Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

15. DÉCLIN ET EXIL

Pique-nique champêtre à Longwood avec Albine de Montholon (Elsa Zylberstein) et Mr. Balcombe (Richard Heffer), le père de Betsy.

15.4. Déportation et mort à Sainte-Hélène (1815 à 1821)

Apprenant que son ancien ministre Fouché, qui lui avait promis un passeport pour émigrer aux États-Unis, compte en vérité le livrer aux royalistes (qui veulent sa mort), Napoléon renonce à gagner l’Amérique et demande l’asile aux Anglais, dans une lettre adressée au Prince Régent : « Altesse Royale, en butte aux actions qui divisent mon pays et à l’inimitié des plus grandes puissances de l’Europe, j’ai terminé ma carrière politique et je viens comme Thémistocle, m’asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois que je réclame de votre Altesse Royale comme du plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis. » Le 15 juillet 1815, suite à des propos encourageants du capitaine Frederick Maitland, il embarque à Rochefort sur le « HMS Bellerophon », qui vogue vers l’Angleterre. C’est un piège : au large de Plymouth, l’Amirauté fait savoir au « général Bonaparte » qu’il est prisonnier de la Sainte-Alliance et déchu de son titre d’empereur.
Le 7 août, Napoléon et ses compagnons d’exil sont transférés à bord du « HMS Northumberland » qui appareille pour l’île de Sainte-Hélène, dans l’Atlantique Sud, une possession de la Compagnie des Indes sous administration britannique. C’est l’île de l’océan la plus éloignée de la terre ferme, une prison sans mur de 122 km carrés. Napoléon y arrive le 16 octobre et séjourne jusqu’au 10 décembre au pavillon des Briars (Églantiers), hôte de la famille Balcombe, avant de s’installer dans sa demeure définitive de Longwood House. C’est une ancienne grange à bestiaux aménagée en résidence au sommet d’un plateau volcanique, exposée à un vent perpétuel, humide et visitée par les rats. La surveillance à l’extérieur du domaine est permanente : des soldats sont postés tous les dix mètres pour épier le prisonnier et se placent, la nuit, jusqu’à cinq mètres de la maison. L’ancien maître de l’Europe, le vaincu de Waterloo, 46 ans, impose dans ce microcosme où tout s’écroule un maintien forcené des apparences, un protocole respecté à la lettre. Son entourage, qui forme sa dernière cour, est constitué du général Bertrand (et de sa femme Fanny), aide de camp d’une intégrité à toute épreuve depuis 1807 ; du général Montholon (et de son épouse Albine), mondain et diplomate ; du général Gourgaud, brave, colérique et caractériel ; et d’un civil lettré, le comte de Las Cases (qu’accompagne son fils). Le service est notamment assuré par Marchand, premier valet de chambre, par le Mamelouk Saint-Denis, dit Ali, et par l’énigmatique Corse Cipriani, à la fois maître d’hôtel et agent de renseignements. Tous sont là par fidélité, par passion ou par intérêt (testament) ; presque tous prennent des notes, tiennent des journaux intimes en vue d’une publication éventuelle. Jadis hyperactif, Napoléon partage à présent ses journées interminables et monotones entre la promenade (accompagnée) dans l’espace autorisé par les autorités de l’île, par la lecture (sa bibliothèque compte deux mille volumes) et par les dictées à ses compagnons – dont le célèbre Mémorial de Sainte-Hélène de Las Cases, une description minutieuse du « martyre » enduré, parue en 1823 – au cours desquelles il ressasse le passé, revisite son histoire, s’explique, se justifie, forge sa propre légende.
À partir d’avril 1816, le quotidien est vicié par les tracasseries incessantes, la mesquinerie et la morgue du garde-chiourme imposé par l’Amirauté, Sir Hudson Lowe (1769-1844), un cerbère au tempérament buté que même Wellington traita d’« imbécile suspicieux et jaloux » (il mourut dans la quasi-pauvreté, ostracisé par ses propres compatriotes). Le climat humain autour de Napoléon se détériore. Le mémorialiste Las Cases est renvoyé par les Anglais (?) ; Gourgaud retourne en Angleterre fâché avec tout le monde ; Cipriani décède brusquement ; Albine de Montholon s’en va, la santé fragile. (Sa prétendue liaison avec Napoléon pourrait bien n’être qu’un ragot propagé par Gourgaud, tout semble plutôt indiquer que le souverain déchu est resté chaste à Sainte-Hélène, ayant perdu le goût de la chose.) Les deux dernières années, ne pouvant plus supporter une présence anglaise de tous les instants, Napoléon se calfeutre, ne sort presque plus sinon pour cultiver son jardin, faisant pousser des eucalyptus pour échapper aux regards (il se serait même laissé pousser la barbe). L’atmosphère étouffante des lieux, l’ennui, la claustration humiliante et la maladie (ulcères, dysenterie, rhumatismes, peut-être cancer de l’estomac) achèvent le proscrit qui rend l’âme le 5 mai 1821 après avoir dicté son testament et reçu l’extrême-onction de l’abbé Vignali ; ses dernières paroles ont trait à l’armée, à Joséphine, à son fils. Il a 51 ans.
Soucieux d’améliorer l’image de la monarchie de Juillet et de flatter les bonapartistes, le roi Louis-Philippe organise pour le 15 décembre 1840 le rapatriement en grande pompe de la dépouille mortelle de Napoléon ainsi que son inhumation aux Invalides.
1910/11Napoleone a Sant’Elena (Napoléon à Sainte-Hélène) (IT) de Mario Caserini
Società Italiana Cinès (cat. No. 407), Roma, 262 m. – av. VITTORIO ROSSI-PIANELLI (Napoléon), Amleto.
Synopsis : En mars 1821, au crépuscule de sa vie, assis devant sa cheminée à Longwood, l’Empereur exilé revoit en pensée les diverses étapes de sa carrière : le pont d’Arcole, le col du Saint-Bernard, le couronnement, Austerlitz, la retraite de Russie, Waterloo et l’embarquement à Rochefort pour Sainte-Hélène. Plongé dans ces visions, il s’endort pour toujours, entouré de ses fidèles.
Un des grands succès internationaux de la Cinès, tourné aux studios de la Via Appia Nuova à Rome et sortie à la fin janvier 1911. La presse et le public de l’époque vantent en particulier l’originalité de la construction en flash-back (introduit par un long fondu enchaîné) qui permet de faire revivre plusieurs tableaux épiques. – GB : Napoleon, US : Napoleon at St. Helena, DE : Napoleon auf Sankt Helena., ES : Napoleón en Santa Elena, Napoleón Bonaparte.
1911Le Mémorial de Sainte-Hélène ou la Captivité de Napoléon (FR) de Michel Carré et Jules Barbier
Pathé Frères S.A. (Paris)-Société cinématographique des auteurs et gens de lettres (SCAGL), 610 m. – av. A. LAROCHE (Napoléon), Georges Tréville (Sir Hudson Lowe), Roger Monteaux (Blackeney), émile Milo, Herman Grégoire, Sainrat, Mévisto, Dupont-Morgan, Eugénie Nau, Charlotte Barbier, Maria Fromet, Madeleine Fromet.
Exilé, Napoléon vit du souvenir de son éclatante épopée. Mais les persécutions du gouverneur de l’île, Hudson Lowe, qui l’atteignent dans sa santé et son moral, et le climat meurtrier de l’île ont raison de lui. Les faits, les portraits, les anecdotes véridiques se succèdent, repris tels quels de la pièce de Jules Barbier et Michel Carré (père), créée en 1852 au Théâtre de l’Ambigu à Paris.DE : Erinnerungen an Sankt Helena / Napoleons Gefangenschaft.
1912The Prisoner of War (Napoleon on the Island of St. Helena) (US) de J. Searle Dawley
Thomas A. Edison Manufactoring Co., 1000 ft./305 m. – av. CHARLES SUTTON (Napoléon), James Gordon (Sir Hudson Lowe), Richard Neill (son adjoint).
Napoléon prend congé de la France, pays qu’il a tant aimé, et s’embarque pour Sainte-Hélène, prisonnier à bord du « HMS Bellerophon ». Enfermé dans sa maison à Longwood, il subit les brimades de Hudson Lowe et dépérit lentement. La proximité d’enfants le fait rêver du petit Roi de Rome. Il décède au matin d’une nuit tempétueuse. Le film ne cherche pas à conter une histoire, mais à décrire le quotidien de l’Empereur en quelques anecdotes. Tourné aux studios Edison à Bronx Park (Decatur Avenue), New York City et en extérieurs à Coney Island ; Charles Sutton jouera à nouveau Napoléon dans « The Man of Destiny », autre production Edison, en 1914 (cf. p. 142). - DE : Der Kriegsgefangene Napoleon.
1920/21® L’Agonie des Aigles : 1. Le Roi de Rome (FR) de Dominique Bernard-Deschamps [et Julien Duvivier]. – av. SÉVERIN-MARS [= Armand-Jean de Malafayde] (Napoléon / le colonel comte de Montander), Gaby Morlay (Lise Charmoy), Maxime Desjardins (gén. Jean-Martin Petit / cdt. Doguereau), Gilbert Dalleu (Goglu), Fernand Mailly (Chambruque), Max Dartigny (Fortunat), Danvilliers (Triaire). - Première version cinématographique de Les Demi-Solde (1899), un roman très populaire du « poète de l’Empire » Georges d’Esparbès. Synopsis de la première partie : Prisonnier à Sainte-Hélène, Napoléon se meurt. Les anciens grognards de la Grande Armée, les « demi-solde » traqués par le nouveau régime, préfèrent une existence misérable à l’allégeance aux Bourbons. Le colonel comte de Montander, vétéran de la Garde impériale, reçoit de Napoléon un message secret pour son fils en Autriche. Le colonel et deux de ses fidèles, Doguereau et Goglu, rencontrent clandestinement l’enfant à Schönbrunn, lui racontent « leur vérité » sur les hauts faits de son père et lui confient le but de leur mission : ramener à celui-ci une mèche de ses cheveux. Ils sont mis en fuite par la garde du château et s’embarquent peu de temps après pour Sainte-Hélène. Parvenus à destination en avril 1821, les officiers remettent la mèche à Napoléon agonisant, qui rend l’âme après avoir baisé les cheveux de son fils. Pour la suite, cf. chap. 5, "La Terreur blanche".
1926Δ The Eagle of the Sea / Captain Sazarac (Le Corsaire masqué) (US) de Frank Lloyd ; Famous Players Lasky-Paramount Pictures Corp. – av. Ricardo Cortez (cpt. Sazarac alias Jean Lafitte), Florence Vidor (Louise Lestron), Sam De Grasse (col. Lestron, son père), George Irving (gén. Andrew Jackson). – Dans un épisode du film, le célèbre boucanier français Jean Lafitte (v. 1776-v. 1823 ?) est sollicité par Lestron, un ancien colonel de la Grande Armée établi à la Nouvelle-Orléans, pour organiser la fuite de Napoléon à Sainte-Hélène à bord du « Séraphine » ; Lafitte refuse, préférant s’occuper de la fille du colonel bonapartiste. – L’authentique Lafitte, qui aida le général Andrew Jackson à défendre la Nouvelle-Orléans contre les Anglais en 1815, est le sujet de diverses légendes en relation avec Napoléon ; selon certains, il se serait rendu en mission secrète à Bordeaux à la fin du mois de juin 1815 pour transporter l’Empereur déchu et son trésor personnel en Louisiane, avec l’aide de Michel Pithon, un ancien grognard du temps d’Austerlitz qui devint à son tour boucanier. Napoléon n’étant pas venu, Lafitte serait reparti bredouille. Selon une autre légende, Lafitte aurait effectivement sauvé l’Empereur et ils seraient tous deux décédés en Louisiane du Sud. À la fin du XIXe siècle, d’autres firent croire qu’il existait un lien familial entre les Lafitte et les Bonaparte, rumeur fantaisiste reprise par Lyle Saxon dans son roman Lafitte the Pirate (1930).
1928/29*Napoleon auf Sankt Helena (Der gefangene Kaiser) / Napoléon à Sainte-Hélène (DE/FR) de Lupu Pick
Lupu Pick, Peter Ostermayr, Serge Sandberg/Peter Ostermayr Filmproduktion GmbH (Berlin)-Lupu Pick Film-Société Française des Films éclair (Paris), 3463 m./7 actes/100 min./rééd. sonore fr. : 79 min. – av. WERNER KRAUSS (Napoléon), Philippe Hériat (maréchal Henri Gatien Bertrand), Hanna Ralph (Fanny Bertrand), Lutz Altschul (gén. comte Charles-Tristan de Montholon), Suzy Pierson (Albine de Montholon), Hermann Thimig (gén. baron Gaspard Gourgaud), Paul Henkels (comte Emmanuel de Las Cases), Georges Péclet (Louis Joseph Marchand, valet de chambre), Albert Bassermann (Sir Hudson Lowe), Erwin Kalser (Dr. Barry Edward O’Meara), Fritz Odemar (cpt. George Nicholls), Albert Florath (Louis XVIII), Fritz Staudte (Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord), Eduard von Winterstein (maréchal Gebhard Leberecht von Blücher), Max Kaufmann (François Ier d’Autriche), Camillo Cossuth (le prince Klemens Wenzel von Metternich), Alfred Gerasch (le tsar Alexandre Ier), Hugh Stephen Douglas (cpt. Frederick Lewis Maitland), Magnus Stifter (amiral Sir George Cockburn), Günther Hadank (Arthur Wellesley, duc de Wellington), Arthur von Klein-Ehrenwalten (maréchal Michel Ney), Petra Unkel (le Roi de Rome), Philipp Manning (Lord Henry Vassall-Fox, baron Holland), Franz Schafheitlin (comte Adam Albert von Neipperg), Stella Harf (l’ex-impératrice Marie-Louise), Karl Etlinger (le libraire Simon), Jaro Fürth (Dr. Archibald Arnott), Ernst Rotmund (col. Reed), Lilian Weiss et Matti Prinz (Hortense et Arthur, les enfants Bertrand), Theodor Loos (cdt. Piontkowski), Hermann Böttcher.
