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l'antiquité au cinéma
Nous ne traiterons point ici des rapports généraux entre cinéma et histoire. Il ne sera pas question
de la faculté du cinéma de dessiner une nouvelle vision de l’histoire ni de sa légitimation – tardive
– en tant qu’art de tenir, lui aussi, un discours sur l’histoire. Un Marc Ferro l’a fait avec toute la
rigueur souhaitée
2
. C’est plutôt l’étude de la
représentation
de l’histoire à l’écran – en l’occurrence
celle de l’Antiquité – qui nous importe. Cette étude englobe plusieurs aspects : la conception d’une
époque donnée, sa reconstitution, sa perception ou son interprétation, son instrumentalisation, sa
déformation (consciente ou non) et sa transmission. Simultanément, notre ouvrage met en évidence
la « place » de l’Antiquité, pour ne pas dire son omniprésence souvent insoupçonnée dans la culture
populaire d’aujourd’hui, ce formidable baromètre sociologique. C’est dans ce vivier d’images
bariolées, à travers diverses transformations formelles ou contextuelles, que l’on peut mesurer la
permanence ou la survivance du passé et de ses mythes fondateurs. Il ne fait pas de doute que,
depuis un siècle, l’audiovisuel joue un rôle prépondérant dans l’enseignement de l’histoire aux
nouvelles générations. De nos jours, le passé de l’Occident et ses grands moments dramatiques ne
survivent collectivement qu’à travers leur représentation médiatisée. Or, qu’on le regrette ou non,
cela est doublement le cas pour l’Antiquité. Depuis l’éviction progressive du cursus classique gréco-
latin dans l’enseignement, c’est principalement par le cinéma que la jeunesse peut (ou croit) se
faire une idée du quotidien au Palatin et « revivre » par la fiction le temps des Césars. Aujourd'hui,
l'Antiquité, c'est d'abord du cinéma. Cette médiatisation est une manière aussi plaisante qu’efficace
d’actualiser le passé et de se familiariser avec celui d’autrui. Les éducateurs du XX
e
siècle se sont
maintes fois indignés des affabulations de l’écran, oubliant dans leur vertueuse colère les simplifica-
tions abusives et les silences de leurs propres manuels. C’est pourquoi, en fin de compte, les pages
qui suivent invitent également à une confrontation systématique des «mensonges » du cinéma et
de la télévision – et, ne l’oublions pas, du roman, du théâtre, de l’opéra, des beaux-arts bien avant
eux – avec les «mensonges » de l’Histoire. Car Clio est la première à mentir.
Pour paraphraser Auguste Comte, tout historien est condamné à réviser de manière rationnelle
et critique certaines opinions couramment admises en partant d’un apport d’informations nou-
velles, d’un réexamen des sources. Les chroniqueurs, hier comme aujourd’hui, sont subjectifs et
leurs omissions ne sont pas toujours, loin s’en faut, des oublis. Un récit doit être jugé à l’aune de
la distance temporelle qui le sépare des faits décrits, et son auteur à celle du commanditaire, du
gouvernement ou du protecteur dont il dépend. En outre, Hérodote, Thucydide, le
Livre des Rois
hébraïque, César ou Procope ne parlent que de ce qu’ils croient connaître, veulent connaître ou
veulent faire connaître. Quoique éminent mémorialiste, un Tacite, par exemple, reproduit
nolens
volens
ce qu'il est de bon ton de penser dans l'oligarchie sénatoriale à laquelle il appartient et sa
description des premiers empereurs julio-claudiens (qu'il n'a pas connus) est à juger en fonction
du « politically correct » du moment. Souvent, ces chroniqueurs discourent au détriment des autres
nations, utilisent leurs adversaires pour se mettre en valeur, organisent une conspiration du silence
ou des stratégies d’occultation à propos d’événements jugés dérangeants. Depuis la nuit des temps,
l’histoire est la propagande des vainqueurs. Les peuples sans mémoire écrite sont, eux, « cantonnés
dans la forêt vierge de la non-Histoire»
3
.
Napoléon résumait la chose de manière on ne peut plus
brutale : « l’Histoire est une suite de mensonges sur lesquels on est d’accord. » Champion de l’auto-
promotion, il savait de quoi il parlait.
2
Cf.
Cinéma et Histoire
, Ed. Denoël /Gonthier, Paris 1977 ;
Film et histoire
, Ed. de l’EHESS, Paris 1984 ;
Cinéma et Histoire
, Ed. Gallimard, coll.
Folio/Histoire, Paris 1993 (édition refondue);
Cinéma et histoire autour de Marc Ferro
, Ed. CinémAction (nº 65), dossier sous la dir. de François
Garçon, Paris 1992 ;
Le Cinéma, une vision de l’histoire
, Ed. du Chêne, Paris 2003. – Dans le même ordre d’idées, voir aussi
The Film in History:
Restaging the Past
de Pierre Sorlin, Blackwell, Oxford 1980;
De l’histoire au cinéma
d’Antoine de Baecque et Christian Delage (éd.), Ed. Com-
plexe, Paris 1998 ;
Le XX
e
siècle à l’écran
de Shlomo Sand, Ed. du Seuil, Paris 2004 ;
La vérité par l’image
de Christian Delage, Ed. Denoël, Paris
2006 ;
Film et histoire
de Jérôme Bimbenet, Armand Colin, Paris 2007 ;
L’Histoire-caméra
d’Antoine de Baecque, Ed. Gallimard (Bibliothèque
illustrée des histoires), Paris 2008.
3
Pierre Miquel,
Les mensonges de l’Histoire
, Ed. Perrin, Paris 2002, p. 11.