l’envahi, non de l’envahisseur.
Tout ou presque ayant été dit sur le grand écran, c’est la télévision qui prend la relève, avec sa faculté à découper les plus volumineux romans-fleuves de la littérature mondiale en tranches hebdomadaires. En 1972, War and Peace de John Davies à la BBC livre un modèle du genre, divisé en vingt épisodes scrupuleusement fidèles à la trame tolstoïenne (plus encore que la version de Bondartchouk) et animé en particulier par Anthony Hopkins, saisissant dans le rôle de Pierre. En revanche, on oubliera charitablement la télésérie italo-paneuropéenne de Robert Dornhelm (2007) avec Clémence Poésy, du soap de luxe pour midinettes ; la technique digitale y tient lieu de talent. La BBC sort une nouvelle adaptation nettement plus sérieuse en 2015/16.