Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

14. NAPOLÉON ET LA RUSSIE

Napoléon (Herbert Lom), son état-major et la Garde impériale à la bataille de Borodino-Moskova, d’après le tableau de Vassili Verechtchaguine. Pierre (Henry Fonda, page de droite en haut) assiste à l’assaut de la Grande Redoute de Raïevski par l’infanterie d’Eugène de Beauharnais et à la charge des cuirassiers de Caulaincourt qui va anéantir l’artillerie russe (War and Peace de King Vidor, 1956).

14.3. « Guerre et Paix » de Léon Tolstoï

Roman paru en 1865/69. – La chronique de quatre familles aristocratiques russes – les Rostov, les Bolkonsky, les Kouraguine et les Bézoukhov – durant les années turbulentes de 1805 à 1812, de la défaite austro-russe d’Austerlitz à l’invasion de la Russie par Napoléon. Bien que secrètement épris de la jeune Natacha Rostov, Pierre Bézoukhov, pacifiste débauché, faible et admiratif des idéaux républicains, épouse la séduisante princesse Hélène Kouraguine, un mariage qu’elle contracte par intérêt et qui se solde par un lamentable échec ; bafoué, Pierre doit laver son honneur en duel. Blessé à Austerlitz, capturé puis libéré après la paix de Tilsit, le prince André Bolkonsky voit mourir sa femme en couches. En 1809, au lendemain du grand bal de Nouvel-An à Saint-Pétersbourg, il demande la main de Natacha, mais le père d’André, hostile à cette union, exige qu’il s’éloigne pour un an. Entre-temps, Natacha, naïve, est courtisée par Anatole, frère d’Hélène, un libertin qui est déjà marié. Apprenant ce faux pas, André refuse de revoir Natacha. Napoléon franchit le Niémen. André est mortellement blessé à la bataille de Borodino-Moskova, à laquelle Pierre assiste en témoin candide et bouleversé. Avant de mourir, André confesse son amour pour Natacha, dont la famille a fui Moscou. Pierre refuse de quitter la ville en flammes, cherchant à tuer Napoléon, son idole déchue, mais il n’en trouve pas le courage. Capturé, échappant de peu au peloton d’exécution, il fait partie des prisonniers lors de la retraite de la Grande Armée. Des partisans le libèrent. Napoléon défait, Pierre rejoint les Rostov dans leur palais ravagé à Moscou où il retrouve Natacha mûrie et l’épouse.
1914Vojna i mir (RU) d’Anatoli P. Kamenski
Aleksandr Ossipovitch Drankov et A. G. Taldykine i Co. (Moscou), [annoncé : 1100 m., soit env. 60 min.]. – av. Nina Tchernova (Natacha Rostova), A. Mitchourine, Robert Adelheim.
En mai 1914, la petite société Drankov-Taldykine annonce la mise en chantier de Guerre et Paix, une entreprise hasardeuse compte tenu des ressources assez limitées de la firme. Fondateur des premières actualités russes, A. O. Drankov (Saint-Pétersbourg) a enregistré des images mémorables de l’écrivain entre 1908 et 1910, avant de s’associer avec l’entrepreneur moscovite Taldykine. Leur publicité promet « des scènes de bataille reconstituées avec l’armée russe » et un déluge de costumes et d’accessoires fabriqués exprès pour le film. Selon l’historien Lauri Piispa, le tournage en extérieurs débute à la mi-mai en Crimée, puis dans les hauteurs ukrainiennes et en studio à la fin juin. Durant tout l’automne, la presse corporative moscovite est bombardée de communiqués prometteurs mais à la fin de l’année, il semble évident que le film, vraisemblablement inachevé, ne sortira jamais. Sans doute l’entrée en guerre de la Russie n’y est-elle pas pour rien : l’armée impériale a désormais d’autres chats à fouetter que de livrer de la figuration pour le cinéma. Mais les déboires de Taldykine incitent deux autres sociétés rivales à tenter leur chance (cf. infra).
1914/15Natacha Rostova (RU) de Piotr Tchardynine
Productions Aleksandr Khanjonkov & Co. (Moscou), 1600 m. (env. 90 min.). – av. Vera Corally [= Vera Karalli] (Natacha Rostova), Piotr Lopoukhine (Pierre Bézoukhov), Vitold Polonski (André Bolkonsky), Ivan Mosjoukine (Anatole Kouraguine), Nina Rutkovskaïa (Hélène Kouraguine), Aleksandr Khieruvimov (comte Ilia Rostov), Marija Rejzen (Sonia Rostova).
Tolstoï est mort en 1910, et son décès a déclenché en Russie une série d’hommages cinématographiques. Piotr Tchardynine dirige tous les films de la société Khanjonkov tirés de l’œuvre du romancier, à commencer par La Puissance des ténèbres en 1909 déjà. En un premier temps, il ne s’agit pas d’adapter les romans dans leur totalité, mais d’en choisir les scènes clés tout en supposant que l’intrigue est connue des spectateurs. La grammaire filmique s’affine dans les films subséquents, La Sonate à Kreutzer (1911), Le Faux Coupon (1913), enfin Résurrection (1915). Suite au naufrage programmé du Guerre et Paix de Taldykine (cf. supra), Tchardynine aborde la matière avec respect et circonspection, en soignant détails et touches psychologiques. Sa version (aujourd’hui perdue) se focalise essentiellement sur l’idylle tragique entre Natacha et André, commençant en 1810 et s’achevant par la mort du prince deux ans plus tard. Le scénario parle de la bataille de Borodino-Moskova, où André est fatalement blessé, mais il ne semble pas évident que des scènes de guerre aient été tournées, faute de figurants mobilisables ; Tchardynine-Khanjonkov peuvent avoir inclus à cet effet des plans de leur 1812 God (L’Année 1812) sorti deux ans plus tôt (cf. p. 531).
Cette version – filmée dans les studios de la rue Zhitnaya Ulitsa (futurs Goskino-1) avec des décors de Boris V. Fester – est surtout remarquée en raison de la participation des plus grands acteurs du cinéma russe prérévolutionnaire : la danseuse Vera Corally qui donne la réplique au jeune premier Vitold Polonski, tous deux des stars adulées des Théâtres impériaux et le couple romantique par excellence des écrans du pays, enfin la femme fatale Vera Kholodnaia et la vedette montante Ivan Mosjoukine, qui fera carrière en exil à Paris. (En 1927, après la sortie du Napoléon de Gance, Mosjoukine sera envisagé pour jouer dans une version française de Guerre et Paix que prépare Alexandre Volkoff, mais qui restera à l’état de projet faute d’argent.) – DE : Krieg und Frieden.
1914/15Vojna i mir (Guerre et Paix) (RU) de Vladimir Gardine et Iakov Protazanov
(Paul) Thiemann & (Friedrich) Reinhardt, « Série d’Or Russe/Russkaïa zolotaïa seria » (Moscou), 10 bob. en deux parties, 1800 m. + 1200 m. – av. Olga Preobrajenskaia (Natacha Rostova), Nikolaï Rumiantsev (Pierre Bézoukhov), N. Nikolski (prince André Bolkonsky), Nikolaï Vassiliev (Anatole Kouraguine), Vera Schilling (Hélène Kouraguine), Teresa Krassovskaia (Sonia Rostova), Georgij Novikov (gén. Mikhail Koutouzov), VLADIMIR GARDINE (Napoléon), N. Goritch (prince Vassili Kouragine), Mikhaiul Dronine (Fédor Ivanovitch Dolokhov), Ossip Rounitch (Nikolas Rostov).
Apprenant que la distinguée société Khanjonkov, mieux équipée et mieux rôdée, a commencé à filmer Guerre et Paix, un sujet qui promet de remplir les salles, le producteur germano-balte Paul Thiemann se propose de prendre son rival de vitesse et d’incorporer le produit fini dans sa collection de prestige « Série d’Or Russe ». Pour ce faire, ce sont carrément deux réalisateurs de renom, Gardine et Protazanov, qui héritent du projet et sont chargés de mettre les bouchées doubles en travaillant jour et nuit. Chacun se repose à tour de rôle ; tandis que l’un met en scène, l’autre poursuit la rédaction du scénario ou répète avec les acteurs. Gardine fait Napoléon. Les costumes sont empruntés au Théâtre d’Art de Moscou de Stanislavski et le rôle de Pierre est confié au régisseur de la scène, Rumiantsev. Grâce à ce stratagème, le film est terminé en même temps que celui de Tchardynine ; il sort cependant en salle deux mois plus tard, en avril 1915.
