Introduction
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brandit la menace d’Hannibal, les guerres puniques et la monstruosité des sacrifices humains au
dieu Moloch (cliché inventé par Flaubert) chaque fois qu’il s’agit de justifier une campagne mi-
litaire colonialiste en Afrique (Libye 1912, Ethiopie 1935) (pp. 267-270). Sujet politiquement
« chaud », la révolte des esclaves menée par Spartacus est récupérée tantôt par les communistes
à Moscou en 1926 ou les antifascistes nostalgiques de Garibaldi à Rome en 1953, tantôt par les
victimes du maccarthysme aux Etats-Unis en 1960 (pp. 286-288). Marchant sur près d’un million
de cadavres (selon Plutarque), Jules César « pacifie » la Gaule foncièrement sauvage et inculte en
ne songeant qu’à la « gloire de Rome » made in Cinecittà (pp. 304-306). Sur les écrans allemands
de la République de Weimar, Arminius, le grand chef germain, lave l’affront de l’occupation de la
Ruhr par les Français en annihilant les infâmes légions « latines » de Varus dans la forêt de Teutberg
(pp. 362-364). Les profils psychologiques se modifient au diapason des sensibilités : de fourbe
enclin à la piraterie, Ulysse devient un aventurier individualiste (pp. 201-202) ; chez Jésus, l’appro-
che chavire de la vénération consensuelle au sectarisme (pp. 381-388). Fasciné par les aigles
romaines, Hollywood se complaît à célébrer l’impérialisme deWashington et les idéaux républicains
(pp. 251-255) tout en fustigeant la décadence morale de l’ancien Empire avant la christianisation
(pp. 356-357). Puis, Rome étant enfin devenue Ville sainte, ce sont les hordes hunniques, au V
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siècle, qui sont assimilées au péril rouge – après avoir, comme de bien entendu, symbolisé les
armées du Kaiser dans le cinéma italien de 1918 (pp. 582-586).
Ainsi, le représenté et sa représentation nous donnent une triple leçon d’histoire : on peut y dé-
crypter (du moins en partie) le passé tel qu’il est rapporté par les anciens, le passé tel qu’il est conçu
par le présent et le présent tel qu’il se reflète dans cette interprétation du passé. Parallèlement, la
juxtaposition des réalisations filmiques de 1896 à nos jours révèle l’histoire du siècle à travers celle
du septième art, à travers son évolution technologique, ses aléas de production, sa politique et ses
courants esthétiques. Cette lecture historique du film, doublée d’une lecture cinématographique
de l’histoire, invite incidemment à jeter un regard critique, souvent correctif et stimulant, sur
ses principaux protagonistes, les « grands hommes » (Alexandre, César, Auguste), les méchants de
service (Xerxès, Néron, Attila), les porte-drapeaux idéologiques (Moïse, Léonidas, Spartacus, Ver-
cingétorix, Arminius), les pestiférés (Julien l’Apostat), sur la vision de l’école du dimanche (la Bible
vue par Hollywood), les préjugés ethniques (les Philistins, les Perses, Carthage, les Barbares), les
mœurs et a priori sexistes (Cléopâtre, Messaline, Théodora), la victimisation (Socrate, Hypatie),
etc. On s’interrogera aussi sur les événements, les collectivités ou les personnalités négligées, et les
raisons de ces « oublis » (les Minoens, Alcibiade, les Etrusques, Cincinnatus, les guerres sociales ou
civiles sous Marius et Sylla, Marc Aurèle, Stilicon).
Nature et typologie du film à l’antique
Par commodité, nous avons choisi d’utiliser le terme « péplum» (lancé au début des années 1960
et censé désigner les films fabriqués alors en série en Italie)
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pour toute production audiovisuelle
dont le scénario se déroule pendant l’Antiquité, quels qu’en soient l’âge, l’origine ou la nature. Au
départ, le terme était réducteur et connoté (on peut lui préférer celui de « film à l’antique »), mais
il est aujourd’hui passé dans le langage courant et nous estimons le domaine trop vaste pour nous
perdre dans des subtilités lexicales. En toute rigueur, la notion du film historique correspond plus
à une classification générale qu’à un genre en soi, et la remarque est bien sûr également valable
pour le péplum pris dans son acception large. Cette catégorie de films participe des genres les plus
divers, puisqu’on y trouve de grandes fresques héroïques ou nationalistes illustrant les pérégrina-
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Du grec « peplon », en latin « peplum» (mot qui désigne un vêtement féminin). Lancé par le ciné-club parisien Nickel Odéon (Bertrand Taver-
nier, Yves Martin, Bernard Martinand), le terme s’est surtout imposé en pays francophones, en alternance avec ceux de « cinéma biblico-mytho-
logique », de « cinéma historico-mythologique » ou de « film d’aventures historiques ». Les Américains parlent de « Sword and Sandals » et « Bible
Films », les Italiens de « cinema storico-mitologico », les Allemands de «Historienfilm», «Antik(en)film» ou « Sandalenfilm».