« Comment le cinéma revisite l'Antiquité »

Conférence donnée à l'« Institut Lumière » (Lyon) le 4 décembre 2012

par Hervé Dumont

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Plutôt que de vous esquisser, une fois de plus, le développement du péplum en l’accompagnant d’extraits ludiques de films, j’ai préféré partager ce soir avec vous quelques cogitations – illustrées par des photos - qui ont présidé à la rédaction de mon livre L’Antiquité au cinéma. Vérités, légendes et manipulations, paru il y trois ans mais hélas déjà épuisé, et aux textes du catalogue de la présente exposition de vos Musées gallo-romains.

En abordant la matière, il est difficile de ne pas être frappé par la forte présence de l’Antiquité, parfois camouflée ou travestie, dans le monde d’aujourd’hui, et de tenter d’en déchiffrer la signification. Enfin, à travers cela, se pencher sur le rapport général que nous entretenons avec le passé.

 

N’oublions pas qu’avec la lente éviction du cursus classique gréco-latin dans l’enseignement, c’est surtout le cinéma qui nourrit encore la jeunesse actuelle d’images antiques. Pour des centaines de milliers de spectateurs, l’écran, grand ou petit, – et accessoirement la bande dessinée - sont même devenus l’unique source de ces images, l’unique référence, et c’est bien la raison pour laquelle il est impératif d’y regarder de plus près. Les grandes dictatures du siècle dernier, elles, l’avaient très bien compris : n’est-ce pas en instrumentalisant les images qu’on gagne des voix ? Et comment augmenter la crédulité, sinon en effaçant la mémoire du passé ?

 

Aujourd’hui, un nouveau péril se dessine, à mesure que les repères se perdent : des fictions pseudo-mythiques comme Le Seigneur des anneaux de Tolkien créent la confusion dans les esprits incultes et remplacent insensiblement le vrai par le factice.

 

Les propos qui vont suivre s’appliquent bien sûr aussi à d’autres périodes révolues que l’Antiquité, mais cette dernière se prête idéalement pour illustrer la matière de ce soir : c’est un passé très lointain, de deux à dix millénaires dont on sait, en fin de compte, peu de choses. Des pans entiers sont lacunaires. D’autres permettent de reconstituer un tableau cohérent – à défaut d’être véridique - , mais toujours incomplet du monde dont on cherche à déchiffrer l’image. L’historien tente d’y mettre un ordre logique, à coup de connaissances certifiées, d’hypothèses raisonnables et parfois de reconstitutions hasardeuses.

 

On voudra bien me pardonner de commencer par un petit détour. Pour comprendre comment la création audiovisuelle d’aujourd’hui aborde les siècles révolus, il faut d’abord se poser une question liminaire :

 

Depuis quand l’homme s’intéresse-t-il au passé de la société dont il est issu, au passé des civilisations qui l’entourent ?

 

Certes, l’homme a toujours rêvé du passé: les anciens Grecs se référaient aux gigantesques constructions et au savoir mystérieux de la Haute Egypte dont parlait Hérodote, au moment où l’Egypte était déjà en pleine décadence, sous domination perse. Alexandre le Grand se voyait en nouvel Achille (qui, s’il a existé, aurait vécu dix siècles avant lui), Jules César rêvait d’être un second Alexandre, Rome se laissait inspirer par la Grèce qu’elle avait annexée, Scipion songeait à la lointaine Troie en évoquant l’anéantissement de Carthage par ses compatriotes.

 

Mais c’était un passé réinventé, réarrangé, un passé mythifié pour s’insérer dans le cadre de nouveaux récits identitaires ou servir de modèle idéologique actualisé.

L’exemple le plus frappant à ce sujet reste la rédaction des récits fondateurs de l’Ancien Testament par les Juifs en exil à Babylone, soit au VIe-Ve s. avant JC. Les descriptions fabuleuses des règnes de David et de Salomon dans les écrits hébraïques sont contredits par les historiens modernes en Israël même. On cherche toujours les traces du Temple de Salomon, dont aucune trace archéologique corrobore la construction, ou les murailles supposées de Jéricho.

Quant au récit de l’Exode d’Egypte sous Moïse (les miracles spectaculaires comme la traversée de la Mer Rouge mis à part), il se heurte à ce que les spécialistes savent depuis Champollion, mais qui n’a toujours pas imprégné l’imaginaire historisant des foules :

 

Non seulement les Egyptiens de la XXe dynastie ne connaissaient pas l’esclavage, mais ils pratiquaient l’insertion ethnique et sociale à tous les niveaux : un Hébreu ou un Hittite assimilés pouvaient accéder aux plus hauts postes du pouvoir. L’Exode de 600'000 Hébreux à travers le désert, tel qu’il est rapporté dans la Thora, aurait vidé l’Egypte de plus d’un quart de sa population. Une saignée catastrophique. Or les fonctionnaires du Pharaon, si zélés pour noter les moindres incidents dans le royaume, ne la mentionnent dans aucun papyrus, sur aucune stèle, pas plus d’ailleurs que les scribes des nations voisines. Il faut donc bien convenir que l’épisode a une signification surtout symbolique.

Pour en revenir aux rêveries du passé, le Moyen Age a idéalisé Alexandre, à l’instar du légendaire roi Arthur, pour fixer le modèle parfait de la chevalerie.

 

La Renaissance remet l’Antiquité à la mode, mais en choisissant ce qui convient - et en omettant tout le reste : l’Antiquité est resservie superficiellement, à titre de contre-point au christianisme. Car la profusion de sujets mythologiques remis au goût du jour permet d’échapper aux bûchers de l’Inquisition, dénude les corps, n’engage à rien et n’est que la marque d’un agnosticisme larvé.