De longs intertitres tentent de combler tous les chapitres et les subtilités du roman que la caméra n’a pu retenir, mais le script (le film est perdu) semble inclure plus de personnages que celui de Khanjonkov, notamment Pierre et divers membres des familles Rostov et Bolkonsky, ainsi que Napoléon. Le clou du spectacle est le bal auquel assiste le tsar, filmé dans la grande salle du fameux restaurant Yar à Moscou, avec l’appui de l’école de ballet. Quelques épisodes de guerre apparaissent en marge de l’action (Koutouzov à Fili), mais pas de scènes de foules ni surtout d’images évoquant la défaite de la Grande Armée : au début de la Première Guerre mondiale, la France et la Russie sont alliés, et Thiemann compte bien exploiter son film dans l’Hexagone ... Tournée aux anciens studios Pathé à la rue Tverskaya Zastava quelques mois seulement après la tragique débâcle russe de Tannenberg, cette évocation d’envergure (près de 2h30) tombe à pic pour exalter la fierté nationale et le passé glorieux de l’empire des Romanov. Mais la compétition effrénée avec Khanjonkov qu’elle a déclenchée constitue un cas de figure longuement discuté dans les médias, outrés par l’éthique commerciale élastique des producteurs de films. Les cinéastes russes ne toucheront plus à ce roman pendant un demi-siècle. – DE : Krieg und Frieden, GB : War and Peace.
1955[(tv) War and Peace on the Range (US) de Don Medford ; « General Electric Theater », MCA Television Entertainment Inc.-Revue Studios-Theodora Productions (CBS 13.3.55), 30 min. – av. Ronald Reagan, Paul Hartman, David White. – Un producteur de westerns de série B responsable du tournage d’une version de Guerre et Paix de Tolstoï transposée au Far West est contraint d’engager un histrion désastreux, simplement parce qu’il est le cousin de la vedette du film. Une comédie qui brocarde les mœurs du cinéma, écrite par Robert Carson et Theodore Epstein, tournée aux studios Republic à North Hollywood.]
Anéanti, Napoléon (Herbert Lom) ordonne la destruction des étendards afin qu’ils ne tombent pas en mains ennemies (War and Peace, 1956).
1956**War and Peace / Guerra et pace (Guerre et Paix) (IT/US) de King Vidor [et Mario Soldati]
Carlo Ponti-Dino De Laurentiis Cinematografica/Paramount Pictures, 208 min./194 min. – av. Audrey Hepburn (Natacha Rostova), Henry Fonda (Pierre Bézoukhov), Mel Ferrer (prince André Bolkonsky), Vittorio Gassman (Anatole Kouraguine), Barry Jones (comte Ilia Rostov), May Britt (Sonia Rostova), Lea Seidl (comtesse Natalia Rostova), Anita Ekberg (Hélène Kouraguine), Jeremy Brett (Nicolas Rostov), Sean Barrett (Pétia Rostov), John Mills (Platon Karatayev), Tullio Carminati (prince Vassili Kouraguine), Wildred Lawson (prince Nicolas Bolkonsky), Anna Maria Ferrero (Maria Bolkonskaya), Milly Vitale (Lisa Bolkonskaya), Patrick Crean (Vassili Denissov), Gualtiero Tumiati (comte Kirill Bézoukhov), Helmut Dantine (Fédor Ivanovitch Dolokhov), Mauro Lanciani (prince Nicolas Andréïévitch Bolkonsky), Oscar Homolka (gén. Mikhail Koutouzov), HERBERT LOM (Napoléon), Savo Raskovitch (tsar Alexandre Ier), Gertrude Flynn (Maria Peronskaya), Clelia Matania (la comédienne Mlle Georges), Andrea Fantasia (Louis Constant Wairy, valet de chambre de Napoléon), Richard McNamara (baron L.-F.-J. de Beausset, préfet du palais impérial).
Négligé par les caméras depuis 1915, le chef-d’œuvre de Tolstoï a néanmoins fasciné nombre de cinéastes, qui se sont tous heurtés à d’inextricables difficultés budgétaires, logistiques et scénaristiques. Maurice Tourneur annonce un « Guerre et Paix » en 1935 avec Annabella, pour les productions Henri Ullman à Paris. À Hollywood, David O. Selznick se réserve les droits américains dès 1939. Deux ans plus tôt, à Londres, le nabab du cinéma britannique Alexander Korda envisage un War and Peace avec Laurence Olivier et Merle Oberon (script : Lajos Biro), puis attèle Orson Welles au projet entre 1943-45 pour une coproduction avortée en Technicolor avec la Metro-Goldwyn-Mayer. Au lendemain de la guerre, Korda et Welles s’entendent avec la Mosfilm pour un tournage en extérieurs en URSS avec l’Armée Rouge (starring Olivier, Vivien Leigh, Robert Donat, Ralph Richardson et Welles dans le rôle de Bézoukhov), mais la guerre froide coule le tout.
Lorsque, forts du succès international de leur Ulysse (péplum de Mario Camerini) avec Kirk Douglas en 1954, le consortium italien de Dino De Laurentiis et Carlo Ponti annonce la mise en chantier du film à Rome, deux concurrents de taille se lancent immédiatement dans la course pour les prendre de vitesse : les Américains Michael Todd/United Artists (tournage en Todd-AO prévu en Yougoslavie par Fred Zinnemann sur un script de Robert Sherwood) et à nouveau David O. Selznick pour MGM. Initialement, De Laurentiis promet le film à Camerini, mais ce dernier est écarté lorsqu’il conteste le casting absurde de Kirk Douglas (André) et Silvana Mangano (Natacha). Grâce à la participation financière de la Paramount (Hollywood n’a plus touché à Tolstoï depuis l’Anna Karénine de Greta Garbo en 1935), De Laurentiis obtient le droit d’utiliser le procédé d’écran large VistaVision. L’affaire, qui s’annonce très coûteuse, s’internationalise, et sont d’abord pressentis William Wyler puis John Huston et Elia Kazan derrière la caméra, Jean Simmons (Natacha), Stewart Granger (André), Gregory Peck (Pierre) et Fredric March (Koutouzov) devant. Camerini, qui reste sur le projet à titre de scénariste, suggère d’offrir le rôle de Natacha à l’exquise Audrey Hepburn, une trouvaille de génie. Elle seule possède la fraîcheur, la grâce, la pétulance enjouée et la légèreté que Tolstoï prête à son héroïne de 16 ans. Dès lors, c’est de sa seule participation que dépend l’avenir du film. En engageant la star (qui était également courtisée par Todd), De Laurentiis écarte toute concurrence ; Audrey Hepburn impose son mari Mel Ferrer et Henry Fonda se joint comme troisième larron. Anita Ekberg remplace Arlene Dahl, tombée malade. Pour la réalisation, le producteur s’offre finalement un vieux rêve : King Vidor, le prestigieux vétéran hollywoodien responsable de grandes sagas en celluloïd telles que The Big Parade (1925) ou Duel in the Sun (Duel au soleil) (1946), des jalons de l’histoire du septième art. Mais il n’est pas seul à la tâche : écrivain, érudit et parfait connaisseur de la littérature russe, le cinéaste turinois Mario Soldati a déjà livré en 1947 une honorable transposition de La Fille du capitaine de Pouchkine pour De Laurentiis ; c’est à lui qu’incombe de diriger la seconde équipe, soit environ un tiers du film. Pietro Germi (qui espérait d’abord hériter du projet) et l’opérateur Aldo Tonti effectuent des repérages en Finlande et des tractations ont lieu avec Avala-Film en Yougoslavie avant que la production ne décide de tout filmer en Italie même.
Le tournage s’étire du 4 juillet au 19 décembre 1955, simultanément dans trois grands studios romains, l’entreprise occupant 8 plateaux de Cinecittà, 2 du Centro Sperimentale di Cinematografia et 2 des ateliers Ponti-De Laurentiis à la via Vasca Navale. Walter Chiari ressuscite les rues du vieux Moscou sur un terrain plein air de 20 000 m2 à Cinecittà, où s’amasse toute la colonie russe de la capitale. Vidor valse avec un budget de 6 millions de dollars, masquant habilement les déficiences de certains décors, car De Laurentiis est bientôt à court d’argent. Les extérieurs sont filmés à Rome (l’hospice de San Galicano), dans le Latium (l’abbatiale de Casamari où décède André) et au Piémont, à Turin dans la cour de l’Institut polytechnique (rencontre de Tilsit) et au Palazzo Madama, au pavillon de chasse de Stupinigi (résidence Bolkonsky et quartier général de Koutouzov), sur les rives du Pô (Calto, Felonica), à Cesana Torinese et à la villa de Ternavasso. Mais c’est naturellement pour les épisodes napoléoniens que l’on déploie les efforts les plus marquants.
