3 – l’égypte 
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A
u cinéma, l’Egypte pharaonique est toujours restée un monde enrobé de mystère. Un univers dominé
par le gigantisme d’incompréhensibles pyramides, par l’omniprésence de la magie et les préoccupations
plus ou moins morbides de l’au-delà, le panthéon déroutant des divinités égyptiennes n’ayant, lui,
qu’une fonction strictement décorative. L’attirail scénographique égyptien a perduré à travers les travestisse-
ments en usage dans certaines loges maçonniques, la vague frénétique d’égyptomanie au lendemain de l’ex-
pédition de Bonaparte et les grandiloquences de l’opéra (
Tolomeo
de Haendel,
Thamos roi d’Egypte
de Mozart,
Aïda
de Verdi, etc.). Mais ce qui a d’abord fasciné le cinéma, ce sont les momies (Méliès, déjà, s’en amuse en
1903, Gérard Bourgeois en 1910), objets d’incrédulité et potentiellement de frayeurs (
Die Augen der Mumie
d’Ernst Lubitsch, 1918). Implicitement aussi la possibilité de dépasser la mort (
Le Livre des morts
), de res-
susciter l’être aimé par des formules incantatoires ou, sous l’influence des divagations pseudo-ésotériques des
occultistes du XIX
e
siècle, de le retrouver réincarné. La littérature classique ou de gare a amplement sacrifié au
genre. Ainsi,
She
(
La déesse de feu
, 1887) de Sir Henry Rider Haggard lance la mode de l’archéologie fantastique.
Le roman est adapté à la scène, transformé en ballet et conquiert le cinéma dès 1899 (encore Méliès). L’im-
mortelle reine Ayesha, qui guette à travers les siècles la réincarnation de son amant Kallikratès assassiné sous le
règne du pharaon Nectanébo II, vers 339 av. JC, est apparue à l’écran une quinzaine de fois, notamment sous
les traits de Betty Blythe en 1925, d’Helen Gahagan en 1935 et d’Ursula Andress en 1964 
1
. Dans le même
registre fantasmagorique, on peut citer
Le roman de la momie
de Théophile Gautier (1858), porté à l’écran en
1911, ou
Le basalte bleu
de John Knittel (1929).
Des trouvailles archéologiques stupéfiantes remettent régulièrement l’Egypte à la page, galvanisant l’ima-
gination des scénaristes. En 1903 à Thèbes, le tombeau de Thoutmosis IV, grand-père d’Akhénaton, est mis à
jour, et en 1905 ceux de ses grands-parents. En 1922, la découverte du tombeau de Toutânkhamon, successeur
de Thoutmosis IV, par Howard Carter fait sensation. Son contenu, demeuré presque intact, révèle au grand
public la richesse du passé égyptien, ouvrant ainsi la voie à une renaissance de l’égyptomanie. Peu après, le
décès soudain du mécène de Carter, Lord Carnarvon, suivi d’autres morts ayant un lien avec ces fouilles, font
fantasmer et frissonner. Au cinéma, la prétendue «malédiction du pharaon » alimente une pléiade d’œuvres
fantastiques, comme
Die Rache der Pharaonen
(
La vengeance de Toutânkhamon
, 1924) de Hans Theyer. La
plus célèbre reste
The Mummy
(1932), un classique signé Karl Freund, où, lors d’une séquence en flash-back,
le prêtre Imhotep (Boris Karloff) brise la loi sacrée en lisant à haute voix le rouleau de Thot pour ressusciter
la princesse Ank-es-en-Amon qu’il adore ... et qu’il croira retrouver en plein XX 
e
siècle. Le film de Freund
suscitera une descendance impressionnante de cauchemardesques créatures en bandelettes, dotées d’une force
surhumaine et trucideuses d’égyptologues en série. Ces incursions sporadiques de l’Egypte ancienne dans notre
époque, réservées surtout au cinéma d’épouvante, ont été sciemment exclues du présent chapitre malgré leurs
brèves scènes de reconstitution.
En fait, l’authentique Egypte pharaonique n’intéresse les caméras que sporadiquement : trop d’inconnues
(psychologie, motivations, secrets architecturaux), des souverains aux profils lacunaires, des événements peu
parlants et encore moins édifiants. On se contente d’illustrer de vagues querelles dynastiques entre Haute et
Basse-Egypte tout en mobilisant le décorum à travers ce qu’il offre de plus monumental et d’angoissant, propre
à nourrir un sentiment de claustration chez le spectateur : les tombeaux de pierre qui se referment parfois sur
des vivants, comme dans
Das Weib des Pharao (La femme du pharaon)
d’Ernst Lubitsch en 1921 ou dans
Land
of the Pharaohs (La terre des pharaons)
de Howard Hawks en 1955. On ne sait pratiquement rien de la belle
Néfertiti (sinon qu’elle fut une des épouses favorites d’Akhénaton), mais sa beauté révélée par le buste conservé
à Berlin fait rêver et elle sera incarnée entre autres par Jeanne Crain en 1961 et Michela Rocco Di Torrepadula
en 1995 dans des bandes hautement fantaisistes. Comme pour tous les autres chapitres de l’Antiquité, Hol-
lywood ne visualise d’abord l’Egypte qu’à travers l’image peu flatteuse qu’en donne la Bible, seule référence
« historique » de la majorité des spectateurs : Joseph, persécuté par ses frères, s’y réfugie, et Moïse s’en échappe
avec son peuple élu, réduit en esclavage dans la vallée du Nil (
The Ten Commandments
en 1923 et 1956). Or,
comme nous l’avons signalé dans le chapitre consacré aux Hébreux, on sait depuis Champollion que l’esclavage
n’existait pas en Egypte, et que les plus anciennes théories relatives à la construction des pyramides ont été
formulées par des Grecs (Hérodote, Diodore) pour lesquels l’utilisation d’esclaves allait de soi. Par la volonté
de Cecil B. DeMille, Ramsès II est l’unique pharaon connu dans le Middle West, le réalisateur ayant décrété
arbitrairement que le souverain demeuré sans nom dans les textes de « L’Exode » et l’illustre pharaon guerrier
de la XIX
e
dynastie seraient la même personne (ce qui rend la victoire de Moïse d’autant plus prestigieuse). Par
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