« Les Croisades à l'écran. Une leçon en histoire contemporaine »

Conférence donnée à l'Université de Lausanne (UNIL), cours public en ligne « Autres mondes, mondes de l'Autre », le 18 mars 2021

par Hervé Dumont

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Il y a une vingtaine d'années, suite à une discussion animée, j'ai offert à une vieille tante passionnée d'histoire le fameux essai de l'écrivain franco-libanais Amin Maalouf, un chrétien melkite de Beyrouth, intitulé Les Croisades vues par les Arabes. Publié à Paris, cet ouvrage qui fit sensation à sa sortie en 1983 et qui n'a pas cessé d'être réédité s'inspire des historiens et chroniqueurs arabes de l'époque ; il relate les traumatismes de l'invasion et, entre autres, les pillages et tueries perpétrés par les « Francs » (Franj), mais soigneusement passés sous silence dans la littérature et les manuels scolaires occidentaux. Quelque temps plus tard, ma tante me rendit le livre en avouant ne pas l'avoir terminé, car elle s'estimait « trop âgée pour changer de point de vue ». Je vous laisse juge de cette réponse. Personnellement, j'ai la faiblesse de croire que les faits ne constituent ni une opinion ni un point de vue.

Or on m'a demandé de parler des « Croisades à l'écran ». Ce n'est pas une mince affaire. La filmographie de fiction (sans les documentaires) autour des Croisades compte à ce jour quelque 130 titres, dont près de 60 films pour le cinéma et 70 à la télévision. Si, comme j'aime à le répéter, le film dit historique est, consciemment ou non, un film du présent en costumes, sa représentation consensuelle – consensus entre producteurs et leurs publics - reflète forcément la société qui l'a fabriquée. Soyons clair : il ne sera pas question ici d'art cinématographique, d'esthétique, mais de thématique. C'est que, en plus d'être une industrie et parfois un art, le cinéma est le témoin et surtout le thermomètre de notre époque. La confusion plus ou moins volontaire qui colore ces mises en scène du monde médiéval révèle les fluctuations politiques et les mentalités de nos décennies récentes. Et à ce propos, l'imagerie audiovisuelle du XXe-XXIe siècle s'avère particulièrement parlante. Bref, le sujet est miné !

Rafraîchissons d'abord les mémoires : la période des Croisades – on en compte neuf - s'étendit de l'an 1095 à 1270, soit sur 175 ans. L'organisation de ces énormes expéditions conquérantes obéissait à des motifs spirituels, certes, mais aussi pragmatiques, motivée par la surpopulation en Europe, la malnutrition et la pauvreté des couches défavorisées, enfin le désœuvrement d'une chevalerie turbulente pour laquelle les Croisades furent un exutoire et un moyen rapide de faire fortune. Pour la papauté enfin, c'était l'occasion inespérée d'asseoir son pouvoir en ce début de nouveau millénaire, 40 ans après le grand schisme des Églises d'Orient et d'Occident (en 1054).

Prétextant la protection des pèlerins en Terre sainte, les barons occidentaux, dans un immense élan à la fois religieux et guerrier, se taillèrent d'innombrables fiefs avec forteresses sur place, occupèrent toutes les lucratives villes maritimes sur la Méditerranée et fondèrent quatre États latins dirigés par les Francs d'Orient : la principauté d'Antioche à la frontière syro-turque, le comté d'Édesse en Turquie du sud, le comté de Tripoli (l'actuel Liban) et le royaume franc de Jérusalem. Tout cela, bien sûr, pour protéger le Saint-Sépulcre.

Précisons toutefois que, parallèlement à la ferveur que déclenchèrent les Croisades en Occident, leurs divers abus et crimes n'ont jamais cessé d'être dénoncés par certains clercs comme des trahisons du message chrétien de non-violence. Mais, il est vrai, sans grand écho et à la colère du Saint-Siège qui voyait son autorité remise en question.