Le Tchèque anglicisé Herbert Lom (un aristocrate né Herbert Charles Angelo Kuchacevich ze Schluderpacheru) reprend le rôle du conquérant corse qu’il a déjà tenu en 1942 dans The Young Mr. Pitt de Carol Reed ; il rejouera Napoléon une troisième fois, cette fois à Sainte-Hélène, sur scène dans la pièce Betsi de W. Douglas-Home, au Theatre Royal à West End en 1975. La ressemblance physique est frappante et deux cents militaires de l’armée italienne déguisés en grenadiers de la Garde lui font un accueil aussi impérial qu’enthousiaste. Fidèle à Tolstoï (qui le vomisssait), le script montre un Napoléon ombrageux, satrape calculateur, redoutable, parfois inutilement pompeux et arrogant, mais aussi ému par le portrait de son fils et admiratif de la vaillance d’André. (Les cinéphiles d’aujourd’hui connaissent surtout Lom en sinistre gangster des Ladykillers d'Alexander Macendrick et en chef apoplectique de l’inspecteur Clouseau dans la série des Panthère Rose de Blake Edwards.) En franchissant le Niémen, il annonce à la délégation du tsar qu’il imposera sa paix à Moscou, une réplique inventée par Tolstoï, puisque Napoléon n’avait initialement pas l’intention de pénétrer aussi profondément dans le territoire russe. Oscar Homolka fait de son adversaire Koutouzov un savoureux bougon empâté, borgne et rusé. Mario Soldati et son chef opérateur Aldo Tonti réalisent toutes les séquences où apparaissent Napoléon (15 minutes au total, dont Tilsit, le Kremlin) et Koutouzov, ainsi que les scènes du séjour d’été des Bolkonsky à Lyssia Gori et la défaite austro-russe à Austerlitz. Faute de temps d’écran, cette première bataille n’est qu’esquissée : Soldati montre comment, avant d’être blessé et laissé pour mort, André essaie de freiner la déroute des troupes de Koutouzov qui ont vainement tenté de reprendre les hauteurs de Pratzen à l’infanterie de Soult, le tout filmé entre Pinerolo, Baudenasca et Tavernette (Piémont). Napoléon aperçoit le prince à terre, respirant encore, et le confie à son médecin personnel. King Vidor, lui, s’est réservé le clou du film, la bataille de Borodino-Moskova, épisode de 11 minutes qu’il limite judicieusement au spectaculaire assaut de la Grande Redoute Raïevski par l’infanterie d’Eugène de Beauharnais, décimée par la mitraille de l’artillerie russe, suivi de la charge massive des cuirassiers d’Auguste de Caulaincourt qui balaient tout sur leur passage. La région vallonnée de Montelibretti, à 50 km de Rome, offre cet immense panorama de collines dont parle Tolstoï ; au fond, Passo Corese simule le village de Borodino. Les événements sont perçus à travers Pierre, qui tient à « voir la guerre de ses propres yeux avant de la condamner » : débouchant de la forêt une fleur à la main, mû par la curiosité alors que résonnent les premiers coups de canon, il découvre progressivement l’horreur qui se déchaîne au cœur de cette nature impassible, ensoleillée et majestueuse – et lâche sa fleur. Vidor capte cela par quelques vastes mouvements de caméra (photo : Jack Cardiff), tandis que, soudainement, l’horizon se remplit à perte de vue de régiments en marche (plus de 6000 hommes de l’armée régulière italienne). Intéressé en priorité à l’organisation de l’espace, au mouvement dans le cadre et à la clarté de la narration, le cinéaste exige que durant les affrontements, les Français se déplacent toujours de gauche à droite, et les Russes de droite à gauche – afin que le spectateur ne perde pas le fil des enjeux. Véritable modèle du genre, l’attaque de la Redoute, mobilisant 3000 fantassins et 500 cavaliers, est structurée selon toutes les règles du suspense, l’approche inexorable des lignes françaises au son obsédant du tambour suggérant l’invulnérabilité de l’envahisseur. Certes, le déroulement tactique est militairement absurde mais visuellement très efficace. Le grondement des tambours dans un silence de mort rappelle la marche de l’infanterie réglée au métronome dans The Big Parade trente ans plus tôt.
Enfin, la retraite de la Grande Armée, une colonne interminable de soldat titubants et embourbés (photographiée sous la neige dans le Haut Piémont, à Sestrières, près de Césane, Ulzio et Lagoscuro), culmine avec la traversée de la Bérézina. C’est un épisode que Tolstoï ne mentionne qu’en passant – préférant s’attarder sur la bataille de Krasnoï, survenue une semaine plus tôt – et que Vidor recrée ici d’après les témoignages d’époque. Son film semble être le seul à avoir osé reconstituer la tragédie dans toute son ampleur à l’écran (séquence qui se justifie pour contrebalancer le triomphalisme de la Moskova), avec un seul pont de 300 mètres jeté sur le Pô à la hauteur de Valenza et une profusion de neige artificielle (les authentiques ponts mesuraient 110 mètres et la profondeur de l’eau oscillait entre 2 et 1,5 mètre). Dirigeant trois caméras pour les plans d’ensemble sur les berges, Vidor se partage le travail avec Soldati (trois caméras au centre de l’action pour les plans rapprochés), aidés des opérateurs Cardiff et Tonti. Le résultat, noyé dans des teintes grises et bleuâtres, est saisissant de réalisme. Le regard embué, sans un mot, Napoléon déchire la carte de la Russie et fait brûler les étendards avant de poursuivre sa route. Une inexactitude toutefois : l’artillerie russe n’a jamais bombardé le(s) (deux) pont(s) de chevalets jetés sur la Bérézina (ce sont les Français eux-mêmes, sur ordre du général Éblé, qui les ont détruits après le passage de toutes les troupes armées, pour retarder les Russes). Il y eut en revanche des affrontements effroyables des deux côtés de la rive et les régiments russes de Tchitchagov et Wittgenstein furent culbutés par Oudinot et Ney au prix de terribles sacrifices ; quant aux unités de Koutouzov, elles étaient encore à quelques jours de marche... Mais Vidor résume à sa manière, et de nouveau à travers des tableaux très parlants, le désastre général de la campagne. Cependant, la guerre n’est pas seulement devant la caméra : Dino De Laurentiis a des discussions orageuses avec l’ambassadrice des États-Unis à Rome, la romancière ultrarépublicaine Claire Boothe Luce (The Women), qui exige qu’aucun figurant inscrit au parti communiste italien ne travaille dans un film produit avec des capitaux américains. Mais Cinecittà a heureusement le dernier mot.
Cela dit, la matière du roman-fleuve de Tolstoï (1200 pages) étant beaucoup trop riche et les personnages trop nombreux pour être tous repris dans un unique long métrage, le défi majeur de cette production est l’adaptation elle-même, qui épuise une dizaine de scénaristes entre Rome et Hollywood, parmi lesquels l’écrivain Irvin Shaw, Bridget Bowland, Robert Westerby, Ivo Perilli, Gian Gaspare Napolitano, Ennio De Concini, Soldati, Camerini et bien sûr Vidor. Conscient de devoir se contenter d’un digest plus ou moins laborieux, ce dernier décide de placer Natacha au centre du récit et de faire confluer ou disparaître les protagonistes en fonction de son parcours et de ses émotions. On retient le concept de la voix intérieure (pour Natacha), mais les relations entre Pierre et son épouse Hélène, entre Nicolas, Sonia et Maria sont radicalement écourtées, les épisodes à Saint-Pétersbourg (où se déroule en fait le grand bal de Nouvel-An), les intrigues de l’entourage du tsar et de Koutouzov, les batailles d’Arnstetten, Eylau, Friedland et Ostrovna passent à la trappe, de même tout l’épilogue de 1813 à 1820 et les discours philosophiques du romancier sur l’histoire. On ne trouve pas un mot sur le lot des serfs, que le comte Tolstoï, lui, a eu l’honnêteté d’évoquer.
Le film n’échappe pas aux défauts des superproductions cosmopolites rudoyées par les concessions de tout ordre, avec certains passages plus académiques et son casting inégal. Le Pierre d’Henry Fonda est un point d’achoppement permanent. Vidor veut un « débauché au cœur pur », introspectif et complexe (en fait le double de Tolstoï) dans lesquel il peut projeter ses propres conceptions religieuses. Fonda le voit plutôt obstiné, hagard, gauche et lunetteux, ce qui irrite à son tour Laurentiis qui, lui, souhaite un héros rêveur et romantique (les lunettes créent le litige). Le premier choix de Vidor pour Pierre était Peter Ustinov ou Peter Scofield, mais Laurentiis fit la sourde oreille et Marlon Brando, autre option, n’était pas libre. Fonda s’en sort finalement avec les honneurs, et Mel Ferrer possède la prestance altière et un peu de la rigidité douloureuse du prince André, même si la scène de mort trahit les limites de son talent. Quant à la Natacha d’Audrey Hepburn, par sa frémissante présence, elle emporte l’adhésion immédiate, tenant le spectateur en haleine jusqu’à la fin : Tolstoï la décrit comme une jeune fille aux yeux sombres, pleine de vie, avec une large bouche et une poitrine indéfinie, et la star sait parfaitement traduire cette nature mutine, irréfléchie et primesautière qui passe de la frivolité à la profondeur. Sa prestation et le style souvent fougueux, ample et lyrique de Vidor font que le film, longuement sous-estimé, mérite réévaluation : la beauté des intérieurs, la délicatesse des couleurs tout en pastels, les tableaux bucoliques, la dramatisation de l’espace (par ex. la fuite des Rostov de Moscou en pleine débandade) et la flamboyance des séquences martiales rachètent bien des raccourcis scénaristiques et quelques lourdeurs mélodramatiques. Contrairement au remake soviétique de 1965-67 (cf. infra), son film ne se contente pas d’aligner d’impressionnants panoramas mais possède une cohésion intérieure, une véritable dynamique cinématographique. La musique de Nino Rota, discrète, nuancée, mais toujours juste, accompagne admirablement le récit.