 

Quand Shakespeare parle de l’ancienne Rome ou de la Grèce, il glorifie les Tudor au détriment de la maison de York qui les précédait, ses drames regorgent d’allusions politiques contemporaines sur la problématique du pouvoir et ses acteurs arboraient des rapières et des costumes fantaisistes typiques de l’ère élisabétaine.

 

En ressuscitant Titus, Bérénice, les Horaces, Phèdre, Britannicus, un Corneille ou un Racine écrivaient pour le roi de France et sa cour, leurs comédiens portaient perruque et dentelles, les vertus prônées étaient celles en vogue à Versailles.

 

Avec ses héros issus du passé, Friedrich Schiller transmettait des leçons d’éthique morale ou politique à la bourgeoisie allemande à la veille de la Révolution Française.

 

Les peintres de la Renaissance et du Baroque ne s’embarrassaient pas d’exactitude historique dans leurs tableaux, les bergers devant l’étable à Bethléem sont des paysans flamands ou toscans, les anciens Egyptiens des sultans ottomans : le passé ici n’est qu’un prétexte.

Il manque bien sûr l’érudition scientifique, mais il manque surtout le désir de connaître le passé pour ce qu’il était, et non seulement pour ce qu’il représente. 

 

Depuis quand, alors, étudie-t-on le passé pour le passé ?

 

L’apparition de l’égyptologie et de l’archéologie au XIXe siècle change la donne. Bonaparte au pied des Pyramides frappe les esprits. Suivent les découvertes sensationnelles d’une archéologie en plein essor à Louxor, à Pompéi, en Mésopotamie. Le souci d’exactitude historique croît avec le résultat des fouilles et la création d’une science. On se lance dans une sorte de récapitulation de l’histoire humaine connue en créant des musées. Simultanément, l’enseignement scolaire de l’histoire devient l’instrument de la formation civique et de la conscience nationale.

 

Très vite, le rapport au passé se politise sous l’impact des idéologies libertaires, patriotiques ou impérialistes. Les Français découvrent Vercingétorix, les Allemands Hermann le Chérusque, les marxistes Spartacus. En Italie, les disciples de Garibaldi s’évertuent à façonner un portrait consensuel de l’Italien ainsi qu’un passé commun après mille cinq cents ans de souverains étrangers, français, allemands, autrichiens, espagnols, normands, etc. On développe le concept de la « romanità » dont se nourriront toute la  fiction et l’iconographie du XXe siècle. 

 

La littérature, le théâtre, l’opéra, les beaux-arts et même le cirque n’ont pas attendu ces mises au point savantes pour faire revivre de manière fictionnelle les épisodes les plus dramatiques du passé, adaptant, coloriant la matière au gré de leurs propres impératifs, qu’ils fussent artistiques ou commerciaux. Avec pour but commun de rendre le passé plus vivant que les souvenirs d’étude.

 

Le signal de départ est donné par les écrivains romantiques tels que Walter Scott ou Alexandre Dumas, mais en ce qui concerne l’Antiquité, c’est l’Anglais Edward Bulwer-Lytton qui lance véritablement le genre en 1834 en publiant Les derniers jours de Pompéi. Suivent Ben-Hur de Lewis Wallace en 1880, Salammbô de Flaubert en 1884, Quo Vadis ? de Henryk Sienkiewicz en 1895, précédés à l’opéra par l’Aïda de Verdi en 1871, etc.

 

Vers la fin du XIXe s., les peintres académiques ou « pompiers » se spécialisent à leur tour dans la reconstitution « fidèle » de scènes historiques : moyennant quelques concessions au goût du jour (grandiloquence et érotisme suggéré), ils transmettent eux aussi au spectateur avide d’exotisme la sensation de participer aux événements de jadis, de le plonger dans un monde qui n’est pas le sien.

 

 

Et le cinéma dans tout ça ?

Il reprend le flambeau en 1896 (quatre-vingt-seize) déjà, avec NÉRON ESSAYANT DES POISONS SUR DES ESCLAVES des Frères Lumière. La télévision suit dès 1950.

 

C’est alors une nouvelle page qui se tourne, car avec l’audiovisuel du XXe siècle, l’Histoire entre dans la vie des spectateurs - cette fois toutes couches sociales confondues. Non seulement elle trouve une résonance au-delà du cercle des scolarisés, des privilégiés ayant fait des études secondaires, -

mais par la magie des images en mouvement, elle devient vivante, tangible comme jamais auparavant.

 

La symbiose sensationnelle des déplacements spatiaux et géographiques à l’écran, du son, des couleurs, en conjuguant simultanément description, action, émotion et réflexion crée l’illusion quasi parfaite d’une machine à remonter le temps. Avec des effets pervers dont nous allons reparler plus loin.

 

« Une des choses que le cinéma sait mieux faire que tout autre art, c’est de mettre en scène des sujets historiques », affirmait Stanley Kubrick, qui a signé SPARTACUS, BARRY LYNDON, et a travaillé pendant une décennie à un mégaprojet hélas inachevé sur Napoléon. « Pour le créateur, disait-il, l’exploration d’une époque révolue constitue un défi visuel sans commune mesure avec les sujets contemporains, et ce d’autant plus que ce défi, faisant appel tant à l’érudition qu’à l’imagination et à la magie des trucages, implique de fabriquer des univers inexistants. »

 

Pourquoi inexistants ? Parce qu’on ne ressuscite pas le passé ! Non seulement parce que nous n’avons qu’une connaissance brouillée des événements et de leur décor, transmis par des témoignages partiaux et partiels, mais surtout parce que nous n’en connaissons pas les protagonistes, que leur psychologie, leur vie intime nous demeurent étrangères.