Dès la Renaissance, poètes, romanciers, dramaturges, peintres et musiciens n'ont cessé de chanter ces exploits supposés glorieux en terre hérétique. L'immense majorité de ces artistes s'est cantonnée dans l'héroïsation de la Première Croisade, centrée autour de la prise de Jérusalem par Godefroy de Bouillon en été 1099. Ainsi, Torquato Tasso dit Le Tasse, auteur italien du grand poème épique intitulé La Jérusalem délivrée (La Gerusalemme liberata), écrit en 1581. Ce récit largement fictionnel confronte notamment ses vaillants paladins à une redoutable magicienne orientale et à une amazone sarrasine qui, bien sûr, se convertit à la Vraie Foi avant de mourir. L'archange Gabriel y désigne Godefroy comme chef unique pour mener les « pèlerins armés » à la victoire contre les « païens ».

Le poème oublie de préciser que la Ville sainte fut conquise dans un carnage atroce où auraient été massacrés sans distinction entre dix et trente mille musulmans, juifs et chrétiens arabes (« le sang nous montait jusqu'aux chevilles », se vante un des vainqueurs). L'intrigue abracadabrante du Tasse, référence phare d'une Italie peut-être traumatisée par les pirates barbaresques dans l'Adriatique, fait l'objet d'au moins trois opéras, Lully en 1686, Haendel en 1711, Rossini en 1817, et d'une toile de Delacroix en 1856. Quant à Verdi, il met en musique Les Lombards à la première Croisade en 1843.

1.1.

Le cinématographe entre en lice dès 1910 avec une première adaptation du Tasse, Le Tyran de Jérusalem, une production française des Frères Pathé dont le prosélytisme candide peut amuser. Il en va tout autrement de La Gerusalemme liberata d'Enrico Guazzoni en 1911, où le Tasse sert les visées expansionnistes du nationalisme italien. C'est le premier blockbuster de la société romaine Cines, financé par la Banque de Rome qui possède de nombreux investissements en Afrique du Nord et joue un rôle déterminant dans l'instigation à la guerre contre l'Empire ottoman - dont l'Italie revendique les provinces de Tripolitaine et de Cyrénaïque. Le lobbying en faveur d'une invasion de la future Libye italienne commence dès mars 1911, et le film La Gerusalemme liberata sort en salle en avril. La guerre italo-turque éclate cinq mois plus tard : cinéma, littérature et politique se mêlent indissolublement.

La presse romaine jubile. Dans Vita Cinematografica on peut lire : « La fleur de notre jeunesse italienne combat sur les côtes africaines. Sur les mosquées flotte notre drapeau tricolore. C'est l'éternelle guerre de la Croix contre le Croissant, de la civilisation contre la barbarie, de la loyauté contre la traîtrise. Et peut-être (si Dieu veut), le début de la fin de l'immonde empire turc, la honte de l'Europe » (30.11.11). Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué : il s'agit ici d'un extrait du compte rendu du film.

2.2.

Sept ans plus tard, en 1918, le même Guazzoni remet le sujet sur le métier et fabrique un remake deux fois plus long, deux fois plus cher et avec plus de mille figurants. Là aussi, le patrimoine littéraire n'est qu'un prétexte. L'empire ottoman a été disloqué et grâce aux accords secrets Sykes-Picot les vainqueurs occidentaux de 14-18 se partagent à présent le Proche-Orient sur le dos de la population autochtone (cf. Lawrence d'Arabie). À la fin du film, les images de l'entrée triomphale des croisés à Jérusalem se dissolvent en surimpression sur des images analogues, huit siècles plus tard, montrant les armées alliées modernes, anglo-italo-françaises, du général Allenby qui investissent victorieusement la Ville sainte. Tout est dit.

L'œuvre du Tasse comme le sujet général des Croisades vont passagèrement disparaître des écrans européens pendant la période des dictatures fasciste et nazie : Mussolini (occupé militairement en Lybie et en Éthiopie) ne souhaite pas glorifier le christianisme conquérant, tandis qu'Hitler, à l'instar du Kaiser Guillaume II, cherchera à s'allier les Arabes contre l'ennemi « anglo-juif ». La Première Croisade ne va désormais plus faire l'objet de reconstitutions cinématographiques sérieuses, voire idéalisées.