En Italie, le film attire 15,9 millions de spectateurs, c’est le numéro un au box-office annuel. L’exploitation aux USA se heurte au diktat de Cecil B. DeMille, magnat jaloux (selon Vidor) et tout puissant à la Paramount qui s’est réservé les meilleurs horaires de programmation en salle pour ses Dix Commandements. Ce serait ses manœuvres qui auraient contraint Vidor à réduire son film de plus de 4 heures à 3h28, puis de l’amputer d’un quart d’heure supplémentaire pour ne pas en handicaper la carrière commerciale. L’accueil critique en 1956 est mitigé, les Européens rejettent le film comme une « simplification à l’américaine », les zélotes du parti communiste parlent de « Tolstoï vu par l’OTAN », mais le public n’en a que faire : rien qu’en France, le film écrase le box-office avec près de six millions d’entrées (le deuxième meilleur score de l’année, derrière Michel Strogoff avec Curd Jürgens). Aux États-Unis, les spectateurs ne vibrent que très moyennement pour la destinée d’une poignée d’aristocrates moscovites. En revanche, le film de Vidor et De Laurentiis est un franc succès en Union soviétique, au point d’embarrasser le gouvernement de Khrouchtchev. Il finira par engranger une recette mondiale de 18 millions de $ (février 1959). War and Peace récolte trois nominations à l’Oscar (Vidor, la photo et les costumes de Maria De Matteis), le Golden Globe du meilleur film étranger 1957 (nominations pour Vidor, Hepburn et Homolka), le National Board of Review (USA), le Nastro d’argento 1957 (musique de Nino Rota, décors de Chiari), Audrey Hepburn est nominée aux BAFTA Awards (le film aussi) et reçoit le New York Film Critics Circle Award, Jack Cardiff le Prix BSC à Londres. – DE : Krieg und Frieden, ES : Guerra y paz.
1957*(tv-mus) War and Peace (US) de Samuel Chotzinoff (th) et Kirk Browning (tv)
« NBC Television Opera Theatre », Samuel Chotzinoff/NBC Special (NBC 13.1.57), 150 min. – av. Helen Scott (Natacha Rostova), Morley Meredith (André Bolkonsky), David Lloyd (Pierre Bézoukhov), Linda McNaughton (Sonia Rostova), Chester Watson (comte Ilia Rostov), Kenneth Smith (gén. Mikhail Koutouzov), David Cunningham (Anatole Kouraguine), LEON LISHNER (Napoléon), Gloria Lane (Hélène Kouraguine), Michael Kermoyan (Fiodor Dolokhov), Beatrice Krebs (Maria D. Akhrosimova), Alice Howland (princesse Marie Bolkonskaya), Arthur Newman (prince Nicolas Bolkonsky).
L’opéra en deux parties – « la paix » et « la guerre » – et 13 tableaux de Serge Prokofiev, sur un livret commun coécrit avec son épouse, la poétesse Mira Mendelssohn. Prokofiev (qui est décédé à Moscou en 1953, le même jour que son persécuteur, Staline) crée son opéra en été 1942, alors que la Wehrmacht met l’Union soviétique à feu et à sang. En activant le parallèle Napoléon-Hitler, le compositeur exalte la grandeur du peuple russe qui combat pour se libérer de l’envahisseur ; subrepticement, il se permet, en plein stalinisme, d’exalter dans la première partie les charmes de la vieille Russie engloutie par la révolution d’Octobre. Le cinéaste S. M. Eisenstein se propose de monter l’opéra au Bolchoï à Moscou en 1943, mais les aléas de la guerre l’en empêchent. L’opéra est représenté pour la première fois sur scène en juin 1946 à Leningrad, quoique la version finale (posthume) date de 1959. C’est sur le petit écran que la National Broadcasting Company présente cette même œuvre en première américaine, dans une traduction de Joseph Machlis et sous la direction musicale de Peter Herman Adler. Le spectacle, en couleurs, est grandiose, d’une rare qualité musicale et scénique (décors : Otis Riggs). La presse salue unanimement ce travail de pionnier de la NBC qui a investi 160 000 $ dans l’entreprise, alors d’une folle ambition, impliquant pas moins de 90 chanteurs, 63 musiciens et trois studios d’enregistrement.
1958(tv) Krieg und Frieden (DE-RDA) de Günter Reisch (th) et Wolfgang Nagel (tv)
Deutscher Fernsehfunk der DDR (Berlin-Est) (DFF 26.6.58). - av. Jörg Kähler (prince Andreï Bolkonsky), Christine van Santen (Lisa, son épouse), Werner Hammer (le vieux prince Bolkonsky), Helga Mauer (Marja, soeur d'Andreï), Gerd Ehlers (Pierre Bézouchov), Karla Runzel (Natacha Rostova), Senta Bonacker (sa mère), Erhard Marggraf (le comte Nicolaï Rostov), Wolf Walther (Anatole Kouragine), Ralph Borgwardt (Fedja Dolochov), Hanns Anselm Berten (gén. Koutouzov), Helmut Kitsch (le tsar Alexandre Ier), Hermann Wagemann (le paysan Karatejew), Erich Gutte (Alpatytch), K. Eugen Lehnhering (Dr. Sergei Kusaitch), LOTHAR KROMPHOLZ (Napoléon). - Captation de la pièce d'Alfred Neumann, Erwin Piscator et Guntram Prüfer dans la mise en scène du Volkstheater Rostock.
1959/60Tozhe lyudi [= Ce sont aussi des hommes] (SU) de Georgy N. Daneliya
Mosfilm, 7 min. – av. Lev Durov (Zaletaiev), Manos Zacharias (Ramball), Georgy Millyar (Morel), Vsevolod Sanaiev (vieux soldat), Evgeni Kudryashev, Vladimir Ferapontov.
Un court métrage écrit et réalisé par le cinéaste géorgien Daneliya d’après un passage très émouvant du roman de Tolstoï (troisième partie, chap. IX). La Grande Armée est en pleine retraite. Le soir, dans les bois enneigés près d’un feu de camp, trois soldats russes, dont le fantassin Zaletaiev, rêvassent lorsque surgissent Ramball et Morel, un officier et son ordonnance français, grelottants, affamés et hagards. Ils se sont cachés dans la forêt. Les Russes leur font une place autour du feu et leur apportent du gruau et de la vodka. On transporte Ramball, à bout de forces mais débordant de reconnaissance, dans l’isba du colonel, tandis que Morel, sous l’effet de l’alcool, entonne joyeusement des chansons françaises qui font rire tout le monde. « Ce sont aussi des hommes ... », dit l’un d’eux en se roulant dans sa capote, car il va geler cette nuit. – Nota bene : ce tableau idyllique ne correspond en rien au traitement réel infligé aux prisonniers de la Grande Armée qui, une fois dépouillés de tout, étaient souvent exécutés sur place, torturés, enterrés vivants ou brûlés vifs. Choqué par les révélations de ses officiers, le tsar Alexandre se fit menaçant et ordonna de payer un ducat d’or pour tout prisonnier remis par un paysan ou par un soldat à une autorité civile. La mesure n’eut qu’un succès limité.
1963(tv) War and Peace (GB) de Silvio Narizzano
« ITV Play of the Week », Granada Television (ITV 26.3.63), 165 min. – av. Valerie Sarruf (Natacha Rostova), Daniel Massey (André Bolkonsky), Nicol Williamson (Pierre Bézoukhov), Tim Pearce (tsar Alexandre Ier), Tom Adams (Anatole Kouraguine), KENNETH GRIFFITH (Napoléon), Steve Plytas (gén. Mikhail Koutouzov), Ann Bell (princesse Lisa Bolkonskaya), Mary Hinton (comtesse Natalia Rostova), Gary Bond (Nicolas Rostov), Clifford Evans (prince Nicolas Bolkonsky), Tony Beckley (Fiodor Dolokhov), Freda Dowie (princesse Marie Bolkonskaya), Barry Linnehan (Alpatich), Morris Perry (Platon Karatayev), Derek Benfield (Dr. Kusmich), John Franklyn-Robbins (narration).
Le téléaste-cinéaste québécois Silvio Narizzano, actif en Grande-Bretagne depuis les années cinquante, s’attaque à Krieg und Frieden (für die Bühne nacherzählt), l’ambitieuse adaptation scénique de Tolstoï conçue par Erwin Piscator, assisté de Guntram Prüfer et d’Alfred Neumann. Le célèbre dramaturge communiste avait développé le projet en exil en France en 1938, dans le vain espoir de pouvoir monter son spectacle dans le West End à Londres et à Broadway. Réfugié en URSS pendant la guerre, Piscator incita Serge Prokofiev à composer son opéra (cf. téléfilm de 1957). La mise en scène de Piscator fut présentée en mars 1955 au Schiller-Theater à Berlin. Version anglaise de Robert David MacDonald.