 

Contrairement à ce qu’on est trop souvent tenté de croire, il n’y a pas « d’homme éternel ». Les savants habitués à déchiffrer les textes anciens savent combien leurs lointains ancêtres étaient différents, pensaient et réagissaient différemment (hormis quelques pulsions fondamentales), avec des critères radicalement autres, d’autres religions, d’autres mœurs, d’autres visions du monde, et ce dans les moindres détails de l’existence quotidienne. Leurs réactions ou raisonnements peuvent nous sembler aberrants, parfois même inconcevables.

 

Comment imaginer, car il y en aurait eu (relisez Lévi-Strauss), des sociétés où le mensonge n’existe pas ? Ou, plus récemment : un monde sans bavardages où l’oral, la parole exprimée, a une valeur sacrée tandis que l’écrit n’en a aucune ? Où le mythe est tout, et où le concret est relatif ?

 

En adaptant SATYRICON au cinéma, Federico Fellini avait renoncé à toute vraisemblance et recréé son propre univers antiquisant. Pour lui, disait-il, les contemporains de Néron étaient des êtres d’un autre système solaire, des extraterrestres qu’il ne comprenait pas. Le cinéaste américain Howard Hawks attribuait l’échec de son film LA TERRE DES PHARAONS en 1955 au fait « qu’il ne savait pas comment parlait un pharaon ». Personne ne le sait.

 

Bien entendu, l’empereur Hadrien ressuscité avec brio par la romancière Marguerite Yourcenar possède un profil mental du XXe siècle, tout comme le Caligula d’Albert Camus, Sinouhé l’Egyptien de Mika Waltari ou le Jules César de Thornton Wilder dans ses « Ides de mars ». Tout récit écrit ou filmique reste condamné à cet anachronisme tant implicite que nécessaire, aussi scrupuleux que puisse être la restitution du costume ou du décor.

 

Dans son discours, le spectacle audiovisuel introduit toutefois un effet pervers lié à l’apparence du réel des images photographiées et à leur persistance, parfois insoupçonnée, dans notre souvenir. Fût-il imaginaire, tout sujet, une fois projeté sur l’écran, donne l’illusion de la réalité. Une illusion qui engage les auteurs malgré eux et qui, de surcroît, doit être représenté avec un degré de crédibilité jamais atteint auparavant : ni la littérature ni le théâtre ni les beaux-arts n’ont eu à répondre à de pareilles exigences de réalisme. Cet effort de rigueur historique dans les détails fait que l’image finit par prendre le pas sur la réalité.

 

Marc Ferro relevait qu’avec le recul, un ouvrage historique chassait l’autre. En revanche, l’œuvre d’art, son impact fantasmatique et émotionnel, demeuraient. Ce qui, paradoxalement, amenait la mémoire du spectateur à identifier l’œuvre imaginaire à l’histoire telle qu’elle s’est produite.

 

 Pour donner un exemple, l’érudit aura beau rappeler à hauts cris que les faits de la mutinerie du cuirassé Potemkine en juin 1905 furent totalement déformés par la légende communiste propagée à l’écran, le public restera marqué par un effroyable bain de sang sur les escaliers d’Odessa … qui n’a jamais eu lieu, mais qu’Eisenstein a su magistralement visualiser ! L’image écrase le texte.

 

Pour revenir à l’Antiquité, un phénomène similaire se produit par ex. avec LES DIX COMMANDEMENTS de Cecil B. DeMille : nonobstant le savoir des égyptologues quant à l’inexistence de l’esclavage dans l’Egypte ancienne, la vue de ses Hébreux en loques gémissant sous le fouet de pharaons impitoyables consolide en profondeur toutes les idées reçues – même si le cinéma ne fait ici que reproduire plastiquement des millénaires de représentations bibliques. Les chromos outranciers de ce film persistent dans l’inconscient collectif de plusieurs générations.

 

C’est ce pouvoir intrinsèque de l’image qui fait à la fois la force et la vulnérabilité du cinéma quand il s’adonne à la reconstitution: séduit, le spectateur a tendance à oublier que la caméra – à l’instar de la plume d’un écrivain – capte un « réel factice », un simulacre consenti de part et d’autre, un leurre qui répond à notre attente. La puissance du visuel fait que le simulacre acquiert alors une réalité propre, indépendante de nos raisonnements intellectuels. Et c’est ainsi que peuvent se perpétuer ou même s’amplifier certains partis pris hérités des siècles précédents.

 

Je ne peux m’empêcher de penser ici à un autre exemple qui hante les mémoires. Combien de fois n’a-t-on pas représenté Néron, narcisse criminel, clown grotesque, artiste raté, boutant le feu à Rome pour son plaisir ? Ce cliché caricatural a été immortalisé avec génie par Henryk Sienkiewicz dans son roman Quo Vadis ?, mais c’est un cliché qu’aucun historien actuel ne prend plus au sérieux.

 

On sait qu’à travers Néron, Sienkiewicz visait le tsar Alexandre II, maître de la Russie orthodoxe et persécuteur des Polonais catholiques. Avec tous ses défauts, l’authentique Néron était un poète de talent, et aucun texte ancien ne permet d’affirmer qu’il ait volontairement incendié son propre palais et les inestimables collections d’art qu’il y avait rassemblé. C’est l’oligarchie sénatoriale (et les historiens qui en sont issus, Tacite, Suétone, Don Cassius), puis plus tard les Pères de l’Eglise, qui ont créé la légende noire de cet esthète égaré sur le trône, cette « icône satanique » dont le petit peuple de Rome a continué de fleurir la tombe pendant des décennies.

Pourtant - comment oublier le numéro de cabot veule et pleurnichard du Néron de Peter Ustinov dans QUO VADIS en 1951, un régal qui vaut à lui seul le déplacement ? Sa performance fera école, sera copiée, imitée moultes fois.