Au lendemain de la sortie de son Napoléon (cf. p. 6), Abel Gance est sollicité par la Société Française des Films Éclair qu’administre Serge Sandberg afin de mettre en chantier une suite (juin 1927). La seconde partie, intitulée « La Chute de l’Aigle », est censée relater Waterloo et l’exil final, car selon Gance (qui a renoncé à sa fresque en sept parties), deux époques seulement de cette vie sans pareille justifient leur mise à l’écran : l’ascension de l’homme et sa chute précipitée, « la plus formidable tragédie de l’Histoire. Dans ces deux époques de paroxysme seulement, il y avait renversement complet de toutes les valeurs psychologiques » (Gance). Sandberg, un proche de Sacha Guitry (dont il a produit les pièces au Théâtre du Vaudeville entre 1918 et 1922), financera les classiques du Maître à l’écran, Le Roman d’un tricheur, Les Perles de la couronne, etc. Mais le projet de Gance, trop ambitieux, nécessite des investissements colossaux et les préparatifs s’ensablent. Le cinéaste vend alors la deuxième partie de son scénario, « Sainte-Hélène », à Sandberg qui s’associe avec le Bavarois Peter Ostermayr pour conférer à l’ultime chapitre de la saga napoléonienne toute l’ampleur et le sérieux souhaités.
C’est l’Austro-Roumain Lupu Pick (jadis envisagé par Gance pour le rôle du Corse à la place d’Albert Dieudonné !) qui réalise le film aux ateliers de la Europäische Film-Allianz à Berlin et en extérieurs à Marseille (décembre 1928-mai 1929), avec une importante distribution franco-allemande. La production se vante d’avoir filmé ses extérieurs sur place à Sainte-Hélène, assertion fortement exagérée : hormis quelques stock-shots (les falaises, Longwood vu de loin, la tombe de l’Empereur), tout est reconstitué en studio, toiles peintes et plantes vertes à l’appui. Napoléon est campé par l’un des piliers du théâtre de Max Reinhardt, Werner Krauss (le démoniaque Dr. Caligari), habitué sur scène comme à l’écran à jouer les géants de l’histoire ou les criminels hors normes ; au cinéma, ce sont Robespierre, Nathan le sage, Iago, Shylock, Ponce Pilate, Jack the Ripper. Lupu Pick lui a déjà confié le rôle principal dans son chef-d’œuvre expressionniste, Scherben (Le Rail), en 1921, et Krauss sera à nouveau Napoléon dans Hundert Tage de Franz Wenzler, cinq ans plus tard (cf. p. 614). Il prête son imposante silhouette, massive et ventrue, pour mimer un titan progressivement détruit par la mélancolie et l’oisiveté. Toutefois, sa stature n’est guère celle d’un homme de 47 ans, et la lourdeur de Krauss se transmet imperceptiblement au film lui-même. C’est son non moins célèbre confrère Albert Bassermann, autre pilier de la scène reinhardtienne (apprécié plus tard dans les œuvres de Lubitsch, Hitchcock, Sternberg, Dieterle, etc.) qui livre la composition la plus juteuse : son Hudson Lowe est une pitoyable marionnette, un petit fonctionnaire rigide, renfrogné, paranoïaque et rongé par la haine. Hanna Ralph, la Brunhilde des Nibelungen de Fritz Lang, fait la générale Fanny Bertrand.
Le film sort en deux versions parsemées de citations « historiques » (témoignages de contemporains) et de phrases tirées de la fameuse biographie d’Emil Ludwig, la version française regorgeant en plus d’intertitres emphatiques pour flatter les idolâtres du « Petit Tondu » (« L’âme de Napoléon, blessée à vif, pleure moins la liberté perdue que sa grandeur bafouée ... »). À Paris, le 8 juillet 1815, Louis XVIII monte dans son carrosse sous les vivats du bourgeois, tandis que le maréchal Ney tombe en commandant lui-même le peloton d’exécution (« visez droit au cœur ! »). Napoléon – « brusquement vieilli, gras, alourdi, d’une nervosité extrême, le teint bilieux » – se place volontairement sous la protection des lois anglaises à bord du « Bellerophon » et inspecte les marins dans le port de Plymouth. Il croit pouvoir s’établir paisiblement en Grande-Bretagne, ses maréchaux se demandent s’ils pourront y conserver leurs uniformes, et leurs épouses se réjouissent d’y faire leurs emplettes. Mais les gazettes de Londres exigent le châtiment du « criminel » ; Talleyrand, Louis XVIII et le gouvernement britannique sont d’avis que le « général Bonaparte » doit être restreint dans sa liberté personnelle. En étant embarqué pour Sainte-Hélène, Napoléon découvre qu’il n’est pas l’hôte, mais le prisonnier de l’Angleterre. Installé à Longwood House avec ses fidèles, il dicte ses Mémoires. Il se penche sur une carte de Waterloo, tape du poing de colère (« J’aurais dû mourir à Moscou ! »). Un rat se cache sous son lit, la porcelaine de Sèvres est servie dans une pièce envahie par le moisi et les termites. Intrigues, petites mesquineries, jalousies (Gourgaud veut se battre en duel avec Montholon), la monotonie des soirées à jouer aux échecs ou à évoquer le passé, mais aussi les divers stratagèmes pour faire parvenir des nouvelles en Europe. Hudson Lowe vexe son prisonnier (il ne lui transmet ni lettres ni paquets adressés à l’« Empereur »), Napoléon à son tour le traite en geôlier, non en gouverneur de l’île. À la Chambre des Lords à Londres où les avis sont partagés, Lord Holland estime que « Hudson Lowe traite son captif de manière indigne de l’Angleterre », et Wellington surenchérit : « Je suis d’avis que l’on doit traiter dignement le général. Il a été notre plus dangereux ennemi, nous l’avons vaincu, mais c’est un grand homme. » Hudson Lowe fulmine ; soupçonnés de renseigner le continent, Las Cases et son fils sont renvoyés en France. Ayant enfin reçu le buste du petit Roi de Rome que retenait Hudson Lowe, Napoléon lui parle, le serre contre son front et se promène avec lui à travers la pièce tandis qu’apparaissent en surimpression des images du passé, l’enfant jouant aux petits soldats dans le cabinet du père, aux Tuileries. Mais aussi des images de Marie-Louise dansant avec Neipperg, dont elle est à présent enceinte, quoique toujours l’épouse légitime de Napoléon. Celui-ci décline, joue avec les enfants Bertrand, se tord de douleur. Hudson Lowe, chargé de « garantir la paix en Europe », refuse de prendre la maladie de son prisonnier au sérieux (« une comédie pour s’évader »), de sorte que ce dernier reste près d’un an sans soins médicaux. « Ferme les volets, dit-il enfin à Marchand, je ne veux pas que les Anglais me voient mourir. » En grande tenue devant la porte de Longwood, Hudson Lowe conclut : « Je lui pardonne, il sera enterré avec les honneurs dus à un général anglais. » C’est sur ce mot qu’il eût fallu finir, et non sur des photos du tombeau anonyme à Sane Valley, du catafalque de porphyre aux Invalides et d’une cascade de propos inutilement ronflants.
La critique salue un film sur Napoléon pour une fois dépourvu de batailles (le Waterloo de Karl Grune est sorti en début d’année) ; Lupu Pick livre le Kammerspiel très (trop) documenté d’une déchéance, celle d’un conquérant en robe de chambre, âme solitaire dans un monde qui s’est arrêté. La foule, les uniformes rutilants, les réceptions mondaines du début s’effacent progressivement, l’ex-empereur, de plus en plus isolé dans ses quatre murs humides, troque le bicorne pour un large chapeau de paille. Son entourage s’endort quand il leur fait la lecture, le protocole s’effrite. Les pièces se vident autour d’un simple mortel, mal rasé, négligé et tourmenté, qui redevient Napoléon en rendant l’âme (la version française en rajoute inutilement, citant Chateaubriand : « Ainsi Bonaparte rendit à Dieu le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l’argile humaine ... »). Alors que le film d’Abel Gance était en perpétuel mouvement, ici le temps s’arrête, le cadre se fige. Visuellement, Lupu Pick a évité tout pathos qui pourrait rappeler l’œuvre de 1927 : pas de cavalcades sur la falaise ni de silhouette emblématique ni d’aigle sur un rocher, à peine une allusion aux rapports supposés avec Albine de Montholon (les Balcombe passent aux oubliettes). Mais il ne réussit pas à trouver des équivalences cinématographiques aux textes qui encombrent sa chronique, se contentant de les illustrer par de fort jolis tableaux sans laisser aux images leur propre dynamique : les intertitres parlent de désespoir et d’ennui, mais ces émotions ne sont pas à l’écran et la somnolence s’installe ... chez le spectateur.
Le film de Pick (auteur du scénario avec Willy Haas, Gance étant crédité pour le « récit historique ») se singularise vers la fin, lorsque l’Empereur déclinant cherche à justifier sa trajectoire : « J’ai été obligé de dompter l’Europe par les armes, explique-t-il, aujourd’hui il faut la convaincre. Mon fils doit être l’homme des idées nouvelles et de la cause que j’ai fait triompher partout : réunir l’Europe dans des liens fédératifs indissolubles ... L’Europe marche vers une transformation inévitable ... Que les rois se rendent à la raison. Il n’y aura plus en Europe de matière à entretenir les haines internationales. » Le discours est connu (et doit être relativisé), son fond acquiert toutefois une coloration spécifique dans le cadre du rapprochement franco-allemand mené par Gustav Stresemann (le ministre des Affaires étrangères décédé le 3 octobre 1929, un mois avant la sortie du film) et Aristide Briant au lendemain de la Grande Guerre, à la lumière des changements diplomatiques sur le plan européen introduits par Stresemann et de son ultime discours à la Société des Nations (« le temps des héros est passé », avait-t-il annoncé). Le comte autrichien Richard Coudenhove Kalergi, grand défenseur de l’idée paneuropéenne, est l’invité d’honneur à la première mondiale du film à Berlin. Agacée, la presse communiste allemande raille cette « évocation monotone d’un Napoléon déguisé en Jésus Christ miniature, apôtre de l’humanité et du pacifisme paneuropéen » (Die Rote Fahne, 15.11.29).
Le film n’attire pas les foules, la concurrence du parlant qui s’installe en sape l’exploitation. Il sera sonorisé en 1972 par Suzanne Sandberg, belle-fille du producteur, avec une narration superfétatoire de Jean Brassat et l’ Eroïca de Beethoven. Quant à Abel Gance, il ne renoncera pas à son vaste sujet napoléonien : en 1931, il prendra contact à Berlin avec le représentant du cinéma soviétique afin d’aller tourner sur place « 1812 – La Campagne de Russie », projet qui échouera évidemment. En 1960, il pourra toutefois entreprendre Austerlitz, son avant-dernier film (cf. p. 334). – IT : Sant’Elena, GB : Napoleon at St. Helena, US : Napoleon on St. Helena, ES : El desterrado de Santa Elena, FR (rééd. sonore) : La Fin de Napoléon à Sainte-Hélène.
1936[St. Helena and Its Man of Destiny (US) de James A. FitzPatrick ; « FitzPatrick Traveltalks – The Voice of the Globe », Metro-Goldwyn-Mayer, 8 min. – av. James A. FitzPatrick (narration). – Documentaire filmé sur place en Technicolor par Winton C. Hoch, futur chef opérateur de John Ford.]