Moscou dévastée par un incendie apocalyptique (Guerre et Paix de Sergueï Bondartchouk, 1967).
1965-1967*Vojna i mir (Guerre et Paix) (SU) de Sergueï Bondartchouk
Parties : 1. Andrej Bolkonskij / Austerlitz (Le Prince Bolkonsky) 2. Natasha Rostova (Natacha Rostova) 3. 1812 God (L’Année 1812) 4. Piotr Bezjukhov (Pierre Bézoukhov)
Mosfilm, 507 min. (version intégrale) / 153 min. (1), 99 min. (2), 83 min. (3) et 101 min. (4)/ total: 8h04. – av. Lyudmila Savelyeva (Natacha Rostova), Sergueï Bondartchouk (Pierre Bézoukhov), Viatcheslav Tikhonov (André Bolkonsky), Victor Stanitson (comte Ilia Rostov), Irina Gubanova (Sonia Rostova), Boris Smirnov (Vassili Kouraguine), Vassili Lanovoi (Anatole Kouraguine), Irina Skobtseva (Hélène Kouraguine), Boris Zakhava (gén. Mikhail Koutouzov), Gyuli Chokhonelidze (gén. Piotr Ivanovitch Bagration), Viktor Murganov (tsar Alexandre Ier), VLADISLAV STRZELICHIK (Napoléon), D. Eizentals (Carl von Clausewitz), Boris Molchanov (maréchal Louis-Nicolas Davout), V. Sofronov (François Ier d’Autriche), Nikolaï Bubnov (gén. Karl Mack von Leiberich), Herbert Zommer (comte Levin August von Bennigsen), Lev Polyakov (Jacques Alexandre de Lauriston), Ervin Knausmuller (gén. Franz von Weyrother), Anatoli Ktorov (Nicolas Bolkonsky), Anastasiya Vertinskaya (Lisa Bolkonskaya), Antonina Shuranova (Maria Bolkonskaya), Oleg Tabakov (Nicolas Rostov), Viktor Stanitsyn (Ilya Rostov), Kira Golovko (comtesse Rostova), Irina Gubanova (Sonia Rostova), Oleg Efremov (Fédor Ivanovitch Dolokhov), Nikolaï Rybnikov (Vassili Denissov), Sergueï Yermilov (Pétia Rostov), Mikhaïl Khrabrov (Platon Karatayev).
Ce film-fleuve de 8 heures (soit quatre longs métrages), projeté en Sovcolor sur écran panoramique Sovscope 70 mm, est tourné avec un budget mirifique (on murmure l’équivalent de 100 millions de dollars, du jamais vu pour l’époque ! [somme à multiplier par six en 2013]) et, à en croire les services de publicité de la Mosfilm qui se surpassent dans la surenchère et la non-transparence, 120 000 soldats de l’Armée Rouge (chiffre grandement exagéré). Pourtant, depuis la révolution d’Octobre, les démêlés amoureux des rejetons de l’aristocratie tsariste imaginés par Tolstoï sont bannis des écrans soviétiques ; mais l’opéra de Prokofiev (sorti en 1946) et l’insupportable affront qu’a constitué le film italo-américain de King Vidor en 1956 aux yeux des tenants de la culture russe en pleine guerre froide ont sans doute ouvert la voie à une « réhabilitation » de la matière en URSS. Au Ministère de la culture, on en fait une affaire d’État : la toute-puissante Ekaterina Fourtseva réclame au Politburo des crédits illimités. Destinée à devenir l’œuvre de prestige numéro un de l’ère Brejnev, cette entreprise titanesque (sans conteste la plus ambitieuse jamais mise sur pied dans le pays) est confiée au comédien-cinéaste ukrainien Sergueï Bondartchouk, Artiste du Peuple, lauréat du Prix Lénine, professeur à l’académie de cinéma de Moscou et délégué au Soviet Suprême. Aussi coscénariste avec Vassili Solovyov, il se réserve le rôle de Pierre ; étant de surcroît dessinateur (il ébauche tous ses cadrages) et décorateur, il assume en quelque sorte la responsabilité entière de cette « œuvre nationale » qu’il veut d’une fidélité totale à Tolstoï. « Nous avons le devoir d’amener le futur spectateur aux sources mêmes du grand art, annonce-t-il. Lui faire toucher visuellement les secrets les mieux cachés du roman. Lui communiquer dans toute sa plénitude le sens de la vie, le bonheur de l’être-au-monde. En nos temps si difficiles, alors que la paix est menacée, il faut redoubler d’amour de la vie. Il faut s’évertuer à faire partager par tous cet amour de la vie sur notre belle planète. » Vaste programme ... où se dessine insidieusement le retour d’une chape de plomb sur toute la vie culturelle soviétique après le départ de Khrouchtchev. Dans la mesure du possible, les scènes seront filmées sur les lieux mêmes décrits par l’écrivain.
Pour la petite histoire, en 1960, Julien Duvivier annonce dans la presse un « Guerre et Paix » qui serait une coproduction franco-soviétique bénéficiant du concours de l’Armée Rouge. Ce projet pourrait avoir été l’étincelle qui met le feu aux poudres et incite la Mosfilm à agir. Mise en chantier en 1961 déjà, sa création patrimoniale comptabilise à partir du premier « clap » le 7 septembre 1962 quatre ans de tournage, jusqu'au 28 octobre 1966 (et pour le réalisateur, deux crises cardiaques !). Plus de 40 musées, dont l’Ermitage, le Kremlin et la galerie Tretiakov, prêtent des meubles, des tableaux et autres accessoires historiques. On filme à Moscou (le Kremlin avec son clocher d’Ivan le Terrible, le palais d’Ostankino, la cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux, le parc Tsaritsino, Kitaï-gorod, le couvent de Novodievitchi, les hauteurs de Vorobyovy Gory) et dans sa province (Kuskovo, Arkhangelskoye, Mozhaisk), à Saint-Pétersbourg (place Saint-Isaac, Palais d’Été, résidence impériale à Pouchkine, l’Ermitage), au musée Tolstoï à Yasnaya Polyana, sur l’ancienne route de Smolensk, sur les rives de la Moskova, de la Nara (à Tarutino), de la Neva, en Croatie (Ivankovo), en Moldavie et aux studios Mosfilm et Goskino (où près de 100 décors sont érigés). Borodino, où s’est déroulé la bataille de la Moskova, étant couvert de monuments, stèles et édicules commémoratifs, Bondartchouk lui préfère un site voisin de la ville de Dorogobouy, sur les rives du Dniepr. Austerlitz est filmé à Svalyava et la bataille de Schöngraben/Hollabrünn (où Bagration se fit surprendre par Lannes et Murat en novembre 1805) à Mukatchevo, en Ukraine (oblast de Transcarpatie). L’affaire ne va pas toute seule, le matériel technique est vétuste (l’économie de l’URSS stagne), les soldats sont sans formation et les 1500 chevaux réunis sont récupérés dans des transports destinés aux boucheries.
À la tête de deux divisions d’infanterie totalisant 12 000 hommes et d’une de cavalerie, 2000 figurants sous les ordres du fameux général soviétique Vladimir Kourassov, Bondartchouk brosse une suite de compositions picturales proprement éblouissantes – inspirées des maîtres du genre, Meissonnier, Vernet, Detaille –, de stupéfiants panoramas guerriers, sans pareils dans les annales cinématographiques, où même la cadence de marche des diverses troupes a été respectée (120 pas à la minute pour les régiments français, 75 pour les russes). La chorégraphie des corps d’armée progressant dans toutes les directions laissent pantois. Pour la Grande Redoute Raïevski à Borodino, le cinéaste fait construire une tour de 15 mètres de haut, surplombée d’une paire de haubans servant de rails pour la caméra télécommandée qui enregistre le carnage en plongée sur 300 mètres. Les travellings fort complexes, les élévations en grue mécanique, les vues aériennes (en hélicoptère ou en avion) suivis de fondus enchaînés, se succèdent et se répètent tel un procédé dans un déluge d’effets pyrotechniques qui restituent très efficacement cet enfer assourdissant, mené, selon les historiens, par 1227 pièces d’artillerie (en moyenne 3 coups de canon à la seconde et 430 coups de fusil à la minute). Le cinéaste reproduit exactement l’ordre de bataille original, certes, mais aucune dramaturgie interne ne semble relier ses divers tableaux. Car ce ne sont que des tableaux : l'effroyable chaos de feu et de flammes gagne bientôt l’esprit du spectateur béotien qui, à force de panoramiques, ne distingue plus les adversaires ; la profusion entraîne la confusion, puis, après 26 minutes de boucherie inexpliquée à Schöngrabern, 13 minutes inexpliquées à Austerlitz et 25 minutes inexpliquées à Borodino-Moskova, s’installe parfois l’ennui poli que l’on éprouve face à un monument impressionnant mais muséal. « Ainsi s’accomplit un événement contraire à la raison et à la nature humaine », commente Tolstoï cité par Bondartchouk à propos de l'effroyable année 1812, mais la transposition à l’écran de cette sage réflexion s’opère parfois aux dépens de la construction narrative.