C'est très clairement la Deuxième et la Troisième Croisade qui sont au centre de l'imaginaire occidental et de sa représentation à l'écran, en termes de contacts, de conflits, de pertes majeures et, à l'occasion, d'oasis d'entente interculturelle. Les croisés y affrontent un adversaire de taille, le sultan kurde Saladin, fondateur de la dynastie des Ayyoubides. Brillant homme d'État, très pieux et proche du soufisme, il sera célébré en Occident pour son parfait esprit chevaleresque et sa tolérance religieuse, au point que le prénom Saladinus sera attribué au cours du XIIIe siècle aux rejetons de plusieurs lignages de la noblesse européenne. Parti de Damas, le sultan inflige en 1187 une défaite majeure aux croisés à la bataille de Hattîn, près du lac de Tibériade. C'est le Waterloo des Francs qui marque le début de l'écroulement des États latins d'Orient. Saladin reprend Jérusalem ainsi qu'une grande partie de la Palestine. Les Juifs, bannis de Jérusalem par les croisés, ainsi que les chrétiens de toute provenance peuvent réintégrer la cité.

Deux ans plus tard, le pape Grégoire VIII lance une Troisième Croisade pour freiner l'avancée de Saladin et surtout reprendre la Ville sainte. En vain. Surnommée « la Croisade des Rois », elle réunit au départ trois monarques, Philippe II Auguste de France, l'empereur germanique Frédéric Ier Barberousse et surtout Richard Cœur de Lion, roi d'Angleterre. Ce dernier, célébré dans les romans d'aventures du « médiévalisme » au XIXe siècle et dans la légende de Robin des Bois, est l'adversaire le plus emblématique et le plus tenace de Saladin. Précisons toutefois que, contrairement à la légende romantique que véhiculent livres, cinéma et bandes dessinées, Richard et Saladin ne se sont jamais rencontrés, ce dernier ayant toujours refusé de le voir et délégué son frère comme ambassadeur à sa place : le sultan saluait la bravoure du « lion » mais se méfiait à juste raison de sa parole.

C'est dans ce contexte idéologiquement délicat que se place la fresque muette Nathan der Weise (Nathan le Sage), réalisée à grands frais et avec d'immenses décors en 1922 près de Munich par Manfred Noa. Il s'agit de l'unique adaptation au cinéma d'un drame classique de 1779 créé par Lessing, le principal représentant des Lumières en Allemagne.

3.3.

Le vieux juif Nathan, seul survivant de la synagogue de Jérusalem que les croisés ont incendiée « pour venger la mort du Christ », parvient de justesse à réconcilier ses coreligionnaires martyrisés, les Templiers chrétiens prisonniers et Saladin lui-même. Lorsque ce dernier lui demande laquelle des trois religions monothéistes détient la vérité, Nathan lui répond par la parabole des trois anneaux dont deux sont des copies : les anneaux se ressemblent, mais la réelle valeur de l'anneau apparaît à travers l'humanité tolérante et l'amour du prochain que manifestera son propriétaire. En Bavière, les nazis en fureur tentent de détruire le négatif du film et menacent d'incendier tout cinéma qui projetterait cet « ouvrage mensonger et hypocrite ». Noyautée par l'extrême-droite, la police n'intervient pas et le film doit être déprogrammé après 48 heures. Il est banni en Pologne et dans plusieurs autres pays catholiques, l'Autriche l'interdit aux écoles. En revanche à Istanbul, l'accueil public est enthousiaste.

4.4.

En 1935 sort The Crusades (Les Croisades) de Cecil B. DeMille, à la fois le plus connu des films d'avant-guerre sur le sujet et le premier produit hollywoodien qui s'y consacre entièrement. Le légendaire cinéaste des kitschissimes superspectacles bibliques y opère des télescopages à la chaîne, utilisant des événements survenus au long de sept Croisades et propageant des contre-vérités flagrantes, notamment pour la reconquête musulmane de la Ville sainte : on a droit à l'autodafé des Évangiles et des icônes, aux marchands d'esclaves gras, lubriques et lascifs se partageant de jeunes vierges blanches épouvantées, d'un prédicateur illuminé à la barbe blanche criblé de flèches comme saint Sébastien... Une imagerie sado-maso qui rappelle les persécutions sous Néron comme les imaginait DeMille et la peinture pompier du XIXe siècle avant lui.

5.5.