 

 

 

Quelles leçons peut-on bien tirer d’une analyse des sujets historiques vus par le cinéma ou la télévision ?

 

La forte concentration de films et téléfilms sur à peine un peu plus d’un siècle – quelque 2200 films en ce qui concerne l’Antiquité – permet de vérifier de manière saisissante – et parfois décapante ! – combien le jugement de l’histoire est mouvant, ondulant selon les périodes, et qu’il peut se modifier au gré des questionnements que lui adresse la société.

 

Prenez Cléopâtre. Vue en 1910, en 1960 ou en 2000, elle change non seulement de costume, mais aussi de profil.

Dans le cinéma muet italien, par ex. dans MARCANTONIO E CLEOPATRA (Guazzoni) de 1913, la dernière souveraine égyptienne est vilipendée : elle détourne le noble Marc Antoine de son devoir patriotique et le réduit à une loque par ses sortilèges pervers. L’éclairage n’est pas nouveau. Pline l’Ancien parlait déjà de « courtisane couronnée », Cicéron de « souillure », Properce de « putain ». La conquête de l’Egypte décadente par Octave n’en est que plus justifiée – comme l’est  (est-ce une coïncidence ?) l’expansion coloniale de l’Italie en Libye au moment du tournage de ce film …

 

En 1917, la Cléopâtre « vamp » de l’Américaine Theda Bara conjugue Eros et Thanatos sur le modèle scandaleux du Salomé d’Oscar Wilde, d’Antinéa et de Gustave Moreau.

 

En 1934 à Hollywood, Cecil B. DeMille remplace cette imagerie fin-de-siècle par un portrait plus moderne : Claudette Colbert est la délicieuse reine d’une comédie romantique sophistiquée, la « femme nouvelle » de la petite-bourgeoise américaine, décontractée et ludique.

 

En 1963, sous la férule (et la plume) du cinéaste Mankiewicz, Elizabeth Taylor met en évidence l’érudition de la reine (elle parlait neuf langues), son courage et son intelligence politique qui lui ont permis de régner brièvement dans un monde gouverné par les hommes. Son échec aussi à réunir les apports culturels et scientifiques de l’Orient et de l’Occident. Le film dresse un bilan désenchanté.

 

S’il est vrai que toute manière d’aborder des événements ou des personnages du passé véhicule en priorité des informations sur la société qui produit ce discours, c’est bien ici qu’on peut le vérifier.

 

Sous leurs tuniques et armures, les protagonistes peuvent carrément commenter l’actualité : LA CHUTE DE L’EMPIRE ROMAIN d’Anthony Mann, sorti également en 1963, alors que les Etats-Unis sont embourbés au Vietnam, explique la décadence de l’Empire par son incapacité d’intégrer d’autres ethnies et d’aider efficacement les nations sous-développées. Comme Kennedy, mort cette même année, le Marc-Aurèle du film périt mystérieusement assassiné (en vérité, il est mort de la peste).

 

GLADIATOR, en 2000, étrange récit d’un mort en sursis, impatient de retrouver les siens dans l’au-delà, livre une réflexion saisissante sur le spectacle de masse, l’opium du peuple, et son rôle dans la société en tant qu’instrument des puissants. Les jeux au Colisée, démontre le cinéaste Ridley Scott, sont la CNN ou la RAI d’aujourd’hui. Je n’invente rien, il l’a dit lui-même.

 

L’universalité du cinéma et la possibilité actuelle de comparer des films de nationalités très diverses font ressortir les divergences de perspectives politiques: le « conquérant » des uns devient l’ « envahisseur » des autres, le « civilisateur » est perçu comme un « occupant », le « résistant » ou le « patriote » passe pour un « terroriste » ; selon l’origine et l’âge du film, une bataille sera tantôt une « victoire », tantôt un « massacre ». Comme pour la caméra, tout est question de point de vue.

 

Le traitement des grands personnages selon les pays producteurs est très éclairant.

Il faudra attendre près de 60 ans avant que le cinéma occidental n’aborde Alexandre le Grand : après deux guerres mondiales, les conquérants de cette trempe ne sont plus en odeur de sainteté.  En 1956, enfin, Richard Burton l’interprète sous la direction de Robert Rossen, une ancienne victime de la « chasse aux sorcières » maccarthyste qui profite de cette fresque américaine tournée en Espagne pour analyser les fondements de l’impérialisme, l’échec des idéalismes politiques à travers la représentation d’un général fascinant et complexe, mais aussi satrape despotique et en fin de compte autodestructeur. L’admiration a fait place au doute.

 

Oliver Stone, dans son film ALEXANDER en 2004 s’éloigne encore plus des manuels scolaires occidentaux. Bête noire de la Maison-Blanche, Stone choque public et critiques en brossant un portrait d’Alexandre imprégné de psychanalyse. Le rêve de grandeur et de noblesse de cet homosexuel traumatisé par ses parents, puis grisé par les faveurs du destin, s’achève dans l’ivresse du sang.

 

Encore autre est le discours du cinéma de Bollywood, en Inde en 1941 et en 1965. Les deux représentations d’Alexandre alias SIKANDAR y font étrangement écho aux portraits occidentaux des rois perses dans divers films tendancieux sur les Thermopyles. Le Macédonien devient ici le rouleau compresseur d’une invasion occidentale impitoyable qui doit faire des Grecs « barbares » les maîtres du monde. Les femmes rajpoutes se suicident en masse pour échapper aux viols. « Pour quelle raison tuez-vous des milliers de gens ? N’avez-vous pas assez à manger en Grèce ? Avez-vous besoin de plus de terres pour vos cimetières ? » demande Pôros, le roi du Pendjab, à Alexandre.

