Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

15. DÉCLIN ET EXIL

À L’ÉCRAN

Dans les années trente, Abel Gance a souvent répété que l’ascension et la chute de Napoléon formaient les chapitres les plus saisissants de l’épopée ; vraisemblablement l’a-t-il dit pour se consoler de ses propres déboires, lui qui dut clore sa fresque légendaire par les prémisses de la campagne d’Italie et revendre son scénario sur l’exil de Sainte-Hélène à une compagnie allemande (cf. infra). On serait tenté de lui donner raison après avoir dénombré pas moins de cent films et téléfilms pour la seule période de 1814 à 1821, soit 10 % de l’ensemble de la filmographie napoléonienne. Scénaristes et cinéastes de tous horizons, tant géographiques que politiques, se sont donné le mot, les uns pour chanter le crépuscule du dieu avec des accents hugoliens sinon wagnériens, les autres pour régler leurs comptes, une fois pour toutes, avec un mythe qui a assez duré et un personnage aux contours et actions calamiteuses. Dans ce corpus aux allures de bilan, les approches fondées sur des faits avérés, visant à une relative objectivité, sont en nette minorité.
On ne relève rien de bien sérieux ni de consistant pour la campagne de France et le séjour sur l’île d’Elbe, une période de défections provisoires, de pirouettes, de trahisons, d’intrigues, d’attente – sinon que les Bourbons y ont unanimement le mauvais rôle. Signalons deux bandes d’aventures et d’espionnage situées à la veille du retour – craint ou espéré – de l’Empereur, The Face in the Moonlight (1915), le premier film américain d’Albert Capellani, et, en 1929, l’amusant Devil-May-Care (Lieutenant Sans-Gêne) de Sidney A. Franklin avec un Ramon « Ben-Hur » Novarro qui pousse la chansonnette entre deux coups de sabre. En Argentine en 1955, Leo Fleider déplace l’intrigue de Los hermanos corsos (Les Frères corses / Le Serment de l’épée) du Paris louis-philippien à la cour de Louis XVIII en février 1815 où, se révélant bonapartistes, les fameux jumeaux imaginés par Alexandre Dumas prennent parti pour leur glorieux compatriote ; tout cela est assez fauché et ne va pas très loin, mais au moins, c’est drôle ! Autre héros de Dumas, Edmond Dantès rencontre Napoléon en exil dans divers films tirés du Comte de Monte-Cristo, avec les funestes conséquences que l’on sait. Les deux premiers épisodes de La Lumière des Justes (1979), mégafeuilleton européen de Yannick Andreï, tiré du best-seller d’Henri Troyat, illustrent cette période mouvementée du point de vue des Parisiens qui vivent le désarroi des derniers jours de l’Empire, la capitulation de la cité, l’occupation par les forces coalisées et le retour des légitimistes bourbons. Un jeune officier de l’armée impériale russe (Michel Robbe) se lie avec une aristocrate française aux opinions anticonformistes (Chantal Nobel) et découvre grâce à celle-ci les idéaux républicains qu’il va s’efforcer d’introduire en Russie ; auparavant, le couple va être également témoin de la seconde occupation de Paris après Waterloo, de la choquante versatilité idéologique de la population et des tentatives vengeresses de Blücher pour faire sauter les ponts d’Iéna et d’Austerlitz sur la Seine. C’est un chapitre peu reluisant que le cinéma n’a jamais osé aborder. En revanche, c’est le grand écran qui restitue avec le plus de bonheur les dix mois ensoleillés passés sur l’île d’Elbe, avec N (Io e Napoleone) / Napoléon (et moi) du talentueux Paolo Virzì (2006). Une comédie ironique plutôt bien enlevée et intelligente, où Daniel Auteuil, l’accent corse, très à l’aise dans sa redingote grise, campe un Napoléon charmeur (Monica Bellucci lui succombe), poseur, redoutablement rusé et fin stratège, qui bouleverse le quotidien des habitants par la réorganisation énergique de son minuscule royaume tout en endormant la méfiance de son bibliothécaire-mémorialiste, un autochtone obsédé par l’idée d’assassiner le « tyran » (Martino Papucci).