1934-37[projet inabouti: Return from St. Helena (US) de Charles Chaplin ; United Artists. – Fasciné depuis son enfance par le personnage, Chaplin songe en 1922 déjà à réaliser-interpréter un « Napoléon » avec Edna Purviance (Joséphine de Beauharnais) qu’il cherche à lancer dans une carrière dramatique. En 1925/26, le sujet est remis à l’étude (avec Raquel Meller en Joséphine), mais le chef-d’œuvre de Gance le décourage momentanément (cf. p. 5). En été 1934, Chaplin et Alistair Cooke rédigent un scénario qui s’inspire du Mémorial de Sainte-Hélène de Las Cases ; puis, sur conseil de Jean de Limur, la Chaplin Film Corporation acquiert pour huit ans les droits cinématographiques de La Vie secrète de Napoléon de Jean-Paul Weber. En avril 1936, enfin, Chaplin dépose pour le copyright un scénario du titre de « Napoleon’s Return from St. Helena », écrit conjointement avec l’Anglais John Strachey, un homme politique de gauche. Il y relate avec ironie la fuite de Napoléon, rendue possible grâce à un sosie qui prend sa place, et Chaplin (dans le rôle de l’Empereur déchu et de son double) en profite pour exprimer ses opinions sur le monde : devenu fervent pacifiste durant son exil, Napoléon rêve désormais de faire de l’Europe non pas un État totalitaire soumis à sa férule, mais un pays de Cocagne ; ayant abandonné sa fortune au profit des veuves et des orphelins de guerre, il veut poursuivre sa vie à Paris comme bouquiniste près du pont de l’Alma... L’intrigue ressemble sur plusieurs points à celle de The Emperor’s New Clothes d’Alan Taylor (cf. infra, 2001). Paulette Goddard (Albine de Montholon ?) et Harry Crocker (Las Cases ?) sont pressentis à ses côtés, mais le cinéaste renonce définitivement au projet en faveur du Dictateur, où il recycle l’idée du sosie en l’appliquant à un tyran autrement plus menaçant et actuel.]
1938The Man on the Rock (US) d’Edward L. Cahn
Série « An Historical Mystery », Metro-Goldwyn-Mayer, 11 min. – av. JOE KIRK (Napoléon), Sergei Arabeloff (François Eugène Robeaud), Claude King (Dr. François Antommarchi), Claire McDowell (Laetizia Bonaparte), Johnny Sheffield (Napoléon II, le Roi de Rome), Eric Wilton (Dr. Verling), Naomi Childers (la femme de chambre), Fred Warren (le bijoutier Petrucci), Ellinor Vanderveer, Carey Wilson (narration).
Ce court métrage de fiction – dont le sujet est tiré de l’article « Napoleon’s Double » de Pierre Artigue, paru dans Coronet Magazine (nov. 1937) – se demande si Napoléon est vraiment mort à Sainte-Hélène. Pendant de nombreuses années, l’Empereur utilisa un sosie du nom de François Eugène Robeaud (ou sergent Pierre Robeaud), né en 1771, qui l’aurait remplacé lors de diverses cérémonies publiques. Sa soudaine disparition de Baleycourt en Lorraine (où il tenait une ferme) en 1818, suivie de l’inexplicable richesse de sa sœur à Tours, sa mort à Sainte-Hélène attestée mais non datée par une pierre tombale à Baleycourt, tous ces éléments restent des points inexpliqués. Une des innombrables théories de complot (la dernière en date, de Thomas Wheeler, remonte à 1974) concernant le remplacement de l’Empereur par un de ses sosies atteint d’un cancer de l’estomac.
1939[projet inabouti: Sainte-Hélène (FR) d’André Berthomieu ; Alexandre Kamenka/Les Films Albatros. – av. Charles Vanel (Napoléon). – Annoncée à la mi-août 1939, cette production importante part d’un scénario de Charles Spaak : « L’action commencera à Waterloo, se poursuivra pendant les six années de captivité à Sainte-Hélène et se terminera par le transport des cendres à Paris en 1840. » Les décors seraient signés Eugène Lourié (le futur collaborateur de Sacha Guitry pour le Napoléon de 1955). La déclaration de guerre quinze jours plus tard annule tout.]
1943Sant’Elena, piccola isola / Napoleone a Sant’Elena (IT) de Renato Simoni et Umberto Scarpelli
Renato Simoni/Scalera Film S.p.a. (Roma), 82 min. – av. RUGGERO RUGGERI (Napoléon), Mercedes Brignone (Madame Mère, Laetitia Bonaparte-Ramolino), Carla Candiani (Albine de Montholon), Mario Brizzolari (gén. comte Charles-Tristan de Montholon), Rubi Dalma (Fanny Bertrand), Luigi Cimara (maréchal Henri Gatien Bertrand), Elsa De Giorgi (Elizabeth Balcombe, dite Betsy), Micaela Giustiani (Jenny Balcombe, sa sœur), Lamberto Picasso (Sir Hudson Lowe), Renato Cialente (Sir Henry Bells), Salvo Randone (gén. baron Gaspard Gourgaud), Franco Becci (comte Emmanuel de Las Cases), Annibale Betrone (amiral Sir George Cockburn), Alberto Sordi (cpt. Poppleton), Paolo Stoppa (Dr. Archibald Arnott, le médecin), Dino Di Luca (Louis Joseph Marchand), Andrea Maroni (Santoni), Gian Paolo Rosmino (cpt. Sir Pulteney Malcolm), Cesare Fantoni (Franceschi Cipriani).
Après avoir tiré des parallèles tarabiscotés entre Napoléon et le Duce dans Campo di maggio de G. Forzano en 1934 (cf. p. 611), le cinéma mussolinien se penche sur l’exil dans l’Atlantique, avec l’intention manifeste de dénoncer l’inhumanité et la fourberie coutumières de l’ennemi britannique. Les moyens de production ne sont plus les mêmes – c’est la guerre, et en mai 1943, les forces italiennes viennent de capituler en Afrique –, la matière ne nécessite pas de figuration importante, on se contente de quelques extérieurs dans le Latium et des studios de la Scalera-Film à Rome, encore épargnés par les bombes alliées. « Quand j’ai aperçu les contours sombres de cette île, j’ai perdu mes dernières illusions sur la générosité du gouvernement anglais », dit Napoléon à l’amiral Cockburn. Un Napoléon chaste, comme le veut hypocritement le régime, quoique adulé par ces dames Montholon, Bertrand et l’adolescente Betsy Balcombe (physiquement plus proche de 25 ans que de 14) qui l’entourent toutes d’une vénération discrètement amoureuse. « Longwood est digne de l’hospitalité anglaise, nous avons été déportés comme des galériens, il ne manque plus que les chaînes ! », s’indigne l’entourage de l’Empereur (une observation cocasse venant d’un régime fasciste qui n’a pas la réputation d’être particulièrement galant avec ses adversaires). Estimant que l’amiral Cockburn est trop prévenant avec « cette canaille de Boney », Lord Bathhurst à Londres le fait rappeler et remplacer par Hudson Lowe, qui s’arrange pour renvoyer en France successivement Las Cases, Gourgaud et Mme de Montholon. La « mamma » Laetitia, à qui le pape demande régulièrement des nouvelles du « pauvre Empereur », lui fait envoyer un abbé corse, Angelo Paolo Vignali. Peu avant de mourir, Napoléon prédit à l’Angleterre la perte des Indes et de son empire colonial, puis, sentant la fin proche, il demande à Marchand de lui ouvrir la fenêtre « pour respirer l’air que Dieu a fait », et à Bertrand de lui ceuillir une rose au jardin. Il murmure « l’armée ... », et apparaissent en surimpression des plans de bataille de Campo di maggio, tandis que l’abbé Vignali prépare la chapelle ardente.
Faut-il que ces Britanniques soient bien perfides pour réserver pareil sort à un bienfaiteur de l’humanité, un grand sage qui rêvait d’une Europe unie et fut (cela va de soi) abattu par traitrîse ! Au centre de cet exil édulcoré, un Napoléon un peu mou, brave retraité mélancolique, interprété sagement par Ruggero Ruggeri, l’acteur de théâtre fétiche de Luigi Pirandello qui écrivit pour lui ses pièces les plus fameuses (Enrico IV, Six personnages en quête d’auteur, etc.). Le romancier et dramaturge Renato Simoni, critique de théâtre au Corriere della Sera et colibrettiste de Puccini pour Turandot, est un proche du régime fasciste (il a été élu à l’Accademia d’Italia en 1939). Initiateur du film, il en rédige le scénario avec Otello Pagliai (à partir des diverses mémoires) et se fait seconder techniquement à la mise en scène par Umberto Scarpelli, ce dernier étant surtout connu plus tard comme assistant de Vittorio de Sica (Sciuscia en 1946, Miracolo a Milano, 1951) et de Curzio Malaparte (Il Cristo proibito, 1951). Mario Bava, le surdoué du cinéma fantastique des années soixante, fait ici ses débuts comme chef opérateur et Beethoven accompagne musicalement ce spectacle figé, larmoyant et théâtral.
1949(tv) St. Helena (US) de Fred Coe
« Philco Television Playhouse », Gordon Duff/Showcase Productions (NBC 27.2.49), 60 min. – av. DENNIS KING (Napoléon), Frances Tannehill (Albine de Montholon), Whitford Kane (Dr. Barry Edward O’Meara), Nicholas Saunders, Philip Coolidge, Kendall Clark, Stephen Courtleigh, Guy Repp, James Ganon, Neva Patterson, Robin Crave, Bert Lytell (hôte).
Napoléon est effondré à la mort de son ami d’enfance Cipriani et supporte difficilement les plaintes quotidiennes de sa maîtresse, Albine de Montholon. Il est hanté par les fantômes de ses erreurs (il a attaqué trop tard à Waterloo), et le comportement impérial fait peu à peu place à celui d’un gentilhomme campagnard solitaire et amer ... Dramatique d’après la pièce éponyme de Robert Cedric Sherriff (et Jeanne de Casalis), créée à Broadway le 6 octobre 1936 dans une mise en scène de Max Gordon, avec Maurice Evans en Napoléon.
1955® Napoléon (FR/IT) de Sacha Guitry. – av. RAYMOND PELLEGRIN (Napoléon), Orson Welles (Sir Hudson Lowe), Jean Marais (gén. comte Charles-Tristan de Montholon), Maurice Teynac (comte Emmanuel de Las Cases), Louis Arbessier (gén. Henri Gatien Bertrand), Jean Danet (gén. baron Gaspard Gourgaud) (cf. p. 17).
1959Δ [(tv) Napoleon in New Orleans (Napoléon à la Nouvelle-Orléans) (DE) d’Imo Moszkowicz ; Nord- und Westdeutscher Rundfunkverband (NWRV Hamburg) (ARD 19.5.59), 85 min. – av. Manfred Inger (le baron Hector Dergan), Beate C. Koepnick (Gloria Dergan), Wolfgang Neuss (Youyou, le sosie de Napoléon), Josef Siebel (Carotte), Joachim Teege (Quatresous), Ursula Diestel (Polly), Haide Lorenz (Papa). – Fantaisie : vers 1820, à la Nouvelle-Orléans, le baron Dergan a installé chez lui un musée commémorant les grandes batailles de son idole, Napoléon. Il ne se doute pas que toutes ces babioles sont des faux fabriqués par une bande de filous, et il rêve de délivrer Napoléon à Sainte-Hélène en lui substituant un sosie. Débarque Youyou, un ancien acteur qui se fait passer pour l’Empereur, le détrousse de tous ses biens et épouse même sa fille, Gloria. Lorsque les imposteurs voient Dergan ruiné et sa fille enceinte, ils déguerpissent. Le baron comprend qu’il est justement puni pour avoir voulu mettre, une fois de plus, la terre à feu et à sang, et périt avec la fille dans les flammes de son palais. – Une tragi-comédie de l’auteur expressionniste allemand Georg Kaiser écrite entre 1937 et 1941, mais représentée en 1950. Grand admirateur du Napoléon historique, Kaiser visait en réalité le dictateur Hitler à travers sa satire du militarisme. Cela dit, une demeure attendit en vain Napoléon à la Nouvelle-Orléans, construite par le maire Nicolas Girod.]
1960[projet inabouti: Napoléon à Sainte-Hélène (FR) de Jean Delannoy. – av. Charles Boyer (Napoléon). – Un projet de longue date de Delannoy, conçu en 1953 déjà, pour Pierre Fresnay dans le rôle-titre ; le producteur ayant exigé quelque chose de plus drôle, le réalisateur lui avait alors concocté la comédie satirique moderne La Route Napoléon. Delannoy n’a guère plus de chance en 1960, mais il se consolera l’année suivante en réalisant Vénus impériale avec Raymond Pellegrin (Napoléon) et Gina Lollobrigida (sa sœur Pauline Borghèse-Bonaparte) (cf. p. 88).]
1960/61[projet inabouti: Sainte-Hélène (FR) de Julien Duvivier ; Emile Natan/Les Films Modernes (Paris). – Duvivier travaille au scénario avec Charles Spaak à partir de documents historiques sérieux, mais le résultat – « un véritable anti-mémorial de Sainte-Hélène », selon Christian Duvivier – effraie Natan qui se rétracte.]
1961***(tv) Le Drame de Sainte-Hélène (FR) de Guy Lessertisseur
« La Caméra explore le temps » no. 28, Stellio Lorenzi, André Castelot, Alain Decaux/Radio-Télévision Française (RTF) (1re Ch. 24.6.61), 110 min. – av. RAYMOND PELLEGRIN (Napoléon), Michel Bouquet (Sir Hudson Lowe), François Maistre (gén. comte Charles-Tristan de Montholon), Jean-Pierre Kerien (maréchal Henri Gatien Bertrand), Roger Crouzet (gén. baron Gaspard Gourgaud), Maurice Chevit (comte Emmanuel de Las Cases), Claude Dasset (Franceschi Cipriani), Guy Decomble (Dr. Barry Edward O’Meara), Robert Destain (Dr. François Antommarchi), Léon Larive (l’aumônier Antoine Buonavita), Anne-Marie Coffinet (Fanny Bertrand), Noëlle Leiris (Albine de Montholon), Jean Filliez (col. Sir Thomas Reade), Jean-Henri Chambois (gouv. amiral Sir George Cockburn), Philippe Mareuil (cpt. Poppleton), Jean Laroquette (Louis Joseph Marchand), Alain Nobis (Dr. Archibald Arnott).