Et c’est au contact de l’ancienne civilisation indienne que ce dernier et ses généraux égarés sur les rives de l’Indus acquièrent enfin la sagesse, la magnanimité – et retournent d’où ils sont venus.

 

Aux Thermopyles, trois cents Spartiates très peu démocrates défendent héroïquement la démocratie contre les ignobles visées expansionnistes de cruels satrapes orientaux ; pourtant, cette même Grèce esclavagiste et raciste n’a pas d’états d’âme quand il s’agit d’helléniser le monde par le sang dans l’autre direction. C’est la leçon qu’on peut tirer de films américains tels que LA BATAILLE DES THERMOPYLES en 1961, ou le tout récent 300 en 2006.

 

Le premier film se réfère en fait à la menace que représente l’URSS et au mur de Berlin, tandis que le second se complaît dans les fantasmes infantiles et fascisants nés de la guerre en Irak. 300 a récolté un succès mondial, la jeune génération en raffole, l’édition en DVD a fait un malheur. Mais qu’y voit-on ? Des milliers de Perses fanatiques, aux faciès monstrueux, des sous-hommes assimilés à des rats, qu’une poignée de body-buildés aryens extermine dans un ouragan de giclures de sang et de décapitations. Ce jeu vidéo passablement ignoble schématise le monde comme l’a fait Hitler dans Mein Kampf. Toute référence sérieuse à l’histoire a disparu, ne restent que des images nauséabondes que le public, faute de connaissances, ne parvient plus à décrypter.

C’est ici, au plus tard, qu’il conviendrait de se poser des questions …

 

Jules César est une autre vedette très prisée de l’écran et dont l’image varie de cas en cas. Selon Cinecittà, il pacifie la Gaule sauvage et inculte (les Druides y pratiquent bien sûr des sacrifices humains à la chaine) en ne songeant qu’à la gloire de Rome.

 

Comme il a un beau profil aquilin, on passe naturellement sous silence le fait d’avoir marché sur près d’un million de cadavres (selon Plutarque). Les villages celtes sont assimilés à la barbarie au nom d’une vision strictement urbanistique de la civilisation, ce qui était d’ailleurs déjà le cas dans l’ancienne Rome.

 

Depuis 1914, le cinéma italien n’a plus jamais filmé l’assassinat de César, laissant cet épisode « honteux » aux Anglo-Saxons et à Shakespeare. Cela permettait par la même occasion d’éviter une discussion épineuse sur la justification du régicide – question à éviter en particulier sous Mussolini. De même, dans le GIULIO CESARE (Guazzoni) de 1914, l’épisode avec Cléopâtre – une reine « orientale », une basanée - est tourné, puis éliminé au montage, car il s’agit d’une liaison compromettante indigne d’un grand d’Italie. Berlusconi n’était pas encore né. 

 

Quant aux Français, ils se sont plutôt penchés sur les cavalcades du Grand Siècle et l’épopée napoléonienne. Anciens colonisés, ils se sont abstenus d’illustrer l’occupation de la Gaule jusque dans les années soixante, sous de Gaulle quand Astérix et sa potion magique ont enfin permis de ridiculiser le conquérant !

 

En Allemagne, Arminius alias Hermann, le chef germain qui infligea aux légions d’Auguste la plus cuisante défaite de l’histoire romaine (en l’an 9) et stoppa définitivement l’avancée des légions sur les rives du Rhin, est devenu l’idole des nationalistes de tout crin au XIXe siècle.

Pour réagir à l’occupation humiliante de la Ruhr par les troupes franco-belges en 1923, le film muet allemand DIE HERMANNSSCHLACHT assimile l’ennemi héréditaire français aux Romains : les latins, sans distinctions, représentent l’arbitraire et la luxure, et la salle vibre sous les applaudissements des futurs électeurs d’Hitler lorsque le vaillant Arminius, précurseur de Siegfried (et peut-être même son modèle ?), terrasse l’envahisseur. Curieusement, les réactions, les attitudes et le vocabulaire attribués ici aux Romains rappellent ceux de la SS et de la Wehrmacht nazie en pays conquis vingt ans plus tard.

 

L’Antiquité voit naître et disparaître les empires. Comme on le voit, le choc de mondes aujourd’hui éteints est propice à l’exemplarité, aux situations et confrontations archétypales, et par conséquent aussi à la manipulation politique. Un des cas les plus explicites en la matière reste l’illustration du conflit avec Carthage, la grande rivale de Rome dans la Méditerranée.

 

Rappelons que c’est Gustave Flaubert qui a ressuscité la légende de la Carthage punique avec « Salammbô » ; de son propre aveu, il a dû se contenter d’une « archéologie probable », tant il est vrai que les vainqueurs ont effacé toute trace des vaincus. Il a introduit dans son récit la colossale et effroyable idole de métal de Moloch, auquel les Carthaginois auraient sacrifié leurs enfants ; Moloch est en fait une déité ammonite (selon la Bible) et aucune trouvaille archéologique ne conforte la réalité de ce dieu à gueule béante et cracheur de feu en Afrique du Nord ; les sacrifices humains sont un lieu commun de la propagande anti-carthaginoise de Rome.

 

Néanmoins, l’opéra (Mussorgski), le roman populaire (Emilio Salgari), la bande dessinée et le cinéma feront abondamment appel à ce produit fantaisiste du XIXe siècle, une représentation de la « cruauté orientale » qui n’est pas dénuée d’arrière-pensée.