En réalité, il n'y eut aucun bain de sang une fois les armes déposées : Saladin autorisa une large part de la population chrétienne à fixer elle-même le montant de sa rançon (chacun selon ses moyens) et, si elle le souhaitait, à quitter la ville avec tous ses biens. Le patriarche chrétien fut même autorisé à emporter les trésors du Saint-Sépulcre (comme le montrera le film Kingdom of Heaven 70 ans plus tard, nous y reviendrons). Pratiquement tout dans cette superproduction ruineuse élaborée autour de Richard Cœur de Lion est historiquement faux, à commencer par le portrait de son héros, qui, comme on ne le sait pas assez, vivait en France, ne parlait pas l'Anglais mais le franco-normand et l'occitan, était peu sinon pas porté sur les femmes, réputé violent, tyrannique, bref, foncièrement déplacé en tant qu'icône de l'usine à rêves californienne. Hollywood se garde aussi bien de rappeler que, pour financer sa sainte croisade dans l'enthousiasme général, Richard ordonna une vague de pogroms avec tueries de juifs et pillages des synagogues dans toute l'Angleterre. Dans la deuxième partie de ce scénario imbécile mais animé par un sens de l'image et un indéniable souffle épique, changement de ton : Saladin se révèle courtois, magnanime, sage, auréolé du charme d'un séducteur levantin auquel même Bérangère, la chaste épouse de Richard, n'est pas insensible.

6.6.

Notons que cette métamorphose du basané païen courtois et généreux à l'écran – que l'on retrouve dans les nombreux films anglo-américains de l'époque inspirés des Mille et Une Nuits – restera en cours jusqu'à la création de l'État d'Israël : à partir de 1948, tout enturbanné s'opposant à un Occidental est de nouveau dépeint avec malveillance, démonstration d'un transfert des préjugés antisémites envers les Juifs sur ces autres sémites que sont les Arabes. Mais en 1935, DeMille peut encore se permettre des échanges entre ennemis comme ceux qui clôturent son conte de fées. « Je me bats pour la croix », proclame Richard. « Non, lui répond Saladin. Sur ta chemise tu portes la croix de quelqu'un qui a donné sa vie sur cette terre pour que les hommes connaissent la paix, mais tu n'as pas foi en cette croix. » En signe de bonne volonté, Richard promet de libérer tous les captifs musulmans de la ville de Saint-Jean-d'Acre. Paroles de cinéma : en vérité, le « lion » fit égorger les 3000 hommes désarmés et enchaînés de la garnison d'Acre - avec leurs femmes et leurs enfants.

Pour l'anecdote : c'est n'est pas aux États-Unis ni en Europe mais dans les pays arabes que The Crusades sera le plus populaire (trois ans à l'affiche dans le même cinéma au Caire). Les autochtones y découvrent en effet des ancêtres capables de résister avec superbe aux colonisateurs « roumis », de quoi faire rêver les futurs libérateurs du pays. Notamment le jeune Gamal Abdel Nasser, qui, vingt ans plus tard, en souvenir du Saladin de ce film, autorisera DeMille à tourner les extérieurs de ses Dix Commandements sur sol égyptien, malgré un sous-texte sioniste qui lui vaudra d'être interdit dans tout le Moyen-Orient.

Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, le cinéma occidental se garde bien de traiter de front une matière aussi épineuse que les Croisades qui, trop souvent, dégénère en célébration de l'invasion « civilisatrice » et « missionnaire » des Blancs selon les schémas du western. Ainsi, sans lâcher les exploits si rémunérateurs de la chevalerie magnifiée en Technicolor et CinemaScope, Hollywood comme Cinecittà optent pour une vision purement romanesque, si possible apolitique de l'Orient médiéval malmené. Quoi de plus innocent qu'une adaptation du fameux roman d'aventures Le Talisman de Sir Walter Scott, paru en 1825 et dont on ne dénote pas moins de cinq transpositions à l'écran, dont une russe ?

7.7.

Celle assez distrayante de 1954 prend pour titre King Richard and the Crusaders (Richard Cœur de Lion), fignolée par un mercenaire de la pellicule, David Butler. L'intrigue plutôt farfelue décrit comment, lors d'une trêve, Saladin, toujours généreux, s'introduit dans le camp chrétien sous le déguisement d'un médecin et y guérit Richard qui est mourant, empoisonné par des conspirateurs de son propre camp... Ainsi, le souverain kurde (non mentionné dans le titre du film) et la science médicale d'un Avicenne, d'Al-Bîrûnî et du médecin juif Maïmonide sauvent la couronne d'Angleterre. Le sujet tombe à pic : Hollywood a étendu son marché dans tous les pays arabes et Washington se montre soucieux de ménager ses alliés potentiels au Proche-Orient. Ibn Saoud a entériné l'Arabian American Oil Company pour l'exploitation du pétrole dès 1946 ; l'Égypte (devenue république en 1953) réprime les communistes, le putsch militaire en Iran vient de réinstaurer le régime pro-occidental du shah Reza Pahlavi et le pacte de Bagdad, traité défensif contre l'URSS, est sur le point d'être signé. En outre, la décolonisation générale qui s'amorce en Afrique du Nord fait des Croisades un sujet plutôt périlleux. Ici, par sa triangulation « bon Occidental » cum Arabe avisé versus « mauvais Occidental », le film s'insère astucieusement dans la politique américaine du moment. Bref, les croisés s'entretuent sous le regard goguenard des indigènes.