Un scénario d’André Castelot et Stellio Lorenzi qui ne cherche qu’à rendre aussi fidèlement que possible les dernières années à Sainte-Hélène, en se basant sur les Mémoires – françaises et anglaises – de ceux qui partagèrent son sort jusqu’à sa mort. Jusqu’ici rien de nouveau (cf. les films de 1929 et 1943), sinon un souci d’objectivité, de compréhension pour tous les concernés, un éclairage autorisant l’analyse quasi scientifique des causalités historiques. Ce qui tranche notamment ici avec d’autres approches, c’est la volonté de la triade Lorenzi-Castelot-Decaux (et du jeune Lessertisseur, ex-assistant de Lorenzi) de restituer avec honnêteté et respect non la statue, l’idée, la légende de Napoléon, mais l’homme dépourvu de son encombrant apanage. Le récit débute par des prises de vues documentaires : le bâtiment, le parc autour, la vue des appartements de Napoléon, le jardin où il a travaillé, creusé un bassin, construit une tonnelle, planté des arbres. L’intérieur de Longwood House est un travail de reconstitution alors inhabituellement minutieux pour la télévision (en noir et blanc aux studios des Buttes-Chaumont), tant dans les proportions que dans les menus détails. C’est en quelque sorte l’envers de Sainte-Hélène que l’on cherche à montrer, la vie de la petite cour des fidèles, oisive, répétitive, pleine de mesquineries et d’intrigues futiles (la haine Gourgaud-Bertrand, l’opportunisme de Las Cases et Montholon, la rivalité entre les deux épouses, l’attrait sordide de l’héritage promis), mais aussi l’honneur et la loyauté face à l’adversité, les soucis matériels, la nourriture d’une fraîcheur très relative (les vers dans les pâtes), les habits et uniformes usés, les éclats de voix et, parfois, la mauvaise humeur de l’Empereur, ses colères simulées ou réelles, son exaspération, ses paroles dures, méchantes, inhumaines, suivies de brefs propos réparateurs, de silences embarrassés, d’élans de chaleur. Quelques anecdotes égayent la monotonie : Napoléon tire au fusil sur les vaches intruses qui piétinent ses plates-bandes. Tout cela est rapporté avec un sens quasi balzacien de la psychologie, sans l’ombre d’une caricature, à l’abri de tout dérapage mélodramatique.
La captivité de Napoléon est, on le sait, assombrie par les vexations multiples de son geôlier, Sir Hudson Lowe, qui lui voue une haine tout à fait partagée ; le téléfilm ne cache pas l’humiliation subie des deux côtés, et le durcissement progressif de l’Anglais. Privé de son titre d’empereur par les Alliés à Paris, Napoléon ne reçoit Hudson Lowe que sur rendez-vous et seul, l’intimide et le traite avec mépris en officier subordonné ; lorsque Cipriani claque la porte au nez de l’amiral Cockburn venu présenter son successeur, Napoléon rit de la farce comme un gamin, puis fait envoyer une excuse officielle au gouverneur partant. L’incompatibilité est insurmontable. S’établit une guéguerre cruelle, perdue d’avance, des manœuvres et des ruses pathétiques qui se heurtent à la nature butée du gouverneur tout-puissant. Ce dernier, Napoléon en est persuadé, a ordre de le tuer à petit feu. Voulant protéger la population de l’île de la « basse démagogie » et de l’art manipulatoire, puis de « l’hypochondrie » de son prisonnier, Hudson Lowe restreint tous les contacts avec l’extérieur. Napoléon répond par l’autoréclusion et ordonne de tirer sur quiconque forcerait sa porte, empêchant ainsi l’ennemi de constater l’état de délabrement de sa santé et du microcosme humain autour de lui. L’un après l’autre, ses proches envisagent le retour en France (excepté Marchand, le fidèle valet de chambre), les derniers ne font que retarder leur départ à la vue de l’Empereur déclinant. Mais, indépendamment de l’entourage pas toujours reluisant de Napoléon, le téléfilm vit de son face-à-face tantôt glacial tantôt orageux avec son geôlier, très subtilement incarné par Michel Bouquet. Le principal atout en est toutefois l’’étonnante interprétation de Raymond Pellegrin, qui porte littéralement ces deux heures de spectacle intimiste. Pellegrin a d’abord joué Napoléon chez Sacha Guitry en 1954/55 (cf. p. 17) et le rejouera en 1962 dans Vénus impériale de Jean Delannoy (cf. p. 88) et, en 1963 et en 1981, deux fois à la télévision dans Madame Sans-Gêne (cf. p. 178). Sa prestation ici touche à la perfection : non seulement la ressemblance est stupéfiante, mais, débarrassé des tirades ornementales de Guitry, Pellegrin compose une véritable étude de caractère, d’un naturel toujours parfait, sans ostentation ni « jeu ». Crédible jusque dans l’agonie, le Napoléon de cette Sainte-Hélène reste à ce jour insurpassé. Quant au téléfilm dans son ensemble, l’émission se veut didactique, et à ce titre, sa mission est parfaitement remplie. Du point de vue de l’information rigoureuse, de la justesse des portraits et du milieu, le grand écran n’a jamais fait mieux.
1965(tv) Eagle in a Cage (US) de George Schaefer
« The Hallmark Hall of Fame », David Susskind Prod. (NBC 20.10.65), 90 min. – av. TREVOR HOWARD (Napoléon), James Daly (Dr. Barry Edward O’Meara), Pamela Franklin (Elizabeth Balcombe, dite Betsy), George Rose (Franceschi Cipriani), Richard Waring (maréchal Henri Gatien Bertrand), William Smithers (gén. baron Gaspard Gourgaud), Basil Langton (Sir Hudson Lowe), Jacqueline Bertrand (Fanny Bertrand), Guy Spaull (amiral George Elphinstone, Lord Keith), Frederic Warriner (comte Emmanuel de Las Cases).
« L’Aigle en cage » du titre, c’est bien sûr Napoléon à Sainte-Hélène, confronté ici à son médecin irlandais O’Meara, esprit rebelle et iconoclaste qui ne rate pas une occasion de lui dire ses quatre vérités. Synopsis et commentaires, cf. infra : le remake cinéma de 1969. Trevor Howard, l’ignoble capitaine Bligh des Révoltés du Bounty de Milestone (1961) et le non moins ignoble Richard Wagner de Ludwig de Visconti (1973) fait l’arrogant conquérant captif tel que le voit l’Américain moyen. Une dramatique d’après un scénario original de Millard Lampell qui, après des années de purgatoire, obtient un Emmy Award en 1966. Victime du maccarthysme, Lampell a été placé sur une liste noire en 1952 pour avoir refusé de donner des noms à la Commission sénatoriale à Washington. Il est l’auteur de Blind Date (L’Enquête de l’inspecteur Morgan), réalisé en Grande-Bretagne par Joseph Losey (1959). James Daly, l’interprète de O’Meara, décroche également un Emmy ; quatre nominations au même prix (meilleur téléfilm, réalisation, Trevor Howard et Pamela Franklin).
1968Δ [(tv) Napoleon in New Orleans (DE) de Wilm ten Haaf (ZDF 22.5.68), 75 min. – av. Karl Maria Schley (le baron Hector Dergan), Ilse Ritter (Gloria), Peter Mosbacher (Youyou, le sosie de Napoléon), Karl Lieffen (Carotte), Rudolf Rhomberg (Quatresous), Silvia Frank (Polly), Edeltraut Elsner (Pepa). – Nouvelle adaptation télévisée de la tragi-comédie de Georg Kaiser, cf. supra, 1959.]
1969[sortie : 1971] Eagle in a Cage (US/GB/YU) de Fielder Cook
Millard Lampell, Albert Schwartz/Group W Films-Ramona Productions-National General Pictures-Jadran Film, 103 min. – av. KENNETH HAIG (Napoléon), John Gielgud (Lord Sissal), Ralph Richardson (Sir Hudson Lowe), Billie Whitelaw (Fanny Bertrand), Moses Gunn (gén. baron Gaspard Gourgaud), Ferdy Mayne (maréchal Henri Gatien Bertrand), Lee Montague (Franceschi Cipriani), Georgina Hale (Elizabeth Balcombe, dite Betsy), Michael Williams (Dr. Barry Edward O’Meara), Hugh Armstrong (soldat britannique), Athol Coats (une sentinelle).
Transposition au grand écran du scénario primé de Millard Lampell qui est à la base du téléfilm de 1965 (cf. supra). L’auteur, longtemps blacklisté, annonce son film en juin 1967, projet d’une obscure Stella Film new-yorkaise à réaliser à Rome avec Albert Finney, Robert Ryan et Anouk Aimée. Tout capote, mais en automne 1969, Lampell et le vétéran téléaste Fielder Cook débutent le tournage avec une autre distribution, en Eastmancolor, près de Split, en Croatie, et dans la campagne dalmatienne (forteresse de Klis). Le résultat laisse songeur et on peine à comprendre ce que Lampell a voulu démontrer avec ce récit bavard, imbécile et mal filmé sur l’exil napoléonien où absolument tout est faux, tant sur le plan historique que psychologique, et où les clichés les plus rabâchés s’entassent pour aboutir à une trame délirante.
Synopsis : Hudson Lowe accueille Napoléon à Longwood. Son impérial prisonnier est un jeune quadragénaire insolent, roué, svelte, agile et étonnamment sportif. Ses valets se vautrent au sol, sans respect pour sa personne, et le docteur O’Meara, son médecin, se présente comme un arrogant rebelle irlandais, mèche au vent, qui, au cours d’interminables échanges, lui reproche les millions de morts, le pillage de l’Europe, la trahison des idéaux républicains. « Vous avez un appétit insatiable pour verser le sang », lui reproche-t-il, et Napoléon de répliquer : « Comme les neuf-dixièmes de l’humanité. » (L’authentique O’Meara publia en 1822 des Mémoires qui firent sensation à Londres, où il accablait violemment Hudson Lowe pour avoir maltraité l’Empereur.) Le Corse reçoit ses invités – Hudson Lowe compris – nu dans sa baignoire, nage en costume d’Adam dans une crique idyllique avec Mme Bertrand, sa maîtresse (sic), comme s’il passait des vacances à Acapulco, puis se remémore ses dîners ennuyeux à Versailles (re-sic). Betsy Balcombe, adolescente aguichante, se donne à lui. Une nuit, Napoléon s’enfuit avec le général Gourgaud (interprété par un Afro-Américain !) et gambade sur les falaises, toute la garnison britannique à ses trousses ; il est capturé ; Gourgaud, qui a poignardé une sentinelle, est pendu. (Le véritable baron Gourgaud mourra à Paris en 1852.) Napoléon apprend qu’une frégate est sur le point de l’emmener à Londres où il sera jugé – et probablement exécuté – pour « crimes contre l’humanité », mais un émissaire secret du Foreign Office, Lord Sissal (fictif), enchanté de le voir en si bonne santé, lui fait alors une proposition aussi insolite que cynique : la France est en proie à des soulèvements révolutionnaires, le roi ordonne des arrestations par milliers. Londres autoriserait l’évasion de Napoléon à condition qu’il reprenne le pouvoir à Paris, rétablisse la loi et l’ordre (comme il sait si bien le faire) et, six mois plus tard, qu’il envahisse la Prusse, devenue un danger potentiel pour l’Europe de demain ... L’Angleterre, l’Autriche et la Russie fermeraient les yeux. Napoléon accepte, mais à l’instant de s’embarquer avec Lord Sissal, il s’effondre, pris de violentes douleurs à l’estomac. Lord Sissal laisse le cancéreux devenu inutile sur son rocher.
Il n’y a pas grand-chose à sauver dans cette macédoine prétentieuse, excepté l’amusant cabotinage de deux géants du cinéma et du théâtre anglais, Sir John Gielgud et Sir Ralph Richardson. Un fiasco au box-office. – DE : Ein gewisser General Bonaparte.
1973*(tv) Napoleone a Sant’Elena (IT) de Vittorio Cottafavi
RAI (RAI 28.10.-18.11.73), 4 x 68 min. – av. RENZO PALMER (Napoléon), Giuliana Calandra (Albine de Montholon), Walter Maestosi (maréchal Henri Gatien Bertrand), Mila Vannucci (Fanny Bertrand), Giacomo Piperno (gén. baron Gaspard Gourgaud), Umberto Ceriani (comte Charles-Tristan de Montholon), Luciano Melani (gén. Charles-Frédéric-Antoine Lallemand), Fernando Caiati (gén. Anne-Jean Savary), Giulio Girola (comte Emmanuel de Las Cases), Silvio Anselmo (Louis Joseph Marchand), Marcello Tusco (Joseph Bonaparte), Ezio Marano (cpt. Frederick Lewis Maitland), Virginio Gazzolo (amiral Sir George Cockburn), Carlo Simoni (Dr. Barry Edward O’Meara), Tonino Accolla (Lucien Bonaparte), Corrado Gaipa (Robert Banks Jenkinson, Lord Liverpool), Renzo Giovampietro (Robert Stewart, Lord Castelreagh), Leonardo Severini (comte Alexandre de Balmain, commissaire russe), Sergio Rossi (Sir Hudson Lowe), Carlo Alighiero (cpt. Sir Pulteney Malcolm), Aldo Barberito (Dr. Archibald Arnott), Luigi Casellato (Joseph Fouché), Ruggero De Daninos (John Scott, Lord Eldon), Claude De Davide (cpt. Besson), Guido De Salvi (cpt. Poppleton), Giuseppe Fortis (Claude Marin Henri, marquis de Montchenu, commissaire du roi), Roberto Gavioli (Dr. François Antommarchi). Paolo Rovesi (Franceschi Cipriani), Arnoldo Foà (présentation et narration).