 

En effet, au début du XXe siècle, on assiste en Italie à une véritable floraison du mythe de la perverse Carthage affrontant la Rome vertueuse. Au lendemain de la guerre italo-turque de 1911/12 et la prise de Tripoli, le cinéma italien fête l’annexion colonialiste de la Libye en produisant le mémorable super-spectacle CABIRIA de Giovanni Pastrone. C’est un jalon dans l’évolution du septième art, plombé par les intertitres ampoulés du poète national Gabriele D’Annunzio. La Rome antique y sauve la belle Cabiria de l’immolation dans la gueule de Moloch et, après trois heures d’échauffourées, éradique la barbarie de Carthage au soulagement de la vraie civilisation.

 

Même schéma après l’invasion de l’Ethiopie en 1935/36, lorsque sort, fort opportunément, la fresque fasciste SCIPION L’AFRICAIN, couronnée à Venise par la Coupe Mussolini. Le valeureux Scipion sauve la patrie italienne de la « souillure » carthaginoise en affrontant les éléphants d’Hannibal. Les aigles de Rome anéantissent la menace africaine.

 

En matière de sujets antiques, le cinéma américain s’est, lui, prioritairement inspiré de la Bible, et en particulier de l’Ancien Testament. Pour la masse des spectateurs américains, les Saintes Ecritures sont les seuls récits connus du monde antique.

 

De surcroît, plusieurs épisodes bibliques se prêtent à des extrapolations ou des parallèles utiles à l’historiographie nationale - de la traversée du Mayflower à la conquête de l’Ouest.

Les Philistins ne sont-ils pas les Peaux-Rouges d’autrefois, l’Egypte pharaonique n’est-elle pas une image de la monarchie britannique que fuyaient les Puritains et que combattit George Washington ? Sodome et Gomorrhe ne représentent-elles pas la métropole pavée de vices, de tentations, à laquelle tout émigrant dévot doit préférer rusticité et grands espaces ?

 

Dans son introduction filmée des DIX COMMANDEMENTS de 1956, Cecil B. DeMille en personne présente l’exode d’Egypte que domine un dictateur païen (entendez : athée) comme une traversée du désert vers la « liberté » et ses valeurs morales authentiques qu’il faut impérativement préférer au cauchemar stalinien.

 

Après 1945, la conquête de la « Terre promise » à Canaan préfigure bien sûr la construction violente de l’Etat moderne d’Israël. Dans le film DAVID ET BETHSABÉE (1951) de Henry King, le petit David vainc le géant philistin (arabe), puis, devenu adulte sous les traits du séduisant Gregory Peck, porte l’étoile jaune cousue sur sa tunique – quand il ne la brandit pas sur son bouclier pour venger les victimes de l’Holocauste. Or l’hexagone étoilé, appelé le « sceau de Salomon », somme de la pensée hermétique, n’est devenu un symbole sioniste qu’à la fin du XIXe siècle. L’anachronisme est volontaire.

 

En 1959, SALOMON ET LA REINE DE SABA de King Vidor détourne carrément l’Histoire en inventant de toutes pièces une agression armée de l’Egypte, menace de Nasser oblige, après la crise de Suez. (En vérité, Salomon était le gendre du pharaon Psousennès II).

 

Alliés à un pharaon hostile, les Moabites du film jurent de (je cite) « jeter les Israélites à la mer », tandis que Salomon (Yul Brynner), porte-parole de la propagande de Tel-Aviv, promène la reine de Saba (Gina Lollobrigida) à travers son royaume florissant en lui demandant (je cite): « Peux-tu imaginer qu’il y a quatre ans à peine, tout ceci n’était qu’un désert ? »

 

Puis il remporte une victoire imaginaire contre un adversaire dix fois plus nombreux. Pas un mot de cela dans la Bible, mais public et critiques de 1959 n’y ont vu que du feu.

 

Le constat s’impose : plus un film met en scène un passé lointain, plus il parle du présent.

 

Il y a des cas où même un grand réalisateur perd le contrôle de son film, où trop de cuisiniers gâchent le festin. Le fameux SPARTACUS de Kubrick, avec Kirk Douglas, se base sur un roman de l’auteur communiste Howard Fast. Il était courageux sinon téméraire de l’adapter en 1960, alors que la Guerre froide était loin d’être terminée.

 

A la tête de 120'000 esclaves révoltés, l’authentique Spartacus défia Rome pendant trois ans, pillant la Péninsule et remportant neuf victoires éclatantes contre les légions aguerries de la capitale, avant d’être affaibli par des dissensions internes et finalement battu.

 

Prétextant des restrictions budgétaires, la faction conservatrice du studio (les productions Universal) exige que Kubrick ne montre que l’ultime bataille, une très impressionnante séquence de plus de dix minutes, et passe tous les autres engagements militaires sous silence.

Ces coupes faussent cependant la portée du récit qui n’illustre plus que l’escapade de milliers de fugitifs, leur vaine marche vers la mer et leur anéantissement par l’ordre établi, comme si la carrière de Napoléon se résumait à Waterloo !

Ainsi, la version finale du film démontre que toute révolte contre la République est vouée à l’échec, et, considérations esthétiques mises à part, SPARTACUS n’est plus qu’un puissant hymne à la liberté (concept flou et malléable à volonté), bref, un film politique amputé de son message.

 

A ce type d’intervention sournoise du studio peuvent s’ajouter des déformations déjà anciennes, dues à l’incompréhension, à l’ethnocentrisme, ou destinées à discréditer les siècles précédents. Ainsi, la divinisation souhaitée du monarque dans l’Empire romain signalise toujours à l’écran la folie du tyran (Caligula, Commode), alors que cette opération symbolique visait en réalité la fonction et non l’individu.

 

Autre épouvantail que celui du soi-disant polythéisme des anciens, concept simplificateur et « infamant » né dans le monde judéo-chrétien, que l’étude des doctrines orientales nous a appris à considérer avec la plus grande circonspection.