Parmi les acquis purement visuels, il faut aussi retenir le sac et l’incendie apocalyptique de Moscou (10 minutes), filmés avec une caméra à nouveau trépidante ; c’est dans le village de Tériaévo près de Volokolamsk, sur le fond du monastère Saint-Joseph encore à l’abandon, que Bondartchouk érige le vaste décor moscovite destiné à se consumer quartier après quartier. Un plateau circulaire avec un potelet au centre où sont fixés des éléments rayonnants servant de support aux lance-flamme asperge l’ensemble de kérosène. Les opérateurs et leurs chariots sont jetés dans le brasier où Pierre tente de sauver un enfant avant de se faire appréhender par les Français. La retraite napoléonienne, en revanche, est un peu négligée (juste diverses vues d’hélicoptère), sinon bâclée (séquences en noir et blanc, beaucoup de boue, peu de neige), on ne voit pas comment est sauvé Pierre et la Bérézina, puisque omise par Tolstoï, n’apparaît pas non plus. Napoléon lui-même, rôle quasi muet, est généralement filmé de loin: c’est le mythe réinterprété par Tolstoï, l'incarnation de "l'antéchrist" dans une perspective qui se veut métaphysique et qui prévaut ici, non l’homme. On s’abstient d’allusions faciles du genre « envahisseur impérialiste », alors que Brejnev a réhabilité Staline en 1965 et que le Printemps de Prague est à la porte – mais le 13 juin 1812, ce sont néanmoins « les forces de l’Europe occidentale qui franchissent les frontières de la Russie » (fixation reprise par Poutine un demi-siècle plus tard), en passant sous silence les maladresses et le peu reluisant double jeu politique du tsar. Dans son application quasi religieuse à coller au moindre paragraphe de cette « œuvre majeure de la littérature mondiale », Bondartchouk introduit à tout moment une voix en off plaquée sur des mouvements d’appareil traversant branches et feuillis d’arbres ensoleillés ou surplombant les paysages enchanteurs de la « Sainte Russie » (musique : chœurs russes). Ce ton pontifiant, solennel, des monologues intérieurs finit par desservir l’écrivain dont les propos à l’image – par ex. sur le contraste entre l’Homme de Guerre (Napoléon) et l’Homme de Paix (Pierre) – menacent de déraper dans la simplification sentimentale. On remplace la religiosité de l’auteur, la quête spirituelle et l’intense activité de Pierre (d'abord bonapartiste) dans les hauts grades de la franc-maçonnerie par un vague panthéisme soviético-compatible, mâtiné d’humanisme bon teint et d’«âme russe». La mort du prince André, mêlée à un relent de fondus enchaînés d'un goût discutable, rappelle l'imagerie spirite du XIXe siècle. Pour illustrer les idées philosophiques de Tolstoï sur la vie qui naît dans une goutte d’eau et finit par constituer le monde, le cinéaste emporte sa caméra à bord d’un avion afin de montrer la rotondité de la Terre. Il y a de la naïveté à vouloir capter ainsi le « point de vue cosmique », candeur poétique qui n'est toutefois pas sans rappeler celle d'un Abel Gance. Le premier bal de Natacha (filmé en atelier à Mosfilm) culmine – ou plutôt plafonne – avec un long et vertigineux travelling en plongée verticale sur les danseurs. Cet étalage enivrant de virtuosité visuelle, d'originalité narrative et d’académisme léché fait que l’intrigue romanesque, elle, a parfois tendance à se perdre. Dans la dernière partie, les destinées individuelles de cette gigantesque fresque patriotico-guerrière sont littéralement emportées par le grand sursaut collectif de l’armée et du peuple russe. Le mythe stalinien de "l'Armée rouge salvatrice et invaincue" refait surface: la bataille d'Austerlitz n'est jamais qualifiée de défaite, la Moskova est selon Koutouzov une "victoire morale" (on se garde bien d'expliquer cette expression !) et l'écourtement de la retraite napoléonienne à l'écran peut s'expliquer par le fait que l'armée russe n'y a pas joué un rôle déterminant. Pas un mot sur le sort des serfs, qu'évoque pourtant Tolstoï. Après la dixième envolée lyrique dans de sublimes paysages (qui, paradoxalement, menace de plomber le récit), on se met à regretter la présence naturelle et enjouée d’Audrey Hepburn, dont la gracieuse Lyudmila Savelyeva, une ancienne ballerine du Kirov de Léningrad, débutante au cinéma, n’est hélas qu’un pâle sosie. En revanche, le remarquable Pierre joué par Bondartchouk, renfrogné et tourmenté, un mélange de rondeurs, de timidité et de maladresse, est entièrement convainquant. Il en va de même du prince André de Viatcheslav Tikhonov, tout à fait remarquable dans sa froideur apparente et sa distance aristocratique tourmentée, une interprétation très supérieure à celle de Mel Ferrer dans la version de Vidor.
Le film est distribué dans 117 pays. À sa sortie, il soulève un énorme intérêt – à la mesure des moyens investis – mais ne remporte pas le succès public escompté. En URSS, on compte officiellement 135 millions d’entrées ; les mauvaises langues affirment toutefois que les spectateurs russes lui préfèrent la version cosmopolite de King Vidor qui, certes, ne peut en rien rivaliser sur le plan de l’ampleur du spectacle, du réalisme, de l’exactitude de l’adaptation (quoique quantité de personnages secondaires aient aussi été sacrifiés), de l’authenticité des paysages, visages, mœurs et costumes locaux, mais qui s’avère humainement et mélodramatiquement plus poignante. La presse reste partagée entre, d’une part, inconditionnels de la fidélité à Tolstoï et à l’« esprit russe » et thuriféraires d’un langage cinématographique plus simple, mais aussi plus adéquat de l’autre. Au 5e Congrès du Cinéma à Moscou, Bondartchouk se fait huer par les jeunes cinéphiles-cinéastes du pays, dont Sergej Paradjanov (sans doute pour de fausses raisons). Il se console avec une avalanche de distinctions : le Grand Prix pour les deux premières parties au festival de Moscou 1965 (avec diplôme d’honneur à L. Savelyeva), présentation à la Mostra de Venise 1966 et au festival de Cannes 1967 ; le Ministère de la culture à Tokyo salue le meilleur film de l’année. Fasciné par l’exotisme et le gigantisme inattendus du produit, Hollywood lui décerne son Oscar du meilleur film étranger en 1968, trophée remis à Lyudmila Savelyeva (Nathalie Wood - née Zakharenko - fait l’interprète russe sur scène) ; les décors récoltent une nomination à l’Oscar 1969 et aux BAFTA Awards 1970. Le National Board of Review 1968, le New York Film Critics Circle Award 1968 et le Golden Globe 1969 le déclarent à leur tour meilleur film étranger de l’année. Précisons que la version d’exportation pour les USA, (mal) doublée en anglais, n’est distribuée qu’après amputation d’une heure. En France, les quatre parties réunissent 1,2 million de spectateurs, un sixième du score vidorien. Ironie de l’histoire : en 1970, Bondartchouk réalisera pour Dino De Laurentiis, producteur du Guerre et Paix de 1956, un Waterloo plus impressionnant (cf. chap. 15.3). Quant à la Mosfilm/Sovexport, elle mettra ses images de batailles à disposition d’innombrables docu-fictions et téléfilms anglo-américains, pour compenser un peu les pertes financières. – GB, US : War and Peace, DE : Krieg und Frieden, IT : Guerra e pace, ES : Guerra y paz.
Les troupes de Koutouzov talonnent la Grande Armée en pleine retraite (Guerre et Paix de Sergueï Bondartchouk, 1967).
1972*(tv) War & Peace (Guerre et Paix) (GB/YU) mini-série de John Davies
David Conroy/BBCtv-Time Life Films-C.F.S. Kosutnjak (BBC2 28.9.72-8.2.73), 20 x 45 min. – av. Morag Hood (Natacha Rostova), Anthony Hopkins (Pierre Bézoukhov), Alan Dobie (André Bolkonsky), Rupert Davies (comte Ilia Rostov), Faith Brook (comtesse Natalia Rostova), Fiona Gaunt (Hélène Kouraguine), Colin Baker (Anatole Kouraguine), Frank Middlemass (gén. Koutouzov), DAVID SWIFT (Napoléon), Basil Hensin (prince Vassili Kouraguine), Donald Douglas (le tsar Alexandre Ier), Arthur Blake (François Ier d’Autriche), Michael Mulcaster (gén. Karl Mack von Leiberich), Tony Steedman (maréchal Louis-Nicolas Davout), John Cazabon (prince Michel Barclay de Tolly), Tenniel Evans (gén. Piotr Ivanovitch Bagration), Gerald Hely (prince Joachim Murat), Gordon Faith (Galitsine), Joanna David (Sonia Rostova), John Breslin (maréchal Louis-Alexandre Berthier), John Ringham (gén. Anne-Jean Savary), Lincoln Wright (maréchal Jeana-de-Dieu Soult), Angela Down (princesse Maria Bolkonskaya), Sylvester Morand (Nicolas Rostov), Anthony Jacobs (prince Nicolas Bolkonsky), Neil Stacy (prince Boris Droubetskoï), Harry Locke (Platon Karatayev), Gary Watson (Vassili Denissov), Athene Fielding (Amélie Bourrienne), Michael Billington (ltn. Berg).