Le Congrès de Vienne a fait l’objet d’une demi-douzaine d’évocations, toutes des comédies forcément superficielles – magnifiques palais, vin, valses, amourettes, cancans et intrigues de boudoir – , où le redécoupage de l’Europe par les vainqueurs ne pèse pas lourd. Le plus emblématique, le plus célèbre de ces films, Der Kongress tanzt / Le Congrès s’amuse d’Erik Charell (1931), tourné en trois versions, allemande (la meilleure), française et anglaise, conte le flirt d’une petite corsetière viennoise (Lilian Harvey) avec le tsar Alexandre (Willy Fritsch – v. all.), sous la surveillance des espions de Metternich (Conrad Veidt – v. all.). Caméra virevoltante, décors exubérants, tubes entraînants (« Das gibt’s nur einmal / Serait-ce un rêve / Just Once for All Time ») : on a un peu vite accusé cette production luxueuse enregistrée dans les studios berlinois de n’être que de la crème fouettée. À y regarder de plus près, on constate que l’œuvre est la mise en scène d’une mise en scène, dénonçant la politique officielle comme une farce, démontrant l’aisance avec laquelle des gouvernants tapis dans l’ombre dupent le peuple tandis que monarques, ministres et diplomates se chamaillent, quand ils ne ronflent pas. Il n’est pas interdit d’y lire un adieu métaphorique à la République de Weimar, bientôt balayée par le raz de marée hitlérien. Plus subtil est le cas de Wiener Blut (Sang viennois) de Willi Forst en 1942. Annexé et mis au pas par les nazis, le cinéma autrichien de Forst résiste de l’intérieur, glorifie la « Vienne éternelle » tout en ridiculisant Berlin, son esprit prussien militariste et son démembrement d’une Europe germanisée. Goebbels fronce les sourcils mais se tait.
La bataille de Waterloo qui achève les Cent-Jours attire les cinéastes comme un aimant : très dramatique dans son déroulement même, tragique selon la perspective choisie et cataclysmique du point de vue des pertes humaines. C’est la destinée de l’Europe qui s’y joue, le quitte ou double d’adversaires idéologiquement irréconciliables, et le potentiel terriblement spectaculaire de l’événement fait que la représentation cinématographique, par son dynamisme et ses possibilités narratives, surclasse ici aisément celles des autres arts réunis. Thomas A. Edison, l’inventeur du cinématographe aux États-Unis, s’y lance dès 1909 avec Love and War : An Episode of Waterloo, d’après un poème de Lord Byron. Plusieurs petites bandes françaises, belges ou italiennes fignolent des anecdotes émaillant les jours et les heures avant ou juste après l’affrontement fatidique, mais en bonne logique, c’est la Grande-Bretagne qui, la première, fixe la bataille elle-même sur l’écran. The Battle of Waterloo (1913) de Charles Weston est, chronologiquement parlant, le premier film historique à grand spectacle du cinéma anglais ; un cinéma encore tâtonnant qui célèbre sans éclat l’Union Jack dans une plaine bien morne, parsemée d’une centaine de figurants. En 1929, c’est au tour de la Prusse, pardon, de l’Allemagne de commémorer l’événement, en oubliant quelque peu Wellington (le Kaiser n’a-t-il pas déclaré dans un discours en 1903 que Blücher était le seul véritable vainqueur de la bataille ...). Waterloo de Karl Grune se déroule pour l’essentiel au cœur de l’état-major du vieux maréchal Blücher qu’interprète – ce n’est pas un hasard – Otto Gebühr, icône du cinéma nationaliste qui a incarné dix fois Frédéric le Grand à l’écran. L’apport de Grune, artiste reconnu, est en priorité visuel (scissions de l’écran, cadrages avant-gardistes en hommage à Gance et aux cinéastes soviétiques) et psychologique. Il gomme toutefois tous les repères géostratégiques et sa bataille, passablement confuse, se réduit à quelques tableaux de masses malmenées par les bombes fumigènes. En homme de gauche francophile, Grune dépeint Napoléon (Charles Vanel) sans animosité, mais c’est Blücher – « le sauveur de Wellington » – qui détient le monopole de la sagesse et de l’humanité ; il n’est jamais trop tard pour apprendre.