 

De crainte d’essuyer un échec public dans l’Amérique profonde, Hollywood a refusé d’aborder l’Egypte des pharaons avant les années cinquante ; quand elle a mis en chantier SINOUHÉ L’EGYPTIEN de Michael Curtiz (1954), l’industrie a justifié son choix par le fait qu’elle illustrait le sort tragique du pharaon Akhénaton, proclamé abusivement « précurseur monothéiste du judaïsme » ! Alors qu’une forme de monothéisme préexistait en Egypte bien avant Akhénaton, mais on ne saurait être assez prudent. Cela permet en tout cas de mettre en scène une sorte de persécution protochrétienne dont la douce Jean Simmons fait les frais.

 

De manière générale, les croyances dites « païennes » sont systématiquement ridiculisées et au cinéma, les grands prêtres égyptiens par ex. sont tous, sans exception, dépeints comme de fourbes intrigants, comme les Jésuites de l’Antiquité. Il est certes plus aisé de s’attaquer aux spiritualités éteintes qu’à l’Opus Dei.

 

On oppose donc l’incroyance des Romains à la foi fervente des martyrs chrétiens, une perspective confortée et encouragée par des siècles de messianisme. La vérité est plus cocasse, car les Romains manifestaient une religiosité intense et tolérante – comme l’a très bien démontré la récente série télévisée ROME – et ils traitaient les chrétiens d’athées, puisque ceux-ci excluaient leur panthéon.

 

Entendons-nous : le cinéma n’a pas la palme de la manipulation ! Certains scénaristes semblent s’être servi dans l’Antiquité comme dans un supermarché pour illustrer tel ou tel propos moralisateur ou politique, ou faire passer leur vision du monde. Mais en cela, le cinéma n’est, encore une fois, que l’aboutissement d’une longue chaîne de travestissements historico-culturels auquel nous participons nolens volens et où déjà les mémorialistes d’autrefois portent leur part de responsabilité.

 

On pourrait résumer le rapport cinéma/passé comme suit : à l’écran, le représenté et sa représentation nous donnent une triple leçon d’histoire. Il est possible d’y décrypter (du moins en partie)

- le passé tel qu’il est rapporté par les anciens,

- le passé tel qu’il est conçu par le présent et

- le présent tel qu’il se reflète dans cette interprétation du passé.

 

 

On reproche facilement au film historique - pourtant si riche en enseignements, en perspectives révélatrices de notre manière de fonctionner, en remises en question - son manque d’authenticité.

 

Mais l’exercice consistant à déceler les inexactitudes de détail, de la longueur des glaives, à la confusion des noms, ou à la couleur des manteaux, est oiseux, car il ne dit rien sur l’éclairage général du film, son sous-texte ou son message subliminal (ni sur ses qualités proprement cinématographiques, s’entend).

 

Il est infiniment plus intéressant et plus instructif d’analyser le pourquoi de certaines « erreurs », divergences ou altérations, et par conséquent tout ce qu’elles induisent. Derrière ces irrégularités, il peut y avoir de la désinvolture ou de l’ignorance, certes, mais aussi (et plus souvent) un choix délibéré des responsables, occasionné par de multiples facteurs économiques, accidentels ou artistiques. Car comme tout art, le cinéma a ses propres impératifs dramaturgiques.

 

Par parenthèse, certaines erreurs se trouvent déjà dans les vénérables romans dont le cinéma s’inspire. Quand on sait que la flotte romaine n’utilisait jamais de rameurs esclaves pour manœuvrer ses vaisseaux de guerre, tous les prémices du récit de BEN-HUR s’effondrent ! En des instants aussi critiques, il eût été suicidaire de confier la marche des trirèmes à des amateurs ou pire, à des rameurs éventuellement hostiles. Rome ne condamnait pas aux galères, et ses équipages étaient constitués de spécialistes bien entraînés et payés.

Que dire encore du fait que l’archéologie n’a jamais relevé la moindre trace, le moindre témoignage d’une cellule chrétienne dans la cité de Pompéi avant sa destruction par la lave du Vésuve. La trame si édifiante des DERNIERS JOURS DE POMPÉI de Bulwer-Lytton est donc pure fantaisie à tous les niveaux.

Mais la plus grande bourde dans le genre reste celle des fameuses catacombes de Rome, ces cimetières souterrains où se seraient réunis en secret les premiers Chrétiens, et qui font ricaner les historiens depuis belle lurette. Beaucoup trop exigus (comme n’importe quel touriste peut le constater en s’y glissant !), avec un tracé connu des autorités et de la police, donc une parfaite souricière, et en tant que nécropole guère propices à la célébration de rites religieux autres que commémoratifs. L’Église des catacombes, c’est, une fois de plus, une invention du XIXe siècle. La liste des romans, des tableaux, gravures, films et bandes dessinées qui reprennent ce cliché romantique est décourageante…  Mais refermons la parenthèse.

 

Les véritables anachronismes sont d’une autre nature, et souvent ils passent inaperçus : entendre le prophète Loth, dans SODOME ET GOMORRHE (1961) de Robert Aldrich, souhaiter abolir les classes sociales ou l’esclavage, ou voir les premiers chrétiens dans un quelconque péplum lutter pour la liberté et l’égalité de tout le genre humain – alors qu’il a fallu 1500 ans à l’Occident chrétien pour songer à abolir l’esclavage ! - voilà des bavures autrement plus graves que la montre bracelet oubliée au poignet d’un figurant ou le poteau télégraphique qui a échappé à la vigilance d’un caméraman.

 

 

« Trop d’Histoire tue la fiction, trop de fiction efface l’Histoire », disait Alexandre Dumas. Pour autant, bien sûr, que l’affabulation ne soit pas une tromperie.