8.8.

La question de Jérusalem est évacuée : à l'écran, Richard ne se préoccupe ni de reprendre la Ville sainte, ni même de la regarder de loin – au soulagement, sans doute, d'Israël et de la Jordanie hachémite ! L'éclairage des protagonistes semble même très en avance sur son temps : Rex Harrison, le visage passé au brou de noix, joue le Commandeur des Croyants avec tant d'élégance enjouée, d'ironie et de majestueuse subtilité que Variety proposera de rebaptiser le film « Le Sarrasin et les Croisés ». Richard est réduit à un naïf vaniteux et ses confrères ne s'en sortent pas mieux. Mais les spectateurs amusés n'y voient que du feu, preuve que le sujet lasse et que les sensibilités changent.

9.9.

Désormais, les Croisades embarrassent, et à l'écran, les protagonistes qui y participent et y survivent n'ont plus rien d'héroïque : ils y perdent toutes leurs illusions et même la foi, comme le chevalier désabusé du Septième sceau d'Ingmar Bergman (1957) qui, à son retour, cherche un sens à sa vie et à sa mort, cet effrayant Homme Noir avec lequel il a périodiquement rendez-vous autour d'un échiquier. Parallèlement à la sécularisation et à l'effondrement de la pratique religieuse qui se généralisent en Occident, les croisades lointaines en tous genres, fussent-elles anti-communistes à l'instar de la guerre du Vietnam, sont remises en question.

10.10.

En 1970, la comédie féroce Brancaleone aux Croisades (Brancaleone alle crociate) de Mario Monicelli se veut « une leçon d'Histoire pour apprendre à en rire ». À travers les dérisoires fanfaronnades d'un chevalier cabotin, grandiloquent et pleutre, magistralement interprété par Vittorio Gassman, le cinéma italien libéré par Fellini, Visconti, Pasolini, règle ses comptes avec l'Église romaine, ses moines dogmatiques et ses chasses grotesques aux hérétiques en tous genres - qui tous finissent pendus aux arbres.

11.11.

Devant Jérusalem qui a l'insolence de résister à leurs assauts, les croisés stupéfaits finissent par se demander si Dieu ne serait pas du côté de Mahomet...

12.12.

D'autres sujets font alors surface, comme la « Croisade des enfants » : en 1212, des milliers d'enfants et d'adolescents fanatisés par des prédicateurs autoproclamés quittent l'Allemagne et la France pour la Terre sainte ; la plupart meurent, sont tués en cours de route ou vendus à des marchands d'esclaves. L'évènement, contesté par divers historiens et peut-être même une légende, ne suscite pas moins de 7 films et téléfilms, tous à tendance fortement anticléricale (dont un du génial Polonais Andrzej Wajda, à l'image).

Mais revenons un peu en arrière, ne serait-ce que pour relever la réaction du cinéma autochtone dans les pays autrefois occupés. Entre 1941 et 2001, on ne compte pas moins de trois biographies filmées de Saladin en Égypte, et trois autres respectivement en Turquie, en Iran et en Syrie. La plus célèbre est sans conteste le spectaculaire Saladin le Victorieux (An-Nâsir Salâh ad-Dîn) de Youssef Chahine, que ce grand cinéaste égyptien a réalisé en 1963 sur écran panoramique et avec des moyens techniques et financiers peu communs. C'est la comédienne libanaise Assia Dâgher qui le produit, avec l'appui du gouvernement au Caire.

13.13.