Vittorio Cottafavi est non seulement le champion talentueux et intelligent du film historique à l’italienne pendant les années soixante (Hercule à la conquête de l’Atlantide, 1961), mais aussi un chroniqueur désabusé des dérives du pouvoir (Les Légions de Cléopâtre en 1960, Les Cent Cavaliers en 1965), formellement marqué par les concepts de distanciation brechtiens. Recyclé dans la télévision, Cottafavi voit dans la présente commande de la RAI l’occasion de dresser le portrait d’un personnage dramatique d’une force considérable. « Il est facile de le ridiculiser quand il joue à être l’empereur, affirmera le cinéaste en 1980, mais il est plus fascinant de revoir d’un œil critique la vie publique et la pensée du grand Corse à partir du moment où il n’est plus personne » (Radiocorriere TV, 28.10.73). C’est à l’heure de sa chute que Napoléon lui paraît le plus intéressant, parce que vivant dans ses souvenirs et les remords.
Le scénario de Giovanni Bormioli s’inspire d’un sujet du dramaturge romain Roberto Mazzucco, auteur porté sur la satire politique. Cottafavi a fait reconstruire la façade de Longwood House dans la banlieue de Rome, les autres extérieurs sont filmés en noir et blanc à Capo Palinuro (Campanie), à Capo Orso et à La Maddalena (Sardaigne), au Fort San Giorgio sur l’île de Capraia (en mer Ligure) et à bord de la frégate « Palinuro », le fameux navire-école de la Marine militaire italienne. Costumes et uniformes ont déjà servi dans le Waterloo de Bondartchouk. Renzo Palmer, un acteur milanais auquel Cottafavi a confié jadis le rôle de Giotto dans La Vie de Dante (tv 1965) et d’Enobarbus dans Antoine et Cléopâtre (tv 1965), fait un Napoléon à peine ressemblant, le bas du visage bouffi, la gorge trop empâtée, les effets de voix mussoliniens.
Le téléfilm – d’une durée totale de 4h40 – prend son temps : ainsi, les 90 premières minutes se déroulent-elles sur l’île d’Aix devant Rochefort (juillet 1815) et à bord du « HMS Bellerophon », puis du « HMS Northumberland », soit encore loin de la destination. Le scénario invente quantité de dialogues, brode ou extrapole à volonté, introduit des épisodes peu connus, de sorte qu’il est parfois difficile pour le béotien de séparer l’authentique de l’imaginaire. Le comédien Arnoldo Foà interrompt régulièrement l’action afin de transmettre au spectateur des considérations historiques, des chiffres, des rectifications, expliquer situations et enjeux politiques ou les alternatives possibles, tout en se promenant sur les lieux du tournage encombrés de spots et de caméras. L’objectif de Cottafavi arpente les espaces avec souplesse et discrétion, entièrement placé au service du propos ; le ton du cinéaste est d’une sécheresse frappante, teintée de temps à autre d’une fine et impitoyable ironie.
Au début, prostré, Napoléon hésite à s’embarquer sur une petite goélette pour l’Amérique et s’échapper comme un simple aventurier, au risque de se faire capturer. Il envisage le suicide, Gourgaud lui rappelle qu’« un joueur peut se tuer, mais pas un grand homme ». Son frère Joseph, ex-roi de Naples et d’Espagne, vient le voir avant de s’exiler lui-même pour seize ans aux États-Unis (il s’établira près de Philadelphie, dans le New Jersey) ; il lui offre de prendre ses habits et de s’embarquer à sa place, mais Napoléon décline. Le Conseil des ministres à Londres est embarrassé par la présence du Corse, qu’on ne peut laisser descendre à terre sous peine de provoquer des remous. Faut-il l’enfermer dans la Tour de Londres et constituer un tribunal européen, ce qui nécessiterait plusieurs mois ? « Napoléon n’est pas Hitler en 1945 », explique Foà, et les Alliés ne veulent pas risquer un nouveau coup d’État en France, où les Bourbons sont plus impopulaires que jamais. On met donc le cap sur Sainte-Hélène, en changeant de route pour éviter une hypothétique escadre bonapartiste.
À Longwood, les reclus vivent d’espoir ; les faux bruits courent. Sous-estimant la stabilité de la France, persuadé qu’on aura encore besoin de lui et croyant que les populations d’Europe rêvent toujours de révolution, Napoléon incite son entourage à écrire des lettres, à le présenter comme victime, à faire croire que les Anglais veulent le tuer, que le climat est insalubre. Pour indigner l’opinion publique, il simule la maladie et finit par vendre son argenterie « afin de ne pas mourir de faim ». Enfin, il posséderait des missives très compromettantes du tsar et compte sur les Russes pour le sauver. Puis il fabrique sa légende avec Las Cases. Sa version subjective de la campagne de Russie (le froid, l’incendie de Moscou), explique Foà, tait un facteur qui aurait pu renverser la situation : abolir le servage dans l’Empire tsariste aurait pu être une arme déterminante pour gagner la guerre, mais Napoléon ayant les mouvements populaires en horreur, refusa de l’utiliser (et de toute manière, il ne comptait pas renverser le tsar, seulement le contraindre à baisser les armes) ... Le film introduit une tentative d’évasion apocryphe : caché dans une corbeille à linge, Napoléon doit être transporté de nuit à bord d’une frégate russe, mais la vigilance des patrouilles anglaises fait tout capoter ; l’incident illustré serait une simple hypothèse, explique Foà un peu commodément, car « Sainte-Hélène est une île où la vérité ne pousse pas ... ». Le prisonnier pleure de rage sur son lit, se console avec Albine de Montholon et retient son petit monde par des promesses d’héritage. Il maudit Fanny Bertrand qui a l’outrecuidance de résister à ses avances et instaure la messe le dimanche dans l’espoir hypocrite de gagner le pape à sa cause.
Parfois, la mauvaise conscience le taraude : en flash-back, Cottafavi évoque l’attentat meurtrier de la rue Saint-Nicaise en 1800 qui aurait permis au Premier Consul de consolider sa dictature en se débarrassant des Jacobins, fussent-ils innocents, puis filme l’exécution « en légitime défense » du duc d’Enghien, montrée avec insistance quatre fois de suite, comme s’il s’agissait d’une obsession. Foà précise que le duc avait bel et bien pris les armes contre la Révolution, n’était donc pas aussi innocent que cela, mais que cet acte, qui fit l’effet d’un électrochoc, était le premier assassinat politique des temps modernes, bien avant la liquidation pour raison d’État d’un Dollfuss, Trotzki ou Ben Barka. Dans son testament, Napoléon distribue sa fortune aux proches, aux soldats de la Grande Armée et aux communes françaises ayant souffert de l’occupation alliée. La disparition de l’« Ogre », conclut Foà dans une sorte de bilan, fit réagir la bourse en Europe et naître diverses légendes (le sosie permettant de gagner l’Amérique, l’empoisonnement au cyanure). Il repose dans un mausolée construit exprès pour lui, parmi « les millions de soldats de toute l’Europe morts à cause de ses guerres » (comme si les sept coalitions militaires des monarchies européennes contre la France depuis 1792 avaient été son œuvre exclusive). Selon le réquisitoire de Cottafavi, l’historien français Georges Lefebvre aurait le mieux cerné cet esprit antidémocratique qui « rejeta la grande espérance de la Révolution, celle d’une humanité civile et maître d’elle-même » et « méprisait tout ce qui faisait obstacle à sa propre volonté ». Le cinéaste italien comme son confrère polonais Kawalerowicz (cf. infra, L’Otage de l’Europe, 1989) jugent Napoléon à l’aune anachronique de leurs propres dictateurs récents, en oblitérant le fait que celui-ci imposa certes sur le continent les idées nouvelles, une forme de modernité, mais était lui-même un homme du XVIIIe siècle dont les modèles politiques appartenaient à l’Antiquité.
Malgré l’originalité de ses procédés narratifs et ruptures de ton, on sent Cottafavi prisonnier d’un scénario cahoteux, qui se perd en digressions, en disant à la fois trop et pas assez. On reste sur sa soif, d’autant plus que pour les besoins de sa démonstration, le cinéaste gomme ou minimise systématiquement ce qui dérange, en particulier l’attitude (pourtant très critiquée en Angleterre même) de Hudson Lowe, cette « victime du mythe napoléonien » réduite ici à un fonctionnaire modèle obéissant aux consignes. Le manque d’empathie de Cottafavi pour Napoléon (comme pour Alexandre ou César, « ces grands massacreurs »), mais aussi l’interprétation sans nuances de Renzo Palmer fleurent le manichéisme et privent le spectateur d’un portrait psychologique un tant soit peu crédible.
1974Δ (tv) Le Soleil se lève à l’est / El sol sale por el este (FR/ES) de François Villiers ; ORTF-TVE-Son et Lumière (A2 14.3.-25.4.74 / TVE2 6.11.74), 6 x 52 min. – av. François Dunoyer (Jean-François Allard), Julián Mateos (André [= Jean-Baptiste] Ventura), Saed Jaffrey (Ranjit Singh, maharajah de Lahore). – En automne 1815, deux ex-officiers de la Grande Armée originaires de Saint-Tropez, Allard et Ventura, complotent pour sauver l’Empereur exilé au moyen d’un sous-marin. Ils sont découverts et s’enfuient aux Indes pour se mettre aux ordres du roi sikh du Pendjab qui cherche à réformer son armée afin de contrer l’expansion anglaise. Le tandem parvient à entrer à Srinagar et à conquérir le Cachemire. La paix revenue, le général Allard apprend que Napoléon se serait évadé de Sainte-Hélène. Il rentre en France, mais la rumeur est fausse, la police royale le traque et il reprend le large avec son compagnon de route. – Une version très romancée (écrite par Claude Brûlé) de la vie de Jean-François Allard (1785-1839), ancien aide de camp du maréchal Brune, qui, contraint à l’exil politique, s’est effectivement embarqué vers l’Asie. Capitaine de chasseur à cheval dans la Vieille Garde, Allard a notamment combattu en Italie, en Espagne et en France, escorta Napoléon de Golfe-Juan à Paris en 1815 et participa à la bataille de Waterloo. Dès 1822, il forma pour le rajah de Lahore un corps d’armée d’élite sur le modèle napoléonien, ensemble avec le colonel d’infanterie Jean-Baptiste Ventura (1792-1858). – DE : Abenteuer im Land des Maharadschas.
1978(tv) Betsy (Betzi) (GB) de Claude Harold Whatham
« Saturday Drama », John Rosenberg/Anglia Television (ITV 23.9.78), 66 min. – av. Lucy Gutteridge (Lucia Elizabeth Balcombe, dite Betsy), FRANK FINLAY (Napoléon), Barrie Cookson (William Balcombe), Stephanie Cole (Mrs. Jane Balcombe), John Franklin-Robbins (Sir Hudson Lowe), Richard Hampton (Emmanuel de Las Cases), Michael Barrington (amiral Sir George Cockburn), Roland Curram (maréchal Henri Gatien Bertrand), Elizabeth Sladen (Fanny Bertrand), Bryan Murray (Dr. Barry Edward O’Meara), Ian Price (cpt. Poppleton), Alyson Spiro (Jane Balcombe), Jeillo Edwards (Sarah), Michael Cochrane (Hon. George Carstairs), Ben Thomas (Ben).
À son arrivée à Sainte-Hélène, le 15 octobre 1815, les réaménagements de Longwood House ne sont pas encore terminés et Napoléon est d’abord accueilli et logé par William Balcombe, l’agent de la Compagnie des Indes orientales. On appréhende l’arrivée de l’« ogre », la population locale le croyait encore sur l’île d’Elbe et n’est pas au courant des Cent-Jours. Balcombe a quatre enfants, deux filles, la brune Jane, 16 ans, et la blonde Betsy (Elizabeth), 14 ans, et deux garçons. Dans le pavillon des « Briars » (Les Églantines), où il reste sept semaines, Napoléon trouve le calme et peut échapper à la curiosité indiscrète des habitants de Jamestown, le chef-lieu. Développée pour son âge, la turbulente « Mademoiselle Betsee » se montre avec lui d’une espièglerie involontairement provocante, se permettant des familiarités très peu protocolaires (elle l’appelle « Boney »), au point où Las Cases la juge parfaitement désagréable et mal élevée. Napoléon rit de ses impertinences distrayantes, l’appelle « le bouton de rose de Sainte-Hélène », joue avec ses frères et l’aide à faire ses devoirs de français. Sans famille, privé de son fils, peut-être est-il heureux qu’on lui manifeste quelque intérêt sur le plan humain, et il répond aux assiduités de Betsy par une affection vaguement amoureuse. L’entourage de Napoléon est jaloux de ses privilèges (pour Albine de Montholon, elle n’est qu’une « petite sauvage »), même la presse européenne cancane. Elle lui tient la main, n’aime pas quand il chante et a l’autorisation de le voir quand bon lui semble. Fournisseurs des exilés français sur l’île, les Balcombe continuent à visiter régulièrement Napoléon à Longwood House jusqu’en 1818 ; Hudson Lowe semble avoir exigé leur retour à Londres, soupçonnant la famille de faire passer des messages secrets à l’extérieur. À son départ, Napoléon aurait avoué à Betsy que Hudson Lowe le privait du « dernier plaisir de sa vie ».