Au mitan des années trente, alors que de menaçants cliquetis d’armes se font entendre à travers le continent et que des voix pacifistes s’élèvent dans les pays encore démocratiques, le sujet refait surface. D’abord en Grande-Bretagne sous la férule du briscard Victor Saville, en 1934 ; George Arliss, un habitué des hagiographies en costumes, quoique bien trop âgé pour le rôle, figure en tête d’affiche de The Iron Duke (Wellington, le Duc de Fer). Le film se concentre sur l’année 1815, Waterloo est évoqué en studio (les plans d’ensemble sont piqués à la production muette susmentionnée de Grune) et Napoléon est absent à l’image, vraisemblablement pour ne pas déséquilibrer le récit. Car c’est après la victoire alliée que le Wellington de Saville se profile vraiment, le cinéaste le présentant comme un homme d’État plus qu’un général, un diplomate obsédé par la réconciliation avec la France qui tente en vain d’empêcher l’exécution de Ney et s’oppose avec véhémence aux manigances des ultras, une menace pour l’équilibre en Europe ; tout cela est historiquement inexact, mais de circonstance. De même le fait que Wellington redoute la puissance croissante de la Prusse, de la Russie et de l’Autriche. La facture sans relief du film et les maniérismes obsolètes d’Arliss le condamnent à l’insuccès, puis à l’oubli. Blücher étant à peine évoqué, il est interdit dans le Reich. L’année suivante sort Campo di Maggio (Les Cent Jours) de Giovacchino Forzano, l’auteur dramatique et ami de Mussolini, d’après une de ses pièces cosignée par le Duce ; le texte devait servir le régime et éclairer la nature exceptionnelle de son chef. Afin de rentabiliser cette coûteuse entreprise, Rome s’allie avec Berlin et la société mère que dirige Vittorio Mussolini (le fils cadet) produit simultanément une version allemande, Hundert Tage, réalisée par le nazi Franz Wenzler avec un casting germanophone idoine. Corrado Racca joue Napoléon pour le public latin et Werner Krauss pour les spectateurs du Reich. Les moyens sont au rendez-vous (l’échauffourée historique recréée avec des régiments fascistes a du nerf, de l’ampleur et ne manque pas de panache), mais le message est nauséabond. Il s’agit d’expliquer pourquoi la chute d’un titan tel que Napoléon signifia « une tragédie pour l’Europe » et de traduire par des séquences violemment caricaturales le mépris fasciste à l’égard de la « racaille parlementaire » et de tout concept démocratique. Au-delà du mythe du titan trahi par les boutiquiers, le film proclame avec emphase la nécessité impérieuse pour un État d’avoir à sa tête un dirigeant fort. La version allemande de cet appel à la dictature fait, on pouvait s’y attendre, la part belle à Blücher et souligne son respect pour Wellington, qui n’est pas un minable civil, mais un militaire pure souche, comme lui. Clin d’œil à la Wehrmacht.