Le public égyptien d'alors a voulu y voir une fresque anti-impérialiste à la gloire du président Nasser, autre leader « victorieux » (nâsr), quoique moins chanceux. La crise de Suez en 1956 a été vécue comme une intense humiliation, l'Égypte ayant subi une attaque armée de la France, de l'Angleterre et d'Israël après la nationalisation du canal. Deux ans plus tard naît la République Arabe Unie dont Nasser, champion charismatique d'un panarabisme séculaire, assume la présidence. La propagande du film compare ouvertement le raïs au sultan d'autrefois : tous deux visent à réunir les nations de la région afin de libérer les terres arabes de Palestine occupées avec la bénédiction de l'Occident.

Chahine ne consacre pas moins de vingt minutes à la bataille de Hattîn où est anéantie la fleur de la chevalerie franque et se permet des libertés parfois cocasses (le présence d'une femme guerrière, chevalière de l'Ordre des Hospitaliers, la rencontre de Saladin et des monarques ennemis, etc.). Mais le cinéaste se veut en priorité chantre d'une tolérance universelle : quoique vivant dans un entourage musulman, Chahine est chrétien de rite byzantin et a passé sa scolarité au lycée catholique d'Alexandrie. Historiquement, il fait donc partie des grands perdants des Croisades, de ces chrétiens arabes d'Orient qui ont à partir du XIe siècle le plus souffert de l'invasion franque, puisque la vindicte des musulmans les a par la suite assimilés, souvent à tort, aux « barbares » venus de l'Ouest. Il dénonce certes les Croisades comme une vaste opération de rapine, « une supercherie, dit-il, au nom de la foi pour remplir les coffres d'Europe », mais son film évite constamment l'écueil des « guerres de religion » ou du « choc des civilisation » tant prisés dans nos médias. Son Saladin est surtout un homme obsédé par la paix, persuadé que l'islam vrai condamne la violence et qui ordonne l'armistice afin que ses ennemis puissent fêter la veille de Noël : le détail est authentique et Chahine entremêle l'appel psalmodié à la prière musulmane au cantique chrétien d'Adeste, fideles en une étonnante et émouvante polyphonie. La neige tombe devant les remparts de Jérusalem, le sultan souhaite de « bonnes fêtes » à tous les orants de la Ville sainte. Ce souci d'équité transcende le grand spectacle et constitue un phénomène inconnu dans le cinéma occidental avant la fin du XXe siècle.

Sorti en 2005, Kingdom of Heaven (Le Royaume des cieux), une coproduction américano-anglo-hispano-allemande réalisée au Maroc et en Espagne par l'Anglais Ridley Scott pourrait bien être, à ce jour, le film définitif sur les Croisades. Le titre du film repose sur des propos du pape Urbain II selon lequel « tuer un infidèle, ce n'est pas un meurtre, c'est le chemin qui mène au Ciel ». On croirait entendre les terroristes de Daech.

14.14.

De l'aveu de son réalisateur – auquel on doit des sagas visuellement somptueuses comme Alien, Blade Runner ou Gladiator – l'œuvre est née de l'indignation ressentie à propos des mensonges de Washington et de la CIA pour déclencher l'anéantissement de l'Irak par les États-Unis en avril 2003. Délaissant folklore et clichés rebattus, elle se veut aussi l'antithèse sinon l'antidote aux Croisades de DeMille 70 ans plus tôt et va ouvertement à contre-courant de la diabolisation paranoïaque du monde arabe depuis l'attentat du 11 septembre 2001. « La Palestine, martèle le cinéaste anglais, était pour l'Occident la terre des bonnes fortunes avant la découverte de l'Amérique ». Tout un programme.

15.15.

Cela dit, Kingdom repose sur des faits historiques survenus lors de la Deuxième Croisade, avant que ne débarque Richard Cœur de Lion. Ridley Scott met en valeur Saladin pour lequel, affirme-t-il, « il n'y a aucun équivalent dans l'Histoire ». À la fin du film, en quittant une chapelle dévastée de la Ville sainte, le sultan ramasse et repose debout sur l'autel un crucifix que la soldatesque avait renversé. Ces images seront fortement contestées par des intégristes d'ici et conspuées par les ultraconservateurs de la « Bible Belt » américaine, mais applaudies tous les soirs dans les cinémas de Beyrouth.

16.16.