Lucia Elizabeth « Betsy » Balcombe Abell (1802-1871) resta toute sa vie en contact avec la famille Bonaparte ; Joseph lui rendit visite à Londres en 1830 et Napoléon III, reconnaissant, lui fit cadeau de 300 hectares de vignes en Algérie pour avoir réconforté son oncle ; enfin, en 1959, l’arrière-petite-fille de William Balcombe fit don du pavillon des « Briars » à la France. Le présent téléfilm s’inspire de la pièce Betzi de William Douglas-Home parue en 1965 (Herbert Lom incarnait Napoléon sur scène) ; l’auteur, frère du ministre Alex Douglas-Home, a également signé le scénario du film. Le Napoléon de cet honnête téléfilm est campé par Frank Finlay, qui fit un mémorable Porthos dans le triptyque des Trois Mousquetaires de Richard Lester (1973/74 et 1989). Quant aux Mémoires d’Elizabeth Balcombe Abell, ils ont d’abord été publiés sous le titre de Recollections of the Emperor Napoleon : During the First Three Years of His Captivity on the Island of St. Helena : Including the Time of His Residence at Her Father’s House, éd. John Murray, London, 1844, puis, devenu un best-seller, entre autres en 2005 (To Befriend an Emperor : Betsy Balcombe’s Memoirs of Napoleon on St. Helena, Welvyn Garden City, Ravenhill) et en 2012 (Napoleon & Betsy. Recollections of Napoleon at St. Helena, Fonthill Media, London). En français : Une idylle de Napoléon à Sainte-Hélène (1898). – Nota bene : La BBC a également diffusé une série radiophonique, « Betsy and Napoleon » (BBC4 17-21.10.05), écrite par Julia Blackburn, avec Alex Jennings (Napoléon) et Michelle Tate (Betsy).
1982(tv) Napoleon oder Das Schweigen des Soldaten [= Napoléon ou le silence du soldat] (DE-RDA) de Michael Unger
Série « Wir stellen vor : Historische Miniaturen », Maria Rodewald, Rosemarie Wintgen/Deutscher Fernsehfunk der DDR (DFF1 6.6.82), 37 min. – av. ERHARD KÖSTER (Napoléon), Victor Deiss, Franz Viehmann, Peter Bause, Helga Schubert.
Plusieurs extraits de la tragi-comédie éponyme de Bernd Schremmer (1979). À Sainte-Hélène, l’empereur vieillissant essaie de répondre aux reproches muets du fantôme d’un grognard de la Grande Armée, et son monologue met en évidence toutes les contradictions du titan déchu : son apport progressiste et ses côtés réactionnaires.
1988(tv) Napoleon V.S.O.P. (PL) de Janusz Majewski (th), Anna Halasinska (tv)
« Teatr Telewizji », Televizia Polska (TVP 4.4.88), 86 min. – av. Anna Seniuk (Joséphine), KRZYSZTOF KOWALEWSKI (Napoléon), Wiktor Zborowski (maréchal Henri Gatien Bertrand), Leonard Pietraszak (gén. baron Gaspard Gourgaud), Jan Matyjaszkiewicz (Sir Hudson Lowe), George Bonczak (cpt. Poppleton), Stanislaw Brudny (le cuisinier).
Veuve d’un grognard de la Vieille Garde tombé à Waterloo, à présent cuisinière dans un asile de pauvres à Paris, Joséphine se rend à Sainte-Hélène pour rencontrer son compatriote d’Ajaccio, le grand Napoléon, un Corse comme elle. Elle veut lui réclamer des indemnités pour le manque à gagner pendant une décennie de guerres et la perte de son mari. Mais le célèbre prisonnier vit dans l’obscurité et l’humiliation, et perd à présent ses batailles contre les rats qui envahissent Longwood House. Son arrivée crée du remous dans le quotidien impérial, mais sa nature simple, directe, proche du peuple (inspirée par Mme Sans-Gêne) finit par égayer l’Empereur, qui n’a toutefois pas le moindre sou pour la dédommager. Elle l’incite à tenir tête à Hudson Lowe, éclaire ce dernier sur le passé glorieux de son prisonnier, et, pleine de bon sens, apprend à Napoléon à se contenter de ce qu’il a – la santé, l’air frais, le chant des oiseaux – et ne plus se lamenter sur ce qu’il a perdu. L’Empereur réapprend à rire, à plaisanter ... Captation de la très amusante et très populaire pièce en 2 actes Generálka : komedie (o Napoleonovi) de l’auteur dramatique tchèque Jiri Hubac (1986), dans une mise en scène du cinéaste polonais Janusz Majewski (1988). Une fantaisie évidemment sans rapport avec les faits ; au passage, le spectateur apprend la signification du label du « Cognac Napoléon » de type VSOP (« Very Superior Old Pale »). – Cf. aussi les téléfilms de 1990 (Die Generalin seiner Majestät) et de 1995 (Generálka Jeho Velicenstva).
1988/89*Jeniec Europy / L’Otage de l’Europe (PL/FR) de Jerzy Kawalerowicz
Nikola Velev, Ully Pickardt, Serge Silberman, Alain Mayor/ZF Studio Filmowe Kadr-Ciné Alliance-Sofica Investimage-CNC-Canal+, 124 min./116 min. (Fr) – av. ROLAND BLANCHE (Napoléon), Vernon Dobtcheff (Sir Hudson Lowe), Jean Barney (Franceschi Cipriani), François Berléand (gén. comte Charles-Tristan de Montholon), Jean-François Delacour (comte Emmanuel de Las Cases), Daniel Langlet (Claude Marin Henri, marquis de Montchenu, commissaire du roi), Maria Glakowska (Albine de Montholon), Didier Flamand (maréchal Henri Gatien Bertrand), Roland Guttman (gén. baron Gaspard Gourgaud), Jean-Jacques Moreau (Louis Joseph Marchand), Isabelle Petit-Jacques (Fanny Bertrand), Catriona MacColl (Lady Susan Lowe), Natalia Dontcheva (Clara Susanna Lowe), Evelina Borisova (Catherine Lowe), Georges Claisse (Sir Thomas Reade), Jay Benedict (cpt. Henry Fox), Daniel Langlet (la marquise de Montchenu), Piotr Krukowski (baron Barthelemy von Stürmer, commissaire autrichien), Czeslaw Wojtala (comte Alexandre de Balmain, commissaire russe), Wojciech Kepczynski (Dr. Barry Edward O’Meara), Vasil Botchvarov (Dr. François Antommarchi), Marek Sikora (Jean Noël Santini), Ludomir Biedecki (Emmanuel Pons, fils de Las Cases), Arkadiusz Bazak (amiral Sir George Cockburn), Jean Barney (Franceschi Cipriani).
Napoléon en antihéros. Le titre du film prête à croire que ses auteurs compatissent avec le monarque déchu. Il n’en est rien : il s’agit surtout ici des vains efforts et de la tragédie personnelle du gouverneur Sir Hudson Lowe, insulté, mortifié, souffleté publiquement, acculé dans un rôle de garde-chiourme par la vindicte de son prisonnier (un caractériel intraitable) et dont la carrière sera brisée après sa mission éprouvante à Sainte-Hélène. Le célèbre cinéaste polonais Jerzy Kawelerowicz, connu pour ses fresques historiques acerbes sur le pouvoir (Mère Jeanne des Anges, couronné à Cannes 1961, Pharaon nominé à l’Oscar 1966), juge le Premier Empire à l’aune des effroyables dictatures récentes, tout comme Cottafavi en 1973 (cf. supra). Toutefois, contrairement à son confrère italien, Kawalerowicz ne s’attaque pas à la politique, mais à la personnalité du Corse, perçue à travers les yeux (ou par la lorgnette) de l’Anglais. Son projet de montrer la face cachée, la moins glorieuse de l’épopée napoléonienne, ne date pas d’hier, et part d’un roman éponyme de Juliusz Dankowski (1982) dont il a lui-même rédigé le scénario (Jean-Claude Carrière signe l’adaptation française). La réunion des capitaux est laborieuse, et le tournage s’opère dans plusieurs pays : en intérieurs aux studios Lodz à Varsovie, aux studios de Yalta en Ukraine (URSS) et en extérieurs en Bretagne et en Bulgarie, où l’on reconstruit les bâtiments de Longwood sur les rives de la mer Noire, en collaboration avec le Studio Bojana à Sofia. Pour les deux rôles clés, Kawalerowicz s’obstine à engager deux acteurs presque inconnus du grand public : Roland Blanche, qui campa le jacobin Jean-François Delacroix dans le Danton de Wajda (1983), fait Napoléon, et Vernon Dobtcheff son adversaire Hudson Lowe, sans doute son meilleur rôle, le plus poignant, le mieux dessiné.
Le film débute par Napoléon (de dos) dictant à un Las Cases en adoration un passage particulièrement ronflant de ses Mémoires, l’ Eroica de Beethoven à l’appui : « J’ai été le plus grand parmi les mortels, le plus puissant arbitre de l’Europe, j’ai dirigé la plus magnifique des nations. Un homme monté aussi haut ne pouvait plus se contenter d’un rôle médiocre. Je voulais être tout, ou rien. Des millions de gens sont morts en prononçant mon nom. Grâce à eux, j’ai créé un État nouveau et modifié l’image d’un continent ... » Venu pour se présenter, Hudson Lowe est renvoyé sans manières sous une pluie battante ; il mendie une audience auprès du comte Bertrand et se plaint à son épouse, Lady Susan, de tant d’arrogance (« qui est en charge, ici ? »). Ce n’est que le début de son calvaire, car il ne peut ni forcer la porte de Longwood ni avouer à Londres qu’il n’a pas accès à son captif. Obsédé à l’idée qu’on veuille l’empoisonner, ce dernier proteste contre l’abus d’autorité, traite Hudson Lowe d’exécutant subalterne, de simple « boîte à lettres », de canaille (« he’s not a gentleman », constate le gouverneur). Dans sa rage d’avoir été « trompé » par le gouvernement britannique auquel il s’est rendu de plein gré et a demandé la protection, Napoléon assène cependant à son geôlier une vérité rarement énoncée : « J’ai eu entre mes mains plusieurs monarques, je n’en ai persécuté aucun, emprisonné aucun, il n’y a qu’un Anglais pour cela, c’est un peuple de boutiquiers ! ( ...) Si le crime était dans ma nature, ni Louis XVIII ni Ferdinand d’Espagne seraient en vie, cent fois on m’a vendu leurs têtes, je ne les ai pas achetées. » Ailleurs, il taquine Las Cases : « Vous autres Français, vous êtes monarchistes dans l’âme, il vous faut un empereur à la tête d’une République ! », mais Kawalerowicz lui attribue également quelques âneries inventées de toutes pièces et qui en disent long sur son souci d’objectivité (« L’incendie de Moscou a sauvé la Russie, j’aurais dû faire de même en 1814 et incendier Paris ... »).
Par ailleurs, l’intrigue reprend les topiques connus : les rats, la liaison de Fanny Bertrand avec le séduisant capitaine Fox, celle (supposée) de Napoléon avec la coquette Albine ; les provocations (Napoléon et Montholon se promènent nus dans le jardin pour choquer les sentinelles, si non è vero ...) ; les jeux de colin-maillard avec les enfants Bertrand ; la valse des commissaires des puissances alliées ; le renvoi de Las Cases et de son fils ; le décès de l’ami corse, Cipriani ; la tentative d’évasion par une nuit de brouillard à laquelle Napoléon renonce à la stupéfaction générale, car en Amérique, il serait vite assassiné par les mercenaires des Bourbons, ou, pire, il finirait oublié (« il me reste un atout à jouer : ma propre mort ») ... Betsy Balcombe est remplacée par l’adolescente Suzanne Lowe, fille son pire ennemi : il lui donne une rose de son jardin, elle l’embrasse sur la joue.
