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– rome : de romulus à césar 
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grandiose, mais dépourvu de héros et aux comparses sans
âme, vu l’absence de relief des acteurs.
Cabiria
s’inscrit
dans la quête nationale d’un passé glorieux et édifiant,
beaucoup d’Italiens se sentant frustrés par le retard pris
par leur pays dans les conquêtes coloniales. L’idée du film
n’est pas sans rapport avec l’enthousiasme général qu’a sus-
cité l’occupation de Tripoli. D’Annunzio qui, précisément,
anime la droite nationaliste, a poussé le gouvernement de
Giolitti à reprendre l’expansion coloniale en Libye, pre-
mier pas vers la transformation de la Méditerranée en un
nouveau Mare Nostrum. A la suite de la guerre italo-tur-
que de 1911-1912, les Ottomans ont cédé aux Italiens les
régions côtières de Libye, la Cyrénaïque et la Tripolitaine.
En 1912, les Italiens se sont installés dans le Dodécanèse,
archipel grec de la mer Egée au large de la Turquie. Si le
général Scipion, champion de Rome et vainqueur d’Han-
nibal, n’est qu’un personnage secondaire dans
Cabiria
(sa
victoire définitive à Zama n’est même pas illustrée), les
Carthaginois et leur religion ont un rôle clairement néga-
tif : leurs chefs sont fourbes, sanguinaires, manipulateurs
et bellicistes ; les hommes sont coiffés de burnous, les fem-
mes voilées : les fidèles du culte de Moloch sont apparentés
aux musulmans (le Vatican a présenté l’expédition de Li-
bye comme « une croisade »). Seul Hannibal échappe à la
caricature raciste : étant un soldat de génie (et non pas un
politicien), il ne peut que susciter l’admiration de la droite
militariste ! Curieusement, alors que les intertitres de D’An-
nunzio glorifient la latinité et la suprématie romaine, la
cité de Rome elle-même n’apparaît jamais à l’image, et la
valeur du Romain Fulvio Axilla est constamment éclipsée
par les prouesses de son esclave basané Maciste. Mi-Hercule,
geoise avec orchestre et chœurs (Teatro Lirico de Milan,
Costanzi de Rome), distribution aux spectateurs d’opuscu-
les où ils peuvent lire les intertitres (tels des livrets d’opéra),
augmentation du prix du billet, etc. On trouve dans
Ca-
biria
de magnifiques passages visuels, comme le sacrifice
des enfants à Moloch, jetés dans la fournaise (une prati-
que aujourd’hui contestée par les historiens) ou l’éruption
de l’Etna que Pastrone, son chef-opérateur de Chomon et
Bava senior entourent de timides mouvements de caméra
et d’effets d’éclairage, de clairs-obscurs frappants, de jeux
d’ombres, de virages rougeâtres, etc. Le cinéaste se sert des
nouvelles lampes électriques à arc, utilisant les faisceaux
lumineux de manière créative pour moduler l’espace. L’in-
trigue a été imaginée par Pastrone (en partant du roman
Cartagine in fiamme
d’Emilio Salgari, écrit à Turin en
1906 et filmé en 1959), mais les interminables intertitres,
effroyablement ampoulés, sont de la plume du célèbre poète
Gabriele D’Annunzio, l’idole littéraire de Mussolini et un
argument de promotion décisif. (En Allemagne, ils seront
traduits par le poète Karl Gustav Vollmoeller.) La musique
pour la
Symphonie du Feu
(11 min.) est écrite par une
autre sommité du monde artistique italien de l’époque, le
compositeur Ildebrando Pizzetti. Ainsi, peinture, architec-
ture, musique et théâtre fusionnent pour la première fois à
l’écran en une sorte d’œuvre d’art totale, ce «Gesamtkunst-
werk » rêvé par tant d’artistes du XIX 
e
siècle.
Mais ces apports prestigieux ne masquent pas la faiblesse
majeure du film, un scénario qui ne parvient jamais à inté-
grer dramaturgiquement le récit central autour de Cabiria
aux grands bouleversements historiques qui l’accompagnent
(l’action s’étire sur une dizaine d’années). Un feuilleton
L’imposant temple de Baal, un des premiers sommets du décor au cinéma, dans
Cabiria
de Giovanni Pastrone (1914)
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