Les décombres de la Seconde Guerre mondiale calment les esprits : sur le plan cinématographique, les conquérants, déchus ou non, ne sont plus persona grata et le chapitre controversé des Cent-Jours reste dans les tiroirs jusqu’en 1970. Producteur chanceux du Guerre et Paix italo-américain de King Vidor (1956), Dino De Laurentiis invite le réalisateur Sergueï Bondartchouk, auréolé de l’Oscar reçu pour son Guerre et Paix soviétique (1967), à tourner un Waterloo défiant toute concurrence chez lui à Rome et en Ukraine (extérieurs). Le projet ambitionne une reconstitution aussi scrupuleuse que réaliste de l’effroyable mêlée, sur un terrain recréé à l’identique, en déplaçant des collines entières, couvertes de dix-sept mille hommes de l’Armée Rouge. En outre, l’approche se veut pour la première fois neutre, sans œillères ni flonflons nationalistes (aucun des anciens belligérants n’étant impliqué dans la fabrication). Seul compte le rappel d’une boucherie enivrante et insensée qui a marqué le siècle à venir. Le casting est dominé par l’Américain Rod Steiger en Napoléon (choix peut-être contestable, mais la personnalité écrasante de cet épigone de l’« Actors Studio » convient assez au rôle d’un colosse jouant son va-tout), tandis que le Britannique Christopher Plummer fait un Wellington plus vrai que nature, le flegme hautain, l’humour pincé. La partie d’échecs létale entre ces deux adversaires qui s’observent à travers leurs longues-vues aboutit à la plus saisissante bataille cinématographique jamais recréée à l’écran (des décennies avant l’arrivée du digital). Hélas, tout comme les fresques précédentes de 1913, 1929, 1934 et 1935, ce Waterloo est un fiasco commercial, un échec même si considérable (et largement immérité) qu’il enterre dans sa débâcle le mégaprojet napoléonien de Stanley Kubrick.
Loin du grondement du canon, les autres épisodes des Cent-Jours sont surtout l’apanage de la télévision, comme par exemple Le Sacrifice de Madame de Lavalette (1957) de Stellio Lorenzi (1957), relatant l’évasion étonnante du directeur général des Postes de l’Empire (Pierre Mondy), condamné à mort par Louis XVIII, Le Comte de Lavalette de Jean-Pierre Decourt (1972), Le Dernier Choix du maréchal Ney de Maurice Frydland (1979) ou La Reddition de Francis Megahy, dernier chapitre de la série Napoléon et l’Europe (1990). Au cinéma, Le Souper (1992) mérite une mention spéciale. Édouard Molinaro y transpose avec brio la comédie mordante de Jean-Claude Brisville, relatant la secrète rencontre au sommet, quelques jours après Waterloo, des deux plus fieffées crapules de l’Empire : Talleyrand et Fouché – le « vice » et le « crime », magistralement joués par Claude Rich et Claude Brasseur – préparent l’après-Napoléon et leur propre avenir lors d’une agape minée de sous-entendus venimeux.
C’est une fois paralysé, inoffensif, cloîtré dans sa prison venteuse à Sainte-Hélène que l’Empereur déposé et dépossédé de son titre devient l’objet des hymnes comme des récriminations ; plus la monotonie du quotidien s’installe à Longwood, plus les discours et la rhétorique prennent de l’altitude. À l’instar du captif dictant ses Mémoires, les cinéastes réécrivent ou réinventent l’Histoire en fonction de leurs propres options idéologiques. Des caméras françaises, italiennes, américaines « visitent » l’île et son prisonnier dès l’aube du muet (en revanche pas des britanniques, et pour cause !) ; la première incursion d’envergure date de 1921 avec L’Agonie des Aigles de Dominique Bernard-Deschamps, d’après un roman de George d’Esparbès, dont le préambule conte le périple de trois demi-solde, des anciens grognards, auprès de l’Empereur mourant (Séverin-Mars) qui leur confie un message secret pour l’Aiglon... En 1929, le cinéaste austro-roumain Lupu Pick sort Napoleon auf Sankt Helena / Napoléon à Sainte-Hélène, une coproduction entre Berlin et Paris dont le scénario est d’Abel Gance. Ne parvenant pas à financer la suite de son Napoléon, prévu initialement en sept parties, Gance s’est dessaisi du dernier chapitre de son script, et c’est celui-ci qu’illustre sagement Pick avec un imposant Werner Krauss (alias docteur Caligari), massif et ventru, qui donne la réplique à un autre géant de la scène berlinoise, Albert Bassermann grimé en Hudson Lowe. Cela donne du Kammerspiel encombré de citations « historiques », certes agréablement dépourvu de pathos mais qui prend à tout bout de champ le Mémorial de Las Cases au mot ; la presse de gauche ricane devant le portrait de cet « apôtre de l’humanité et du pacifisme paneuropéen », icône qui survient à propos dans le cadre du rapprochement franco-germanique prôné par Gustav Stresemann à la Société des Nations. En revanche, c’est un tout autre ton qui domine en 1943, quand sort Sant’Elena, piccola isola de Renato Simoni et Umberto Scarpelli : l’Italie fasciste vient de capituler en Afrique et il s’agit cette fois de dénoncer urbi et orbi l’inhumanité, la fourberie naturelle des Anglais à partir du sort réservé au prédécesseur malchanceux et mélancolique du Duce.
