XIV
l'antiquité au cinéma
périodes, et qu’il peut se modifier au gré des questionnements que lui adresse la société. D'autre
part, l’universalité du cinéma et la possibilité actuelle de comparer des films de nationalités très
diverses font ressortir les divergences de perspectives : le « conquérant » des uns devient l’« envahis-
seur » des autres, le « civilisateur » est perçu comme un « occupant », le « résistant » ou le « patriote »
passe pour un « terroriste » ; selon l’origine et l’âge du film, une bataille sera tantôt une « victoire »,
tantôt un «massacre ». Comme pour la caméra, tout est question de point de vue. Or, bien plus
que les siècles récents, solidement documentés, charpentés par divers témoignages, fussent-ils
divergents, présents dans nos mémoires et proches de notre mentalité, plus encore qu’un Moyen
Age outrageusement travesti et vilipendé depuis le siècle des Lumières, l’Antiquité apparaît comme
un domaine de réflexion quasi idéal pour délibérer
in abstracto
du sort des civilisations, et offre de
surcroît un terrain d’exercice inespéré pour la relativisation des jugements. Sur le plan de l’édition,
on ne sera d’ailleurs pas étonné d’apprendre qu’après l’histoire du XX
e
siècle, c’est l’Antiquité qui
détient le record mondial de publications.
S’étirant sur une période d’environ dix mille ans, l’Antiquité voit naître et disparaître les empires.
C’est le récit des origines. Le choc de mondes aujourd’hui éteints est propice à l’extrapolation et à
l’exemplarité, aux situations et confrontations archétypales, et par conséquent aussi à la manipu-
lation politique. Rome, qu’elle soit vertueuse, païenne, tyrannique ou décadente, séduit et fascine.
On la croit proche, les apparences induisent aux comparaisons, les vicissitudes de son histoire se
muent facilement en métaphores d’une situation contemporaine. L’éloignement dans le temps et
les sources historiques aléatoires incitent à l’interprétation tendancieuse. Comme l’observe James
Hay : «Un des particularismes du film historique est sa capacité de déplacer des conflits idéologi-
ques courants dans un contexte mythique et, en retour, de réduire l’histoire à un monde diégétique
dans lequel le présent devient soudainement chargé de sens. »
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Sous couvert de représentation,
certains films endoctrinent ou glorifient selon des grilles formatées par les courants idéologiques
dominants, grilles dont les cinéastes eux-mêmes ne sont pas toujours conscients. L’intentionna-
lité des auteurs à ce niveau reste d’ailleurs un problème délicat à déterminer et doit, si possible,
être analysée de cas en cas, sans négliger le climat psychologique général qui préside à la mise en
chantier des films. A cela s'ajoutent des déformations déjà anciennes, dues à l'incompréhension
ou destinées à discréditer les siècles précédents. Ainsi, la divinisation du monarque (opération qui
visait en réalité la fonction et non l'individu), ou l'épouvantail du soi-disant polythéisme, concept
simplificateur et « infamant » né dans le monde judéo-chrétien, que l'étude des doctrines orientales
nous a appris à considérer avec la plus grande circonspection.
Sans être systématique, l’instrumentalisation se manifeste dans tous les domaines traités, avec plus
ou moins de subtilité. Dans les productions (américaines) inspirées de l’Ancien Testament, l’exode
des Juifs d’Egypte que domine un dictateur païen (entendez : athée) est représenté comme une
traversée du désert vers la « liberté » et ses valeurs morales authentiques qu’il faut impérativement
préférer au cauchemar stalinien. Après 1945, la conquête de la «Terre promise » à Canaan préfigure
bien sûr la construction violente de l’Etat moderne d’Israël. Le petit David vainc le géant philistin
(arabe), brandit l’étoile jaune sur son bouclier pour venger les victimes de l’Holocauste, tandis que
Salomon, l’architecte et garant politique de ce nouvel Etat, se bat contre un ennemi inventé par
les scénaristes (l’Egypte), remportant une victoire imaginaire qui annonce celle de la guerre des
Six jours. Les récits de Judith et d’Esther fonctionnent comme des avertissements aux envahisseurs
ou persécuteurs potentiels (cf. pp. 17-22). Aux Thermopyles, 300 Spartiates très peu démocrates
défendent héroïquement la démocratie occidentale contre les ignobles visées expansionnistes de
cruels Orientaux (pp. 216-217), mais cette même Grèce esclavagiste et raciste n’a pas d’états d’âme
quand le blond Alexandre hellénise la Perse et l’Inde par le sang (pp. 234-236). Le cinéma italien
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James Hay,
Popular Film Culture in Fascist Italy
, Indiana University Press, Bloomington et Indianapolis 1987 (chapitre 5 «Historical Films and
the Myth of Divine Origins »), p. 155.