On découvre quelques personnages jamais vus à l'écran comme Baudoin IV, le « roi lépreux » de Jérusalem dont le visage putréfié demeure caché sous un masque d'argent et qui a réussi à imposer un climat précaire de paix, malgré les intrigues des Templiers. Baudoin et son entourage sont les représentants des authentiques valeurs de la chevalerie, cristallisées par le héros du film, Balian d'Ibelin (joué par Orlando Bloom). « J'ai trop vu de déments ou de fanatiques de tous bords qui font passer leur religion pour la volonté de Dieu », dit ce dernier. S'opposant à toute logique sectaire, Balian affirme ne se sentir ni chrétien ni musulman ni juif mais la synthèse de ce qu'il y a de mieux en chacune des religions. L'authentique Balian participa et survécut au désastre militaire de Hattîn et, comme dans le film, il défendit Jérusalem assiégée dont il négocia la reddition avec Saladin ; en reconnaissance, le sultan lui accorda une petite seigneurie au sud d'Acre. Le film se clôt sur la phrase « Presque mille ans plus tard, la paix au Royaume des Cieux demeure fugace. »

Et depuis 2005, le cinéma - rattrapé par une actualité cauchemardesque - reste muet sur le sujet, comme si tout avait été dit. Au mieux en perçoit-on quelques lointains échos, comme dans le Robin Hood de Ridley Scott en 2010, où le héros en titre (Russell Crowe), de retour des Croisades aux côtés du roi Richard, lui reproche le massacre des prisonniers d'Acre ; le roi furieux le condamne à mort, mais il périt ce même jour d'un carreau d'arbalète devant Châlus, en Aquitaine.

En un siècle, les Croisades à l'écran passent donc de l'exaltation à la condamnation, de la glorification à la mauvaise conscience. À ce propos, il n'est peut-être pas inutile de mentionner quelques-uns des sujets restés totalement tabous pour la caméra. Ainsi, pas un mètre de pellicule sur la catastrophique Quatrième Croisade en 1204 au cours de laquelle les croisés francs et les Vénitiens changèrent de cible, oublièrent le Proche-Orient pour assiéger, mettre à feu et à sang et piller la Constantinople chrétienne orthodoxe, grande rivale idéologique de Rome ; la basilique de Sainte-Sophie fut dévastée, les mosaïques, statues et reliques détruites ou volées (dont les chevaux de Saint-Marc, aujourd'hui à Venise). Constantinople ne se remit jamais de ce sac terrible qui facilita la prise de la cité par les Ottomans deux siècles plus tard.

Pas un film non plus sur le dérangeant empereur germanique Frédéric II de Hohenstaufen, qui, en 1229 eut l'outrecuidance de faire la paix avec le neveu de Saladin sans avoir versé une seule goutte de sang. Il obtint que Jérusalem soit restituée aux Latins pour une période probatoire de dix ans, la cité restant ouverte à tout le monde. Le pape Grégoire IX excommunia l'impie arabophone pour son manque de combativité et le traita d'Antéchrist pactisant avec l'ennemi.

Enfin, pour conclure, n'oublions pas le séjour surprenant du « dissident » François d'Assise en Égypte, en septembre 1219 lors de la Cinquième Croisade, événement immortalisé plus tard par Giotto et Fra Angelico.

17.17.

Le moine traversa les lignes des belligérants devant la ville de Damiette, assiégée par les croisés depuis plus d'un an, et y rencontra le sultan Malik al-Kâmil, le neveu de Saladin, pour discuter de leurs fois respectives et de la paix. Ce-dernier aurait reçu le « soufi chrétien » en ambassadeur et avec bienveillance pendant plusieurs jours (mais on ignore la teneur de leur conversation). François en serait reparti transformé, à en croire son biographe, saint Bonaventure. Durant cette période, le sultan offrit par deux fois de rétrocéder Jérusalem contre la paix, mais le légat papal chargé des opérations militaires refusa et son armée fut anéantie par la crue du Nil. Or sur les 27 vies filmées de François d'Assise, seules quatre mentionnent l'épisode égyptien, frileusement, du bout des lèvres. Avec une exception, une curiosité : un obscur docu-fiction américain intitulé adéquatement Le Sultan et le Saint (2016) qui lui consacre tout son contenu.

Sans doute l'actuel pape François s'est-il souvenu du périple oriental de son éponyme et saint patron lorsqu'il a tout récemment effectué sa visite en Irak.