Mais c’est la haine tenace du Corse pour son souffre-douleur qui marque le récit jusqu’à la fin, et le cabotinage de Roland Blanche en mégalomane pitoyable et infantile, au « visage de gangster faisandé » (I. Veyrat-Masson), ne le rend que plus antipathique, car rien de ce qui aurait pu constituer sa gloire passée n’est transcrit à l’écran. Hudson Lowe lui a fait installer une bibliothèque, propose de rendre Longwood plus habitable encore, montre des océans de bonne volonté, s’égare même une fois à s’adresser à lui par « Sa Majesté impériale » (apocryphe), Napoléon lui répond invariablement par des propos orduriers, se tape en secret sur les cuisses quand il voit l’« imbécile » culpabiliser et méprise ses efforts. Seul avec sa femme, se sentant traité « pire qu’un chien », Sir Lowe désespère : « C’est lui qui veut me détruire, je suis calomnié par le Parlement et incendié par la presse à Londres. » Lorsque survient la nouvelle de la mort de Napoléon – il décède par une nuit d’orage après avoir cru apercevoir Joséphine –, le malheureux gouverneur, trompé par le médecin et n’ayant rien vu venir, se sait fini. Le vétéran Kawalerowicz n’est guère plus chanceux : son film, d’une indéniable distinction visuelle mais statique, est plombé moins par son parti pris que par ses dérapages caricaturaux qui le discréditent. Il sort au moment de la chute du Mur à Berlin, récolte de fort méchantes critiques et des salles vides. La première à Paris, en février 1992, est confidentielle. Neuf ans plus tard, le film sera diffusé à la télévision sur Arte dans le cadre de « Thema », suivi du documentaire Napoléon, adulation et aversion de Pierre Philippe (88 min.). Tout un programme. – DE : Der Gefangene von Sankt Helena, US : Hostage of Europe.
1990(tv) Die Generalin seiner Majestät [= La Générale de Sa Majesté] (DE-RDA) d’Eva Sadková
Fernsehen der DDR (DFF 14.6.90), 75 min. – av. Ursula Werner (Joséphine), ALFRED MÜLLER (Napoléon), Kaspar Eichel (gén. baron Gaspard Gourgaud), Wilfried Pucher (maréchal Henri Gatien Bertrand), Jürgen Trott (cpt. Poppleton), Victor Deiss (le cuisinier).
Captation de la pièce en 2 actes Generálka : komedie (o Napoleonovi) de Jiri Hubac (1986), cf. les téléfilms de 1988 (Napoleon VSOP) et de 1995 (Generálka Jeho Velicenstva).
1990(tv) Napoleon’s Last Battle (GB) de Neil Cameron
Série « Timewatch » (BBC2 21.2.90), 55 min. – av. KENNETH COLLEY (Napoléon), John Normington (Emmanuel de Las Cases), Ian McNeice (Dr. Barry Edward O’Meara).
L’ultime bataille de Napoléon vise la postérité, et ce téléfilm britannique de la fameuse série historisante « Timewatch », rédigé par Leigh Jackson, explore « le mythe de l’homme qui avait une vision d’une Europe unie il y a 175 ans ». Le commentaire de Radio Times (Londres) résume le propos comme suit : « On a appelé Napoléon le plus grand homme de l’Histoire. Pour nous Britanniques, il a toujours été un ogre, un ennemi, un despote étranger. Mais on se souvient aussi de son incroyable énergie qui a créé les fondements de l’État français moderne. Le rejeter comme dictateur militaire signifie ignorer la popularité dont il jouissait de son vivant et son humanité. Napoléon était un propagandiste hors pair. À Sainte-Hélène, le vaincu de Waterloo transforma sa défaite en avantage – par les mots, se présentant lui-même comme le sauveur de la France et un homme qui abhorrait la guerre. »
1995(tv) Generálka Jeho Velicenstva [= La Générale de Sa Majesté] (CZ) de Zdenek Zelenka
Ivana Jaroschy/Ceská Televize (CST 11.5.95), 87 min. – av. Jirina Bohdalová (Joséphine), VACLAV POSTRANECKY (Napoléon), Frantisek Nemec (Sir Hudson Lowe), Ladislav Frej (maréchal Henri Gatien Bertrand), Viktor Preiss (gén. baron Gaspard Gourgaud), Oldrich Vlach (le cuisinier), Oldrich Vízner (cpt. Poppelton).
Captation de la pièce en 2 actes Generálka : komedie (o Napoleonovi) de Jiri Hubac (1986), cf. supra, Napoleon VSOP (tv 1988) et Die Generalin seiner Majestät (tv 1990).
1999(tv) The Napoleon Murder Mystery (US/GB) de Noah Morowitz
Noah Morowitz, Shannon McGinn/MPH Entertainment, Inc.-The Learning Channel-Discovery Networks-International (Learning Channel 16.8.99), 46 min. – av. PHILIPPE BERGERON (Napoléon), Herschel E. Bleefeld (Sir Hudson Lowe), Carlton Elizabeth Gebbia (Albine de Montholon), Eugene Buica, Douglas Crawford, Emmet E. Grennan, Patrick Kibby, Larry Laverne, Philip Lenkowsky, John Alan Richards, Jeff Ricketts, Robert Stahovlak, Evelyne Tollman, Vladi Yelnin, Ken Zust, Frank Muller (narration).
Docu-fiction avec reconstitutions et acteurs. Le film illustre l’hypothèse émise en 1961 par Sten Forshufvud, un chirurgien dentiste suédois passionné de Napoléon et expert en toxicologie. Partant du journal de Louis Marchand (valet personnel de Napoléon) qui relate au jour le jour tous les symptômes altérant la santé du monarque banni, mais sans en connaître la signification, Forshufvud établit le diagnostic de l’empoisonnement à l’arsenic, crime attribué à Montholon avec la complicité de Hudson Lowe. Depuis lors, cette hypothèse a été largement réfutée, faute de preuves scientifiques concluantes (scénario de N. Morowitz et Melissa Jo Peltier). ES : El misterio del asesinato de Napoleón.
1999[(tv) Sainte-Hélène, 1821 (FR) de Dorothée Poivre-d’Arvor ; François Bertrand/Camera lucida productions-FR3-Musée de Malmaison-Domaine de Longwood (FR3 10.99), 52 min. – Documentaire-enquête sur les circonstances controversées de la mort de Napoléon, précédées par un tableau très convaincant de ses six ans d’exil : d’abord remplis par le grand projet de biographie qui installe et pérennise définitivement sa légende (Le Mémorial de Sainte-Hélène de Las Cases), puis, celle-ci achevée, l’ennui du désœuvrement, son agacement à l’égard des médiocres qui l’entourent, enfin, une longue période de claustration volontaire, comme une sorte d’autopunition. L’histoire du dépérissement psychologique et physique d’un homme qui s’est voulu divin et qui s’éteint, accablé par la maladie ... ou l’empoisonnement ? Participation de Jean Tulard.]
2001*The Emperor’s New Clothes / My Napoleon / I vestiti nuovi dell’imperatore (CH : Les Habits neufs de l’Empereur) (GB/DE/IT) d’Alan Taylor
Uberto Pasolini, Kevin Molony/Redwave Films UK Ltd.-Filmfour-Senator Film-Mikado Films-RAI Cinema, 108 min. – av. IAN HOLM (Napoléon/sgt. Eugène Lenormand), Iben Hjejle (Nicole « Citrouille » Truchaud [Pumpkin]), Tom Watson (Gérard Truchaud, son fils adoptif), Tim McInnerny (Dr. Lambert), Trevor Cooper (Léaud), Nigel Terry (gén. comte Charles-Tristan de Montholon), Hugh Bonneville (maréchal Henri Gatien Bertrand), Murray Melvin (Dr. François Antommarchi), Eddie Marsan (Louis Joseph Marchand, valet de chambre), Bob Mason (cpt. George Nicholls), Clive Russell (sgt. Justin Bommel, de la Vieille Garde), Chris Langham (Maurice), George Harris (papa Nicholas), Russell Dixon (Dr. Quinton).
Une émouvante et chaleureuse fantaisie uchronique d’origine anglaise, imaginée par un romancier belge et réalisée en Italie par un Américain : l’histoire inconnue du retour d’exil de Napoléon ... Les manuels d’histoire affirment que l’Empereur est mort à Sainte-Hélène le 5 mai 1821. Erreur, car, quelques semaines auparavant, aidé par un réseau secret de bonapartistes, Napoléon s’est fait substituer à Longwood par un sosie du nom d’Eugène Lenormand et s’est embarqué pour la France comme simple marin, sous ce même nom. Dès son arrivée à Paris, la supercherie sera révélée et il pourra revendiquer son trône. Mais le navire change de cap, Napoléon rate une escale cruciale organisée par ses fidèles, descend à Anvers, passe à pied par un Waterloo infesté de touristes (il y achète un bibelot souvenir) et arrive à Paris seul et sans amis. Il rencontre Nicole Truchaud, la veuve dynamique d’un grenadier et vendeur de melons, et noue une relation insolite mais sérieuse avec elle, en attendant impatiemment son heure. Entre-temps, à Longwood, son sosie prend goût au quotidien d’un monarque exilé et ne songe plus à se démasquer. Apprenant que Nicole est ruinée, Napoléon-Lenormand organise pour elle une spectaculaire campagne de vente de melons à travers tout Paris, électrisant les vendeurs avec une autorité et un sens de la stratégie qui impressionne tout le quartier.
Nicole récupère ses meubles, acquiert un piano, son fils adoptif Gérard adore le nouveau venu. Or, le 5 mai à Sainte-Hélène, le sosie meurt stupidement d’une indigestion, une catastrophe qui entrave le retour du vrai Napoléon au pouvoir ! Celui-ci arpente les casernes à Paris mais personne ne le reconnaît et lorsqu’il revêt son ancien uniforme de « Petit Caporal », les gens dans la rue s’esclaffent de rire. Effaré, il feuillette en librairie Le Mémorial de Sainte-Hélène dicté par Lenormand, truffé d’erreurs et de sottises, et la découverte de plusieurs autres Napoléons dans un asile d’aliénés le traumatise : seuls les fous veulent encore être à sa place. Il se confie à Nicole, qui fait la sourde oreille : « Je hais Napoléon, il a rempli la France de veuves et d’orphelins, il a pris mon mari, je ne veux pas qu’il te prenne aussi ! » Puis elle le défait dans une bataille de boules de neige (clin d’œil à Abel Gance). Privé de son destin, voyant son nom et son histoire lui échapper, l’ex-empereur renonce à ses rêves de gloire, brûle ses cartes, enterre le passé et fait cadeau à sa nouvelle compagne des boucles d’oreilles en diamants et rubis de Joséphine. A-t-elle des soupçons ? Le texte final précise que « Napoléon Bonaparte, décédé à Paris, est enseveli au cimetière de St. Thomas aux côtés de Nicole Truchaut. Ramenée en 1840, la dépouille du marin Eugène Lenormand repose sous le dôme des Invalides. »
La saynète philosophique du monarque qui apprit à n’être plus personne en échange d’une fin de vie heureuse provient d’un roman du brillant écrivain et sinologue belge Simon Leys alias Pierre Ryckmans, La Mort de Napoléon (1986). Pourfendeur du maoïsme, grand défenseur de George Orwell, Leys confronte malicieusement Napoléon non seulement à son double, mais à son propre mythe, à son image romantique malmenée par le temps et bientôt effacée par le pragmatisme solide de sa délicieuse compagne. Napoléon est terrassé par son rival le plus inattendu : lui-même, ou plutôt le souvenir de lui-même dans la mémoire collective. Alan Taylor, téléaste new-yorkais auquel on doit les meilleurs épisodes de Rome, de Deadwood (2005) et de Game of Thrones (Le Trône de Fer) (2012) a tourné son film à Rome, aux studios de Cinecittà, dans le port de Malte (Mediterranean Film Studios), à Tarquinia (Viterbe), sur la péninsule toscane d’Argentario et dans le Piémont (Turin, Collegno, Aliè, Roviano). L’acteur britannique Ian Holm a déjà porté la redingote impériale dans les 9 épisodes du feuilleton Napoleon and Love (1974, p. 25) et dans Time Bandits (Bandits, Bandits) des Monty Python (1981, cf. p. 220). Le producteur britannique, Uberto Pasolini (petit-neveu de Luchino Visconti), se révélera un réalisateur sensible et original avec des œuvres comme Still Life (Une belle fin) en 2014. Le film, intelligent, distrayant et plein d’idées cocasses, est acclamé en première mondiale au Festival de Locarno 2001, au London Film Festival 2001, au Festival de Moscou 2002 et au Festival de Floride 2002 où il gagne à juste titre le Grand prix du public. Il reste inédit en France, allez savoir pourquoi. – ES : Mi Napoleón.
2002® (tv) Napoléon / Napoleon / Napoleone (FR/DE/IT/ES/CA/GB/HU) d’Yves Simoneau. – av. CHRISTIAN CLAVIER (Napoléon), Tamsin Egerton-Dick (Betsy Balcombe), David Francis (Sir Hudson Lowe), Roc Lafortune (Louis Joseph Marchand). – En 1816, alors qu’il est prisonnier à Sainte-Hélène, Napoléon raconte sa vie à la jeune Betsy Balcombe, qui apparaît au début du premier et à la fin du quatrième et dernier épisode (cf. p. 30).