 

Il est difficile à l’écran de trouver l’équilibre entre authenticité et efficacité narrative, un point qui divise fréquemment le public et la critique, et qui repose sur un malentendu jamais exprimé, mais pourtant fondamental : le cinéma de fiction n’a pas à être du documentaire. Il utilise le passé en priorité pour procurer du plaisir. Ensuite seulement, et à la rigueur, de l’instruction. Le cinéaste doit d’abord chercher la vérité dramatique.

Même en brodant, il ne cesse d’interroger l’histoire et ses personnages. Dans ce processus, le grossissement ou les ellipses  sont parfois des nécessités.

 

LE SIGNE DU PAÏEN (1954) de Douglas Sirk conte les méfaits d’Attila, roi des Huns, autre personnage diabolisé à excès au fil des siècles. Le film s’achève par une bataille, un guet-apens fatal tendu par les Romains, au cour duquel Attila alias Jack Palance est poignardé par sa concubine.

Le véritable Attila est mort des suites d’une hémorragie pendant sa nuit de noces, à des milliers de kilomètres des légions romaines. La critique a vite conclu à la stupidité proverbiale des scénaristes hollywoodiens et à un produit destiné aux masses sans culture … jusqu’au jour où l’on a découvert que le film suivait dans sa dernière partie exactement l’intrigue de l’opéra Attila de Giuseppe Verdi !

 

Sur quoi il est temps de baisser le rideau – sur la scène comme sur l’écran.

Mesdames, Messieurs, je vous remercie de votre attention.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parties enlevées :

Sous couvert de représentation, certains films endoctrinent ou glorifient selon des grilles formatées par les courants idéologiques dominants, grilles dont les cinéastes eux-mêmes ne sont pas toujours conscients. L’intentionnalité des auteurs à ce niveau reste d’ailleurs un problème délicat à déterminer et doit, si possible, être analysée de cas en cas, sans négliger le climat psychologique général qui préside à la mise en chantier des films.

Parallèlement, la juxtaposition de 100 ans de réalisations filmiques révèle l’histoire du siècle à travers celle du septième art, à travers son évolution technologique (le muet, le sonore, la couleur, l’écran large, le digital), à travers ses aléas de production, sa politique et ses courants esthétiques : le tableau vivant hérité de l’opéra, l’expressionnisme, l’art déco, le naturalisme, le documentaire, etc. Ainsi, toute lecture historique du film se double d’une lecture cinématographique de l’histoire.

Si le film historique s’avère si riche en enseignements, en perspectives révélatrices de notre manière de fonctionner, en mises en abyme, en remises en question salutaires, comment se fait-il qu’il reste le mal-aimé parmi les genres cinématographiques ?

Certes, il y a IVAN LE TERRIBLE d’Eisenstein, il y a SENSO ou LE GUEPARD de Visconti, LES ENFANTS DU PARADIS de Carné … mais à part ces quelques titres-phares, dont les qualités esthétiques sautent aux yeux du plus réfractaire des spectateurs, l’intellectuel méprise facilement le reste.

Peut-être faut-il y déceler un réflexe de puritanisme, un refus janséniste du spectacle. Si les foules du samedi soir regardent sans réfléchir, les autres, perclus de préjugés, refusent facilement d’entrer en matière et de faire l’effort d’écouter, de voir ce que disent vraiment les images qui s’étalent sous leurs yeux en CinemaScope. Pour ma part, je pense qu’apprendre à ne pas être dupe peut être jouissif…

Un fait est certain : le film historique est peut-être le genre le plus difficile à réaliser. Les réussites en la matière, il est vrai, ne sont pas légion, sa maîtrise requérant à la fois intelligence, culture, sens épique, flair visuel et des nerfs d’acier :

les investissements colossaux en argent et en hommes que demandent ces productions (et par conséquent l’obligation de remplir les salles pour les rentabiliser) font que leurs réalisateurs, mis sous pression à longueur de journée, doivent idéalement être à la fois artistes, narrateurs accomplis et généraux en chef. La constellation, on en conviendra, n’est pas courante !

Thématiquement, les contributions du cinéma dans le domaine sont l’aboutissement particulièrement étoffé d’une longue tradition où l’image d’Epinal peut avoir la vie dure.

On s’appuie facilement sur des drames ou des romans préexistants, de Shakespeare à Victor Hugo, au lieu de retourner aux sources primaires de l’histoire. On ne prête qu’aux riches : Salomé, César, Hannibal dominent le menu, Gracchus, Alcibiade ou Marc-Aurèle restent dans l’ombre.

La prééminence de certaines outrances feuilletonesques nous invite alors à ne plus concevoir l’histoire comme un objet scientifique mais comme un objet culturel : c’est la mémoire des peuples révélée par les médias audiovisuels. Ce qui n’est pas rien.

Tout créateur revendique de prendre ses libertés avec Clio, la déesse des historiens « que l’on peut violer à condition de lui faire de beaux enfants » (Dumas, toujours). Pourquoi donc refuserait-on aux cinéastes ces mêmes licences prises avec l’histoire que l’on applaudit sans réserve chez d’autres artistes de la scène ou des beaux-arts ?

Une Cléopâtre de théâtre, de cinéma, de télévision doit obligatoirement séduire le spectateur de son temps, au grand dam des spécialistes, car les canons de la beauté comme la perception de l’érotisme changent avec les décennies. Vouloir à tout prix tenir compte des recettes de beauté antiques à l’écran pourrait créer bien des surprises, voire des frayeurs ! En vue de l’identification recherchée du spectateur, il importe aussi d’introduire des comportements et des réflexes plus ou moins contemporains, comme nous l’avons dit plus haut ; mal gérée, cette nécessité scénaristique est le plus grand péril de l’entreprise. Le public étant censé partager émotionnellement le sort des protagonistes, il faut lui présenter un minimum de repères familiers pour le rassurer.