En 1972, il s’agit de la plus coûteuse production de la British Broadcasting Corporation (près d’un million de livres sterling) depuis la guerre, d’une durée de 15 heures, diffusée après une année de tournage, des extérieurs en Yougoslavie et des effets spéciaux élaborés au BBC Television Centre à Londres (studios TC8 et TC1). L’entreprise est à risques, à peine cinq ans après la sortie de la mégaproduction soviétique, considérée par divers critiques comme la version définitive. Encouragée toutefois par le succès international de l’interminable The Forsyte Saga (La Dynastie des Forsyte) (22 heures) cinq ans plus tôt, le producteur David Conroy se jette à l’eau et ne recule même pas devant la reconstitution – forcément approximative – des batailles d’Austerlitz et de Borodino à Novi Sad et à Zlatibor (Serbie) en été 1971, où 1100 hommes de l’armée de Tito font de la figuration ; un pan de Moscou sous occupation française est érigé à Bela Crkva (à 150 km de Belgrade). Les autres nombreux extérieurs sont filmés à Iver Heath (Buckinghamshire), à Doddington Hall (Lincolnshire), à Luton et Wrest Park (Bedforshire), les séquences de bal à Kedleston Hall et à Ragley Hall à Alcester (Warwickshire).
Certes, le petit écran ne peut se mesurer aux adaptations cinématographiques de Vidor ou Bondartchouk sur le plan du spectacle épique et du glamour, mais cette télésérie de haut niveau, réalisée par John Davies, un spécialiste du feuilleton d’inspiration littéraire à la BBC (Nana en 1968, Germinal en 1970, Bel Ami en 1972), et mis en musique par Carl Davis, a ses qualités propres – et ses défenseurs acharnés. Quant au scénariste, Jack Pulman, il ne craint pas les romans-fleuves (Buddenbrook d’après Thomas Mann en 1971). La longueur du feuilleton permet enfin de traiter tout ce que le cinéma a négligé ou condensé pour des raisons dramaturgiques, et les lecteurs de Tolstoï y retrouvent bien des saveurs cachées du roman : les nuances, l’introspection, les distinctions de classe, les relations sociales entre noblesse et paysannerie, la manière russe d’aborder mariage et amour au début du XIXe s., etc.
Encore inconnu à l’étranger, Anthony Hopkins interprète Pierre Bézoukhov, et sa contribution toute en subtilité est déterminante. Éternel insatisfait, ballotté tel une plume dans le vent, c’est un hobereau maladroit, tourmenté, qui cherche un sens à sa vie. Hopkins, malgré sa jeunesse, trouve le ton juste pour distiller la vision philosophique de Tolstoï : c’est à ce jour le meilleur Pierre de l’écran, grand ou petit. Son idole Napoléon apparaît d’abord comme un génie libérateur, puis se transforme au fil des épisodes en égocentrique monstrueux. L’Andreï Bolkonsky campé par Alan Dobie (il fut le prince Dimitri dans Résurrection de la BBC en 1968) s’est fermé aux émotions et aux sentiments après sa déception sentimentale et ne vit plus que pour le devoir accompli, jusque dans la mort. Sur le plan strict du développement psychologique et grâce à la myriade de permutations relationnelles qui font la substance de l’œuvre tolstoïenne, cette télésérie est peut-être l’approche la plus satisfaisante, à la fois claire et convaincante. Avec une restriction, toutefois : la Natacha de l’actrice écossaise Morag Hood (Persuasion d’apr. Jane Austen, 1971) n’a hélas aucune des qualités de son personnage, hormis la joliesse. L’audimat bat des records, mais l’accueil de la presse de l’époque (qui trouve le téléfilm trop solennel, trop lent, trop long) est tiède. La Society of Film and Television Arts (BAFTA) décerne son prix de la meilleure interprétation de l’année à Hopkins et couronne les décors de Don Homfray ; les costumes sont nominés au Primetime Emmy Award 1974.
Episodes : 1. « Name Day » – 2. « Sounds of War » – 3. « Skirmish at Schöngraben » – 4. « A Letter and Two Proposals » – 5. « Austerlitz » – 6. « Reunions » – 7. « New Beginnings » – 8. « A Beautiful Tale » – 9. « Leave of Absence » – 10. « Madness » – 11. « Men of Destiny » – 12. « Fortunes of War » – 13. « Borodino » – 14. « Escape » – 15. « Moscow ! » – 16. « Two Meetings » – 17. « Of Life and Death » – 18. « The Retreat » – 19. « The Road to Life » – 20. « An Epilogue ». – DE : Krieg und Frieden, IT : Guerra e pace, ES : Guerra y paz.
1973(tv-mus) War and Peace (AU) de Sam Wanamaker
House of Opera Prod. (Sydney), 255 min. – av. Eilene Hannan (Natacha Rostova), Tom McDonell (André Bolkonsky), Robert Gard (Pierre Bézoukhov), John Shaw, Rosina Raisbeck, Stephen Dickson.
L’œuvre de Serge Prokofiev (cf. téléfilm de 1957), captation du premier spectacle du nouvel opéra de Sydney (28.9.73), mis en scène sous direction musicale de Sir Edward Downes.
1990(vd-mus) War and Peace (US) de Francesca Zambello
Seattle Opera Prod., 260 min. – av. Sheri Greenawald (Natacha Rostova), Vladimir Chernov (André Bolkonsky), Peter Kazaras (Pierre Bézoukhov), Victoria Vergara (Hélène Kouraguine), Stella Zambalis (Sonia Rostova), James Hoback (Anatole Kouraguine), Nikolaï Okhotnikov (gén. Mikhail Koutouzov), JULIAN PATRICK (Napoléon), Alexander Morozov (Fiodor Dolokhov).
Captation de l’œuvre de Serge Prokofiev (cf. téléfilm de 1957) sous la direction musicale de Mark Ermler, enregistrée à l’opéra de Seattle en vidéo haute définition (coûts : 2 millions de $) et projetée en salle.
1991*(tv-mus) War and Peace / Vojna i mir (GB/RU) de Graham Vick (th) et Humphrey Burton (tv)
Dennis Marks/BBCtv-R. M. Arts-Philips Classics Productions (BBC 13.7.91), 248 min. – av. Yelena Prokhina (Natacha Rostova), Alexander Gergalov (André Bolkonsky), Gegam Gregoriam (Pierre Bézoukhov), Olga Borodina (Hélène Kouraguine), Svetlana Volkova (Sonia Rostova) Yuri Marusin (Anatole Kouraguine), Nikolaïo Okhotnikov (gén. Mikhail Koutouzov), VASSILI GERELLO (Napoléon), Irina Bogacheva (Marie Bolkonskaya), Sergei Alexashkin (comte Ilia Rostov), Alexandr Morozov (Fiodor Dolokhov), Mikhail Kit (Vassili Denissov).
L’opéra de Serge Prokofiev (cf. téléfilm de 1957) : captation du spectacle d’une belle sobriété décorative donné au Kirov (Maryinsky Theater) à Leningrad/Saint-Pétersbourg, sous la direction musicale de Valery Gergiev.
2000*(tv-mus) La Guerre et la Paix (FR) de Francesca Zambello (th) et François Roussillon (tv)
F. Roussillon & Ass./Ueki-Opéra National de Paris-FR2-FR3 Méditerranée-Mezzo-NHK (FR2 19.7.2000), 210 min. – av. Nathan Gunn (André Bolkonsky), Olga Guryakova (Natacha Rostova), Robert Brubaker (Pierre Bézoukhov), Elena Zaremba (Hélène Kouraguine), Anatoli Kotcherga (gén. Mikhail Koutouzov), VASSILI GERELLO (Napoléon), Piotr Glouboki (maréchal Louis-Alexandre Berthier), Peter Kazaras (gén. Michel Barclay de Tolly), Igor Malioukhine (maréchal Louis-Nicolas Davout), Margarita Mamsirova (Sonia Rostova), Leonid Bornstein (ltn. Bonnet), Elena Obraztsova (Maria D. Akhrosimova), Irina Roubstova (Mme Peronskaya), Mikhaïl Kit (comte Ilia Rostov), Alexandre Morozov (Fiodor Dolokhov).
Captation de l’opéra de Serge Prokofiev (cf. téléfilm de 1957), enregistrée à l’Opéra National de Paris-Bastille en mars 2000, sous la direction musicale de Gary Bertini. Une réussite totale sur le plan de la mise en scène, d’une force d’évocation plus puissante que la production anglo-russe au Kirov de 1991, grâce à l’élégance des salons moscovites, la beauté des costumes (signés Nicky Gillibrand), le souffle épique des batailles et la caractérisation des personnages.