Raymond Pellegrin, la vedette du Napoléon technicolorisé de Sacha Guitry (1955), reprend du service dans le téléfilm en noir et blanc Le Drame de Sainte-Hélène que Guy Lessertisseur réalise en 1961 pour l’émission « La Caméra explore le temps ». L’excellent scénario d’André Castelot et Stellio Lorenzi se base cette fois sérieusement sur les Mémoires tant français qu’anglais de ceux qui partagèrent le sort de l’Empereur pour cerner avec une justesse inusitée, quasi documentaire, l’homme débarrassé de son encombrant apanage. Loin de la légende comme du mélo ou du travestissement accusateur, Pellegrin n’hésite pas à se montrer désagréable avec son entourage, goujat parfois, mais aussi farceur ou capable d’élans inattendus de chaleur. Ses duels oratoires avec Hudson Lowe (Michel Bouquet, magnifique) révèlent une animosité partagée dont la responsabilité n’incombe en définitive ni à l’un ni à l’autre, mais à la situation elle-même. Crédible jusque dans l’agonie, Pellegrin réussit une véritable étude de caractère, et tout didactique qu’il soit, le téléfilm reste un modèle du genre. Oublions en revanche Eagle in Cage, autre téléfilm, de George Schaefer (1965), avec Trevor Howard en arrogant prisonnier tel que le voient les spectateurs du Middle West, ainsi que sa version cinéma signée Fielder Cook (1969-1971). Factuellement, tout y est faux, voire ridicule : svelte, agile et sportif, Napoléon reçoit ses invités nu dans sa baignoire et nage en costume d’Adam dans une crique idyllique avec sa prétendue maîtresse, Fanny Bertrand, sous les yeux égrillards du général Gourgaud, un Afro-Américain ! On se croirait à Acapulco ... Napoleone a Sant’Elena, la télésérie de presque cinq heures conçue par Vittorio Cottafavi (1973) est d’un autre calibre. Émule de Brecht, chroniqueur désabusé des dérives du pouvoir, Cottafavi délaisse le péplum (où il excelle) afin de dresser son réquisitoire contre un tyran bouffi, aux effets de voix mussoliniens (Renzo Palmer), et cela au nom des « millions de soldats de toute l’Europe morts à cause de ses guerres » et de son rejet de la « grande espérance de la Révolution, celle d’une humanité civile et maître d’elle-même ». Le comédien Arnoldo Foà interrompt l’action par intervalles pour la commenter, l’analyser ou l’interroger, un procédé narratif original mais qui égare le spectateur en digressions, en particulier quand il en dit à la fois trop ou pas assez, tout en minimisant ce qui dérangerait l’approche générale du réalisateur. On observe le même phénomène chez son confrère polonais Jerzy Kawalerowicz, auteur de L’Otage de l’Europe / Jeniec Europy en 1989 : on a l’impression que les deux cinéastes jugent Napoléon selon des barèmes anachroniques, à l’aune de leurs propres dictateurs récents et d’une apologie toute théorique des idéaux révolutionnaires. Tourné à Varsovie, en Ukraine, en Bulgarie et en Bretagne, le film de Kawalerowicz illustre surtout la tragédie personnelle du gouverneur Hudson Lowe (Vernon Dobtcheff), homme de bonne volonté, père de famille insulté, souffleté, anéanti, le souffre-douleur et finalement la victime de l’abject cabotin impérial qu’interprète Roland Blanche. Les tête-à-queue caricaturaux discréditent le film malgré ses qualités visuelles.