2003***Monsieur N. (FR/GB) d’Antoine de Caunes
Marie-Castille Mention-Schaar, Pierre Kubel/Loma Nasha Productions (Paris)-Scion Films (London)-IMG Productions-Studiocanal-France 3 Cinéma, 127 min. – av. PHILIPPE TORRETON (Napoléon), Richard E. Grant (Sir Hudson Lowe), Jay Rodan (ltn. Basil Heathcote), Roschdy Zem (maréchal Henri Gatien Bertrand), Elsa Zylberstein (Albine de Montholon), Bruno Putzulu (Franceschi Cipriani), Siobhán Hewlett (Elisabeth Balcombe-Abell, dite Betsy), Stéphane Freiss (gén. comte Charles-Tristan de Montholon), Igor Skreblin (Mameluck Ali alias Louis-Étienne Saint-Denis), Stanley Townsend (Dr. Barry Edward O’Meara), Kate Duchêne (Mrs. Jane Balcombe), Richard Heffer (William Balcombe), Frédéric Pierrot (gén. baron Gaspard Gourgaud), Peter Sullivan (Sir Thomas Reade), Blanche de Saint-Phalle (Fanny Bertrand), Jacke Nightingale (le menuisier), Bernard Bloch (gén. von Hogendorp), Christopher Bowen (gén. George Bingham), Michael Culkin (amiral George Cockburn), James Gerard (ltn. Walker), Tessa Jubber (une prostituée), Jim Adhi Limas (l’acupuncteur chinois).
« L’Histoire est un mensonge que personne ne conteste ... » disait Napoléon, qui savait de quoi il parlait. La nuit du 15 octobre 1840 à Sainte-Hélène, sous une pluie battante, le colonel Heathcote assiste à l’exhumation de la dépouille impériale. Il se souvient et s’interroge sur bien des points du passé demeurés sans réponse, subodorant derrière ces énigmes un plan génial de Napoléon pour remporter sa « dernière bataille, la seule qui compte » ... Flash-back : En 1816 à Sainte-Hélène, le jeune lieutenant Heathcote, 20 ans, est un des trois mille soldats anglais sous les ordres de Sir Hudson Lowe, gouverneur hautain, haineux et obtus ; l’officier est chargé de surveiller de près l’Empereur déchu, qui le fascine. Le semblant de cour que l’illustre prisonnier a formée autour de lui se compose notamment du maréchal Bertrand, fidèle entre les fidèles, du mystérieux maître d’hôtel corse Cipriani (ami d’enfance et confident), du bouillant général Gourgaud, de Montholon (courtisan qui espère une part d’héritage) et de sa femme Albine, maîtresse de l’Empereur. Heathcote aime sans espoir Betsy Balcombe, une adolescente anglaise qui assiste souvent Napoléon dans son jardin à des travaux d’apiculture autour de ses ruches et avec lequel elle finit par nouer une relation amoureuse. L’Empereur lui avoue qu’il est las de régner et ne voudrait être « qu’une simple abeille ». Hudson Lowe a transformé Longwood en une forteresse pour protéger l’Europe, dit-il, mais le bastion, à l’abri des regards indiscrets, pourrait bien, inversement, protéger Napoléon de ses geôliers et devenir la clé de voûte de son mystérieux plan de bataille.
Le 15 décembre 1840 à Paris a lieu l’inhumation de l’Empereur aux Invalides. Au milieu de la foule émue, Heathcote croit reconnaître furtivement Betsy. Il retrouve successivement Bertrand, Gourgaud, Albine, Montholon (emprisonné au fort de Ham pour avoir participé au coup d’État manqué du futur Napoléon III) et finalement Hudson Lowe, renié par son gouvernement, à présent une épave et un ivrogne. Tous sont évasifs et leurs témoignages se contredisent. Le tournant vient en 1818 (flash-back) : les Balcombe quittent l’île, Gourgaud se fâche avec l’Empereur (un simulacre ?) et fait de même ; le docteur O’Meara est renvoyé après avoir refusé d’empoisonner Napoléon à l’arsenic pour abréger la captivité du « général » qui coûte au gouvernement britannique un million de livres par an. Heathcote mesure peu à peu l’habileté stratégique de Napoléon, qui a renoncé à fuir au Brésil avec des négriers et semble avoir exagéré sa déchéance physique pour déjouer la surveillance des sentinelles, se faisant des complices même parmi les Anglais. Quel rôle a joué l’arsenic qui circulait à Longwood ? Pourquoi cette mort foudroyante en février 1818 de Cipriani, dont le corps a ensuite disparu ? Serait-ce lui qui a agonisé en 1821, tandis que l’Empereur se faufilait parmi les domestiques ? Qui était dans le cercueil lors de l’exhumation, les témoins ont-ils vraiment reconnu son visage ? Plus son enquête avance, plus Heathcote envisage la possibilité que Napoléon ne soit pas mort sur son île-prison. Poussant jusqu’en Louisiane, l’Anglais retrouve à Baton Rouge la trace de son amour de jeunesse, Betsy, à présent jeune veuve d’un mari français, un certain Abell (« abeille », l’emblème impérial ?) décédé en 1836, dont elle a une fille, Laetitia (prénom de la mère de Napoléon)... Le mystère reste entier, et Heathcote, mélancolique, de conclure en citant le Corse : « La passion des hommes pour le merveilleux est telle qu’ils sont prêts à lui sacrifier la raison. »
Pareil sujet peut surprendre, venant d’Antoine de Caunes, animateur, producteur et humoriste vedette du petit écran (Eurotrash, Nulle part ailleurs (soir) sur Canal+), et auteur d’un film de vampires érotique (Les Morsures de l’aube avec Asia Argento, 2001). Il prépare son deuxième long métrage, « Arsène Lupin », quand Pierre Kubel lui soumet le script de Monsieur N., une histoire plus lupinesque encore ! De Caunes y voit un thriller historique, mais aussi un film sur la perte : comment survivre quand on a tout perdu. Le scénario du cinéaste René Manzor (partant d’une idée originale de Kubel) a cela de singulier qu’il reprend nombre de spéculations et hypothèses qui ont effectivement entouré la captivité de l’Empereur et qui sont – du moins en partie – demeurées sans réponse. Les circonstances du décès de Cipriani comme son identité demeurent floues (des bruits en font un frère illégitime de Napoléon) et son corps a bel et bien disparu (cf. à ce sujet Napoléon et les mystères de Sainte-Hélène de Jean Tulard, éd. l’Archipel, Paris, 2003). Betsy Balcombe épousa en mai 1821 un certain Edward Abell, qui lui donna une fille et dont elle divorça par la suite (cf. supra, le téléfilm Betsy de 1978). Le personnage de Heathcote – enquêteur et narrateur du film – s’appelait en réalité Basil Jackson (1795-1889), lieutenant à l’état-major de Hudson Lowe, qui a publié, comme tous les protagonistes, ses Mémoires (Notes and Reminiscences of a Staff Officer, 1903).
Soutenu par un budget confortable (16 millions d’euros), de Caunes s’assure la participation de Philippe Torreton, comédien révélé dans quatre films de Bertrand Tavernier (dont Capitaine Conan, 1996), en Napoléon. À défaut de ressembler à son modèle, Torreton le rend à la fois plus humain et plus introverti, concentré en permanence sur ses stratagèmes ; un « Nabullione » conscient aussi du théâtre quotidien auquel il se livre (« Toute ta vie, tu as vécu comme dans un livre d’Histoire ! », le raille amicalement Cipriani), et ne se laissant aller qu’avec Betsy, son « étoile filante » qu’interprète Siobhán Hewlett, une jeune Irlandaise au physique très XIXe siècle. Hudson Lowe, l’épouvantail, est joué par le Sud-Africain Richard E. Grant, aperçu chez Coppola (Dracula) et Altman (Gosford Park), qui tenait le rôle-titre de la télésérie du Mouron Rouge/The Scarlet Pimpernel en 1999. De Caunes et son décorateur Patrick Durand font reproduire la résidence de Longwood et le bivouac du camp de Deadwood à l’identique en Afrique du Sud, près du Cap, enregistrant pendant huit semaines la majorité des séquences de Sainte-Hélène dans la région de Hermanus (Walker Bay), à Pointe du Cap et au Fort de Bonne-Espérance ; en France, De Caunes tourne aussi au Fort La Latte (Côtes d’Armor), à Saint-Malo (Fort de la Conchée, port), à Pontoise, à l’abbaye de Royaumont à Asnières-sur-Oise (Île-de-France) et à Paris (aux Invalides avec de la fausse neige).
À l’arrivée, Monsieur N. réussit à être à la fois une restitution stupéfiante de justesse (en fait la plus exacte à ce jour) de l’exil napoléonien, quant à son âpreté quotidienne, à la complexité des enjeux, au climat, aux paysages (sud-africains) très crédibles, et une passionnante énigme policière. De facture classique, soutenue par une caméra aux ambulations élégantes et à la lumière choisie, ce film d’aventures conspirationnelles est paradoxalement sans action. Ce qui (outre le titre énigmatique où manque cruellement le nom de Napoléon) pourrait expliquer un échec public immérité. Peut-être les spectateurs ont-ils été déroutés par les entrelacs du scénario, multipliant les points de vue et cumulant les fausses pistes (même de Caunes menace de s’y perdre) pour s’achever par une superbe fin ouverte, qui invite à la rêverie ? Le film, il est vrai, présuppose une familiarité minimale avec la matière, dépassant les clichés usuels (dans son ensemble, la critique anglo-américaine semble persuadée qu’il s’agit d’un sujet comique traité avec trop de sérieux !). Une œuvre pour aficionados à laquelle un jury de spécialistes décerne le prix de la Fondation Napoléon. Elle décroche en outre 4 nominations aux Césars 2004 (la très belle musique du Suisse Stephan Eicher avec des chants a capella corses, photo, décors et costumes). À redécouvrir sans tarder.
2001-2009[projet inabouti: The Master of Longwood / Betsy et l’Empereur (FR/GB/CA/US) de Patrice Chéreau ; Jérôme Seydoux, Charles Gassot, Colleen Camp/Gaumont-Pathé-MovieMedia-Warner Bros. – av. Al Pacino (Napoléon). – Synopsis : Betsy Balcombe rêve de l’« ogre » Napoléon dans un bivouac en Russie, en train de dévorer cru de la chair humaine ... et au petit matin, sa mère assimile le nouvel arrivant à la bête de l’Apocalypse. Mais Betsy ne se laisse pas intimider par ses cauchemars et se faufile à Longwood, malgré le coup de feu d’une sentinelle anglaise. Napoléon apprécie le courage et le franc-parler de l’adolescente et l’invite régulièrement à table avec son entourage (qui s’agglutine « pour l’héritage »). Betsy gagne la confiance de Cipriani et partage avec Napoléon rêves et visions. Cipriani décède brusquement, peut-être en ayant bu le cognac à l’arsenic destiné à l’Empereur. Jane, la sœur de Betsy, a été mise enceinte par un militaire et l’évasion de Napoléon et de Betsy est planifiée lors des festivités de mariage chez les Balcombe. Mais ne croyant plus ni à la force ni au pouvoir, Napoléon a remporté une victoire sur lui-même, renoncé à s’enfuir et organisé un leurre d’évasion pour permettre à Betsy d’être au clair avec elle-même et de concrétiser son souhait secret de quitter l’île, seule. – Jean-Claude Carrière et Patrice Chéreau (La Reine Margot, 1994) rédigent le scénario du film, qui s’inspire du roman Betsy and the Emperor de l’Américaine Staton Rabin. Après quatre ans de tergiversations pour réunir les capitaux, choisir les extérieurs et trouver une plage libre dans l’agenda d’Al Pacino, le projet capote lorsque Chéreau présente à Seydoux une estimation de budget de 26 millions d’euros et que Pathé (distributeur) réduit sa contribution. Al Pacino avait accepté de baisser considérablement son cachet habituel pour interpréter l’empereur exilé et participer à la production ; le film devait contenir des scènes spectaculaires, notamment un flash-back de 45 minutes sur la retraite de Russie (tournage prévu à la Martinique, en Cornouailles et au Canada, studio et extérieurs « russes »). Les négociations se poursuivent en 2008 avec des Américains. Fin 2009, Killer Films annonce la reprise du projet, toujours avec Al Pacino et Scarlett Johannsson ou Emma Watson dans le rôle de Betsy. Tom Wilkinson, Alan Rickman, Jonathan Pryce ou Kenneth Branagh sont envisagés pour jouer Hudson Lowe. Frank Darabont, Taylor Hackford, Billie August, puis Alexander Payne (un passionné de Napoléon) sont sollicités pour la réalisation. Sans suite.]
2021* (tv) Napoléon, l'exilé de Sainte-Hélène (FR) de Benjamin Lehrer (fict.), Antoine de Meaux, David Jankowski (doc.)
Série "Secrets d'Histoire" présentée par Stéphane Bern (saison 15, épis. 6), Jean-Louis Remilleux, Laurent Menec/Société Européenne de Production-France Télévisions (FR3 19.4.21), 117 min. - av. ÉRIC CARUSO (Napoléon), Mitsou Doudeau (Albine de Montholon), Sébastien Fouillade (Emmanuel de Las Cases), Nino Garnet (Louis Joseph Marchand), Jan Czul, Olivia Jubin, Jérôme Besse, Eric Blion, Nathan Buisson, Bruno Desplanche, Adrien Philippon, Sif-Dine Teth, Mathieu Theoleyre, Clément Vullion.
Docu-fiction (les comédiens sont muets) passionnant, très riche en informations et détails peu connus, animé par divers spécialistes de la matière (Jean Tulard, Patrice Gueniffey, Thierry Lentz, Léa Charliquart, Pierre Branda, Tim Clayton, Emilie Robbe, etc.). Indispensable.