2007(tv) War and Peace / Guerra e pace / Guerre et Paix / Krieg und Frieden / Guerra y paz / Vojna i mir / Wojna i pokój (IT/FR/DE/ES/BE/RU/PL/LT) mini-série de Robert Dornhelm
Lux Vide-EOS Entertainment-Pampa Production (Paris)-France 2-RAI Fiction-Grupo Intereconomia-AT Production-RTBF-Telewizia Polsat-Telekanal Rossiya-Grupa Filmowa Baltmedia-RAMCO-Mosfilm-Baltmedia-Lietuvos Kinostudija-Studio Filmowe Projektor (RAI 21.+22.+28.+29.10.07 / FR2 6.+13.+20.+27.11.07 / ZDF 6.1.08), 4 x 100 min. / 394 min. – av. Clémence Poésy (Natacha Rostova), Alessio Boni (André Bolkonsky), Alexander Beyer (Pierre Bézoukhov), Malcolm McDowell (prince Nicolas Bolkonsky), Andrea Giordana (comte Ilia Rostov), Valentina Cervi (Maria Bolkonskaya), Hannelore Elsner (comtesse Natalia Rostova), Benjamin Sadler (Fiodor Dolokhov), Toni Bertorelli (Vassili Kouraguine), Violante Placido (Hélène Kouraguine), Ana Caterina Morariu (Sonia Rostova), Elodie Frenck (Lise Bolkonskaya), Ken Duken (Anatole Kouraguine), Hary Prinz (Vassili Denissov), Vladimir Ilin (gén. Mikhail Koutouzov), Dmitry Isayev (Nicolas Rostov), Igor Kostolevsky (tsar Alexandre Ier), SCALI DELPEYRAT (Napoléon), Frédéric Gorny (Ramballe), Pilar Abella (Amélie Bourienne), Brenda Blethyn (Maria D. Akhrosimova), Janusz Szilowsky (gén. Weinrothen), Robert Mazurkiewicz (maréchal Louis-Nicolas Davout), Andrey Gusev (Platon Karatayev).
On reste perplexe devant ce soap de luxe paneuropéen fabriqué par l’Américain Robert Dornhelm, téléaste qui n’a guère marqué les annales avec ses remakes cathodiques anodins de Spartacus (2004) et de The Ten Commandments (2006). Huit pays ont participé à cette production de 28 millions d’euros, impliquant un tournage en décors naturels à Saint-Pétersbourg (palais du Grand Prince Vladimir Romanov, Palais d’Été, forteresse Pierre et Paul, palais de Pouchkine/Tsarskoïe Selo, Théâtre Bolchoï, rives de la Neva) et, pour les séquences de guerre, en Lituanie (Vilnius, Rumiskis). Les promoteurs du film se vantent d’avoir réuni à cet effet 1500 chevaux et 16 000 figurants (si le chiffre est exact, on les cherche en vain à l’écran, tellement ils sont mal utilisés). Le casting aligne Clémence Poésy, charmante, spontanée, révélée récemment grâce à un épisode de Harry Potter et qui voit en Natacha Rostova « une femme moderne et libre, hors conventions ». Hélas, elle fait une bimbo de magazine mode. À ses côtés, l’Allemand Alexander Beyer (vu dans Good Bye Lenin ! en 2003), raide et unidimensionnel, et, à titre de curiosité, Malcolm MacDowell, jadis le terrifiant Alex de Clockwork Orange de Kubrick. Dornhelm se contente de fournir un joli livre d’images – beaux visages, beaux paysages, beaux châteaux, intérieurs dorés et saturés de costumes froufroutants – qui privilégie la trame romanesque sans trop s’attarder sur les campagnes napoléoniennes et autres futilités.
Tous les passages retenus du roman ont été aplanis, simplifiés, décryptés, prémâchés pour aboutir à un feuilleton mièvre et sentimental, certes agréable à l’œil mais servi sans la moindre imagination ; les méchants y sont diaboliques, les gentils blancs comme neige ; quant aux dialogues, c’est du roman-photo.
À Napoléon, on prête des propos ahurissants (et qu’on chercherait en vain chez Tolstoï). Douceâtre et cynique, il reçoit les ambassadeurs russes sur les rives du Niémen ; apprenant que Moscou possède une « foule d’églises et deux cents clochers », il y voit le signe évident d’une population arriérée : « Toute l’Europe est en train de se libérer peu à peu du carcan des traditions – grâce à moi – et même la Russie, un jour, me remerciera. Voyez-vous, j’ai toujours eu très envie de découvrir Moscou ... » Voilà en tout cas un Napoléon qui n’a jamais entendu parler du Concordat et qui envisage d’emblée d’occuper la capitale russe ! En arrivant sur place après quelques images digitalisées de Borodino-Moskova, le Corse s’aperçoit que « tous les Russes ont quitté la ville » et l’incendie se résume à une unique demeure en flammes. La dépravée Hélène Kouraguine, esthétiquement dénudée, décède de la syphilis (dans le roman des suites d’un avortement ou d’une angine pectorale). La retraite de la Grande Armée est pour ainsi dire escamotée. Battu (on ne sait trop comment, mais les drapeaux français jonchent la neige, Koutouzov crie « victoire ! » et ses soldats répondent « hourrah ! »), l’Empereur abandonne son armée, affalé dans une berline ouverte, seul (tant pis pour Caulaincourt), sans le moindre hussard pour le protéger jusqu’à Paris ... Tant pour la vraisemblance. Sur le plan de l’audimat, l’opération est toutefois rentable ; dans l’Hexagone, la diffusion attire 5,5 millions de téléspectateurs sur FR2. Vox populi.
2012(tv) Vojna i mir (RU) de Maria Pankratova et Andreï Gratchev
Televizion Star (Star 9.12.). – Une trilogie de courts métrages de télévision réalisés d’après des passages du roman de Tolstoï.
2015/16*(tv) War & Peace (Guerre et Paix) (US/GB) mini-série de Tom Harper
Julia Stannard/The Weinstein Company (Harvey Weinstein, Robert Walak)-BBC Cymru Wales Drama (Faith Penhale, Bethan Jones)-BBC Worldwide-Lookout Point Ltd. (Simon Vaughan) (BBC One 3.1.-7.2.16), 5 x 60 min.+ 82 min. / 8 x 45 min. – av. Paul Dano (Pierre Bézoukhov), Lily James (Natacha Rostova), James Norton (André Bolkonsky), Adrian Edmondson (comte Ilia Rostov), Greta Scacchi (comtesse Natalia Rostova), Aisling Loftus (Sonia Rostova), Jack Lowden (Nicolas Rostov), Stephen Rea (prince Vassili Kouraguine), Jim Broadbent (prince Nikolas Bolkonsky), Gillian Anderson (Anna Pavlovna Scherer), Thomas Arnold (Vassili Denissov), Tom Burke (Fédor Ivanovitch Dolokhov), Kenneth Cranham (oncle Mikhaï), Rebecca Front (Anna Mikhaylovna), Tuppence Middleton (Hélène Kouraguine), Callum Turner (Anatole Kouraguine), Kit Connor (Pétia Rostov), Brian Cox (gén. Mikhail Koutouzov), MATHIEU KASSOVITZ (Napoléon), Ben Lloyd-Hughes (le tsar Alexandre Ier), Pip Torrens (le prince Bagration), Ludger Pistor (général Mack), Guillaume Faure (l'adjudant de Napoléon), Terence Beesley (gén. Bennigsen), Aneurin Barnard (Boris Droubetskoï), Kate Phillips (Lise), Mary Roscoe (Maria Bogdanovna), Fenella Woolgar (Catiche), Rory Keenan (Bilibin), Matthew Stagg (Nikolouchka), Matthew Raymond (Nesvitsky).
Le tournage se déroule à partir de janvier 2015 en Lituanie (Vilnius, Rumsiskes), en Lettonie (palais Rundale), en Russie (Veliky Novgorod, l'Hermitage et le palais Ioussoupov à Saint-Pétersbourg, palais Catherine à Pouchkine) et en Grande-Bretagne, sur un script d’Andrew Davies (scénariste des téléfilms Northanger Abbey, Pride and Prejudice et Sense and Sensibility d’après Jane Austen en 2007/08). Natacha est interprétée par Lily James, qui joue Rose MacClare dans la série Downton Abbey. Un grand succès cathodique et critique, avec six millions de téléspectateurs pour le premier épisode en Grande-Bretagne. The Telegraph (Londres) place cette production très léchée et aux images souvent remarquables parmi les "cinq meilleures adaptations littéraires de la télévision de tous les temps" (24.5.15), mais certains critiques regrettent par ex. l'insinuation d'inceste entre Hélène et Anatole (inexistant chez Tolstoï), d'inutiles scènes de nudité et, de manière générale un "traitement à l'anglaise, comme si le romantisme de l'écrivain russe avait été transformé en un roman de Jane Austen", le tout étant "destiné à un public n'ayant pas lu le roman et n'ayant pas l'intention de le faire" (selon le magazine culturel russe Afisha, cité par Le Figaro, 19.1.16).