Le petit comme le grand écran en Grande-Bretagne se sont, eux, bien gardés de prendre la défense dudit gouverneur, unanimement vilipendé par ses compatriotes, Wellington compris. L’unique irruption anglaise à Sainte-Hélène est un honnête téléfilm ITV de Claude Harold Whatham, Betsy (Betzi), en 1978. Voisins à Longwood pendant deux ans, la famille Balcombe était liée avec la maisonnée de Napoléon et l’adolescente Betsy, la fille aînée, rendait assidûment visite à l’Empereur, égayant ses journées, jouissant du rare privilège de le tutoyer et de l’appeler « Boney ». Plus tard, la dame a publié ses Mémoires, le théâtre à Londres et les pièces radiophoniques de la BBC ont amplement spéculé sur l’affection vaguement amoureuse qui aurait uni ces insolites protagonistes. Betsy Balcombe joue également un rôle non négligeable dans le surprenant Monsieur N. d’Antoine de Caunes (2003). L’exposition des six années d’exil de Napoléon (un remarquable Philippe Torreton), filmées au Cap, en Afrique du Sud, se transforme progressivement en thriller historique doublé d’une envoûtante enquête policière ; on admire l’authenticité frappante du décorum, mais aussi l’habileté du scénario de René Manzor qui utilise spéculations, hypothèses et énigmes sans réponse entourant la captivité de Napoléon pour suggérer – rien de plus – un dénouement très différent de celui des manuels d’histoire. Simon Leys alias Pierre Ryckmans va plus loin encore dans son roman La Mort de Napoléon qu’Alan Taylor adapte pour l’écran sous le titre The Emperor’s New Clothes (Les Habits neufs de l’Empereur) (2001). Aidé par un réseau secret de complices, Napoléon (Ian Holm) se fait remplacer par un sosie à Longwood et parvient à regagner Paris incognito, où il compte révéler la supercherie et revendiquer son trône. Mais comble de malchance, le sosie décède, la presse parisienne annonce la mort de l’Empereur et les demi-solde portent le deuil. Napoléon, qui cohabite chez une jolie veuve, vendeuse de melons et amoureuse du déroutant inconnu, se voit désormais confronté à son pire rival : l’image que les autres se font de lui, le souvenir de sa personne dans la mémoire collective... Un conte philosophique intelligent et cocasse, qui remet en perspective tous les acquis de la gloire. Qui dit mieux ?
Enfin, le culte du souvenir napoléonien, la nostalgie de l’Empire restent, par la force des choses, des phénomènes strictement franco-français, ancrés dans la littérature nationale, le théâtre et les beaux-arts du XIXe siècle et nourris par les courants bonapartistes ou antimonarchistes. À l’écran (comme ailleurs), la matière sombrera sous les décombres de la Seconde Guerre mondiale, si l’on excepte le cas spécifique du Colonel Chabert de Balzac, dont l’universalité transcende le cadre strictement historique ; l’adaptation qu’en tire Robert Le Hénaff en 1943, avec Raimu en ex-officier de la Grande Armée dont les tenants de la Restauration nient l’identité, peut, outre la caution littéraire de La Comédie humaine, encore véhiculer des allusions implicites au régime de Vichy et à ses « girouettes » contemporaines. Le cas de loin le plus représentatif de cette romantisation obsolète – à laquelle il faudrait également ajouter les évocations de L’Aiglon d’Edmond Rostand (cf. chap. 2.5) – reste celui du mélo militariste Les Demi-solde de Georges d’Esparbès, porté trois fois à l’écran sous le titre L’Agonie des Aigles, en 1921, en 1933 et, avatar tardif, en 1952. Le sort d’une poignée de vétérans exaltés qui fomentent un coup d’État en faveur du fils de Napoléon, sont trahis par une femme et finissent devant un peloton d’exécution suscite des vagues dans la presse de gauche comme de droite ... voire d’extrême droite. À l’image de leur Empereur défunt, ces grognards de la Vieille Garde sont élevés au rang de martyrs : un collectif fier et solidaire, moralement supérieur, que la patrie a sacrifié pour le confort d’une Troisième République affairiste, corrompue, éclaboussée par les scandales. La polarisation sociale et politique de l’Hexagone durant les années de l’entre-deux-guerres trouve ici une traduction cinématographique des plus révélatrices.